La Région Sud en ordre de bataille pour éviter la guerre de l’eau
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La Région Sud en ordre de bataille pour éviter la guerre de l’eau

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L’été 2022 s’est inscrit dans les annales comme l’été révélateur de la crise de l’eau. Il a aussi révélé une vaste prise de conscience et incité tous les acteurs concernés - gouvernement, collectivités, entreprises, concessionnaires -, à se mettre en ordre de bataille pour sauvegarder la ressource en eau et garantir une eau de qualité et en quantité suffisante pour tous les usages.

Le Barrage de Bimont, au cœur de l’aménagement hydraulique du canal de Provence, permet l’alimentation en eau de plusieurs communes de la région aixoise et l’irrigation de 8 000 hectares — Photo : Société du Canal de Provence

Avant même la sortie de l’hiver 2023, les départements des Bouches-du-Rhône et du Var étaient placés, dans leur totalité, en vigilance sécheresse, celui des Alpes-Maritimes ainsi que quatre bassins du Vaucluse étaient placés en alerte. Ce niveau d’intensité de la sécheresse est en avance de trois mois par rapport à 2022, avec pour conséquences une interdiction ou une limitation des usages quant à l’arrosage des espaces verts, le lavage des voitures ou l’encadrement des prélèvements sur les ressources locales pour les activités industrielles, commerciales et artisanales.

Un plan pour préserver l’eau

Pour préserver cette ressource en eau, menacée par le dérèglement climatique et la croissance démographique, Emmanuel Macron a présenté son plan Eau visant à réduire les prélèvements de 10 % d’ici 2030 dans de nombreux secteurs (l’énergie, l’industrie, le tourisme, les loisirs). L’un des moyens privilégiés est le recyclage et la réutilisation des eaux usées avec l’objectif de passer de 1 % à 10 % d’eaux usées recyclées en 2030. Au mois de juin, la Région Sud lui a emboîté le pas avec son plan "Or Bleu", un plan à 3,5 milliards d’euros, qui repose sur la sobriété, la lutte contre les fuites, la récupération de l’eau douce de Saint-Chamas, la production d’eau potable et la réutilisation des eaux usées. L’objectif pour le président de la collectivité, Renaud Muselier : "Nous adapter pour assurer notre avenir" et éviter ainsi "la guerre de l’eau."

Renaud Muselier a réuni des États régionaux de l’eau le 7 juin 2023 — Photo : Yann Bouvier

L’heure est donc à la mobilisation générale après un été 2022 marqué par une sécheresse historique. "Cours d’eau à sec, rupture d’alimentation en eau potable dans plus de 350 communes de nos bassins, et pour 140 d’entre elles, recours à des camions-citernes pour approvisionner les habitants", détaille l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse. Le GREC Sud (groupe d’experts sur le climat) confirme : "La ressource en eau est le plus gros défi auquel est confrontée la région, car quel que soit le scénario climatique, un assèchement général est attendu, particulièrement critique en été."

Alors, pour tous, la prise de conscience est salutaire. Elle est même "majeure" pour Loïc Fauchon, président du Conseil mondial de l’eau, qui veut rester optimiste : "Si nous utilisons toutes les facettes du progrès technologique, si nous adoptons un comportement plus responsable, nous passerons largement les échéances à venir."

Traquer les fuites

Il s’agit d’abord de promouvoir la sobriété pour tous les usages de l’eau, consommée à près de 60 % pour alimenter les barrages hydroélectriques. Le reste étant utilisé pour l’agriculture (27 %), l’alimentation en eau potable (9 %) et l’industrie (4 %).

Cela passe notamment par une vaste campagne de sensibilisation à destination des 5 millions d’habitants et 30 millions de touristes annuels. Mais cette sobriété se conjugue essentiellement avec une meilleure efficacité, notamment des réseaux. En France, le rendement moyen des réseaux de distribution d’eau potable est évalué à près de 80 %, en Paca, il est de 75 %. Selon une étude de l’observatoire national des services de l’eau publiée en juillet 2022, le gouvernement a identifié les communes où plus de la moitié de l’eau est perdue dans les fuites et la région Paca fait partie des trois régions les plus touchées avec les Vosges et les Hautes-Pyrénées avec quinze communes concernées. Au total, 180 millions de mètres cubes d’eau seraient perdus chaque année en région, soit l’équivalent de la consommation annuelle cumulée du Var et des deux départements alpins. "Là où les pertes atteignent 70 %, il faut une prise de conscience des opérateurs pour réaliser des investissements qui ne se voient pas forcément", a rappelé Renaud Muselier lors des États régionaux de l’eau organisés le 7 juin dernier.

Sur ce terrain-là, la Société du Canal de Provence (560 collaborateurs, CA 2021 : 114 M€), concessionnaire de travaux et d’exploitation de l’ouvrage Canal de Provence jusqu’en 2038, permet d’avoir une ressource en eau de 6 milliards de m3 et fait figure d’exemple à suivre avec un rendement de 93 %. "Nous injectons chaque année 30 % de notre chiffre d’affaires en travaux de rénovation, soit environ 30 millions d’euros et nous réalisons plus de 50 millions d’euros de travaux neufs", confie Jean-Marc Philip, directeur commercial et innovation à la SCP, une société qui prélève 4 % de la ressource en eau pour couvrir 40 % des besoins de la région. Par ailleurs, une enveloppe de 620 millions d’euros sera investie avec la collectivité régionale jusqu’en 2038.

L’opérateur Suez rappelle de son côté avoir déployé 4 500 capteurs acoustiques pour détecter et prédire les fuites, permettant d’économiser 2,4 millions de mètres cubes d’eau depuis 2019, soit l’équivalent de la consommation annuelle d’une ville comme Istres (45 000 habitants).

Le robot d’Acwa Robotics primé au CES de Las Vegas, parcourt les canalisations pour les cartographier et vérifier leur état, afin de prévoir des interventions — Photo : Acwa

Autre initiative : la start-up Acwa Robotics (14 personnes) propose de cartographier et inspecter les canalisations d’eau potable en fonctionnement grâce à un robot explorateur, capable d’indiquer avec précision où et quand renouveler les tronçons les plus à risque. "Le renouvellement des réseaux coûte très cher, le prix moyen étant d’environ 250 000 euros par kilomètre. La France, c’est plus d’un million de kilomètres de réseau d’eau", confie le cofondateur Jean-François Guiderdoni. L’entreprise présente à Aix-en-Provence et Bastia, primée au dernier CES de Las Vegas, existe depuis 2018 et est toute proche de lancer la commercialisation de son robot. "Nous faisons les premiers tests avec la SCP en ce mois de juillet, nous planifions les premiers pilotes pour la fin d’année et nous avons déjà énormément de demandes émanant de gros acteurs français du domaine de l’eau", ajoute le dirigeant, qui espère lever 4 millions d’euros d’ici septembre 2023.

Réutiliser 10 % des eaux usées

Parce que la sobriété ne suffit plus, la Région a annoncé le lancement de la plus grande expérimentation en France de réutilisation des eaux usées traitées (REUT) pour passer à 10 % de réutilisation, soit 50 millions de mètres cubes (plus de 20 000 piscines olympiques). Cette expérimentation sera menée avec l’Université Aix-Marseille, la Société du Canal de Provence, Suez et Veolia. Sur ce terrain, la marge de progression est immense, sachant que moins de 1 % de l’eau est réutilisée en France et les sources d’inspiration ne manquent pas.

La réutilisation est pratiquée à plus ou moins grande échelle dans plus de 60 pays, notamment en Israël, "devenu le pays leader mondial de l’eau", pour la collectivité régionale, qui y a organisé un voyage officiel au mois de mai dernier. Un partenariat a d’ailleurs été signé entre la Société du Canal de Provence détenue à 80 % par les collectivités régionales et Mekorot, la compagnie nationale des eaux d’Israël, qui retraite plus de 80 % de ses eaux usées. Bien plus proche de nous, sur l’Île de Porquerolles, dans le Var, la SCP mène depuis 40 ans l’un des premiers projets de REUT française. Là-bas, 17 hectares de vergers de figuiers et d’oliviers appartenant au Conservatoire national botanique méditerranéen, ainsi qu’une zone de maraîchage, sont irrigués par les eaux retraitées de la station d’épuration locale. Très récemment, l’agglomération de Cannes Lérins a fait figure de pionnière en ayant obtenu fin mai 2023 l’autorisation pour réutiliser ses 15 millions de mètres cubes d’eaux traitées pour nettoyer ses rues et irriguer ses espaces verts. "Une première en France", se félicite l’édile David Lisnard. "Nous envoyons un message fort : le défi environnemental sera relevé par l’innovation, la recherche, la sensibilisation et beaucoup d’investissements." Le département des Alpes-Maritimes a de son côté voté un appel à projets pour la réutilisation des eaux usées traitées, doté de 5 millions d’euros, pour aider les collectivités à investir dans ce procédé.

L’eau recyclée des industriels

La réutilisation n’est pas l’apanage des collectivités. Des industriels ont aussi franchi le pas, souvent dans le cadre d’une démarche globale de prise en compte des enjeux environnementaux. Ainsi, l’exploitant de carrières Audemard (500 collaborateurs, CA : 200 M€), basé à Carros, a investi depuis plusieurs années maintenant dans une station de lavage de sable sur son site du Cannet-des-Maures, dans le Var. "Le sable lavé est utilisé en construction, explique Denis Luneau, directeur régional du groupe. 95 % de l’eau utilisée est recyclée. Nous enlevons les particules fines qui sont traitées et les argiles obtenues sont revalorisées pour le réaménagement de la carrière."

Jean-Marc Philip, directeur commercial et innovation de la Société du Canal de Provence — Photo : François Moura / SCP

Recycler au maximum, c’est aussi le credo du groupe Pizzorno Environnement (2 504 collaborateurs, CA 2022 : 226,90 M€), implanté à Draguignan. Le groupe, qui se présente comme un acteur de l’économie circulaire grâce à son expertise de l’ensemble des métiers du déchet. Son directeur général, Frédéric Devalle, a fait de "la lutte contre le changement climatique un enjeu prioritaire." Sur toutes ses installations de stockage, l’entreprise traite par osmose inverse ou par évapo-concentration les lixiviats, eaux qui percolent à travers les déchets pour obtenir une eau épurée à plus de 98 %. Sur l’Ecopole Azur Valorisation à Pierrefeu-du-Var, ces eaux ont permis la création d’un bassin de 3 500 m3, qui sert notamment au nettoiement des véhicules, à l’arrosage des plantations ou des sites pour limiter leur empoussièrement. Face aux enjeux liés à l’eau, "nous avons ainsi recyclé l’équivalent de 36 % de notre consommation d’eau en 2022, soit 56 285 m3", soit un peu plus de 22 piscines olympiques.

Autre activité gourmande en eau, l’agroalimentaire, et en particulier la fabrication de bières. La brasserie Heineken de La Valentine, à Marseille, qui a achevé fin 2021 un cycle de 36 millions d’euros d’investissement, ne cesse de réduire sa consommation d’eau depuis 10 ans, à l’image de l’ensemble des sites de production de la marque. "Les investissements réalisés sur nos sites ont permis de réduire notre consommation d’eau de 21 % par rapport à 2008 (3,7 litres d’eau pour produire 1 litre de bière). D’ici 2030, nous souhaitons renforcer encore davantage cet engagement, en réduisant le ratio à 2,9 litres d’eau consommée pour 1 litre de bière", détaille Heineken. "Les industriels ont beaucoup développé le recyclage et ont ainsi vu leur consommation baisser de 10 % en 15 ans", conclut Jean-Marc Philip de la Société du Canal de Provence, qui fournit de l’eau industrielle à 1 700 entreprises.

Une agriculture moderne plus sobre

L’autre secteur d’activité qui a besoin d’eau pour s’épanouir, l’agriculture, serait "à l’origine des deux tiers des économies d’eau réalisées ces dernières années", selon André Bernard, le président de la chambre d’agriculture régionale. Et d’ajouter : "Nous avons la responsabilité de moderniser les canaux et d’expérimenter toutes les technologies pour gagner en sobriété." D’ailleurs, la Société du Canal de Provence, dont l’eau d’irrigation couvre 80 000 des 160 000 hectares de surface agricole de la région, est aux avant-postes pour accompagner les agriculteurs vers plus de sobriété. "L’agriculture s’est transformée au cours des 10 à 15 dernières années, passant de l’aspersion au goutte-à-goutte et nous menons de nombreux projets de R & D. Nous avons notamment pu démontrer qu’en baissant de 30 % le volume d’eau consommée dans les vignes, on pouvait avoir le même rendement et une meilleure qualité de raisin", précise Jean-Marc Philip.

Justine Lipuma, cofondatrice et présidente de l’agritech Mycophyto — Photo : Mycophyto

Pour amener à chaque parcelle la seule quantité d’eau dont elle a besoin, de nombreuses agritech proposent leurs services. D’autres ont même développé des solutions pour réduire le besoin en eau des végétaux, à l’image de Mycophyto (23 personnes), qui propose une alternative aux engrais, des champignons mycorhiziens microscopiques, capables de constituer des réserves d’eau pour la plante. Les premiers résultats du projet Mycovigne que la start-up mène avec le Centre du rosé et le Château Sainte Roseline dans le Var, ont montré que le déploiement de la solution permettait d’économiser pour le territoire de l’AOP Côte de Provence plus de 2 500 bassins olympiques d’eau d’irrigation. Alors, naturellement, la start-up implantée à Grasse en 2017 par Justine Lipuma, fait face à une explosion de la demande depuis ces six derniers mois. "À la création, on me demandait pourquoi je voulais proposer une alternative aux engrais, alors que leur prix, avant la guerre en Ukraine, n’était pas élevé. Aujourd’hui, beaucoup se sont rendu compte que 2022 ne serait finalement pas une année exceptionnelle et nous poussent à accélérer encore plus vite vers l’industrialisation de notre solution", explique l’entrepreneuse. Elle a bouclé en début d’année une levée de fonds de 4,15 millions d’euros et se prépare à lever 15 millions d’euros d’ici juin 2024 pour recruter, multiplier par quatre sa surface de production et développer un réseau de sous-traitants.

Parce que les espaces verts ont eux aussi besoin d’arrosage, des communes, notamment celles de Beaulieu-sur-Mer ou Cagnes-sur-Mer dans les Alpes-Maritimes ont fait appel à l’entreprise azuréenne, spécialiste des espaces verts, Botanica (380 collaborateurs, CA : 35 M€). Cette dernière les a équipé de systèmes d’arrosage à distance permettant de maîtriser et d’optimiser la consommation dès le début des années 2000. "Et, depuis cette année, nous assistons à une vraie prise de conscience et nous nous attendons à de fortes progressions de la demande pour notre pôle dédié à la maîtrise de l’eau, qui représente, à ce jour, 15 % du chiffre d’affaires", confie Jean-Daniel Hernandez, président du groupe Botanica.

Produire de l’eau

Il reste une piste, peu mise en avant par les institutionnels, pour produire de l’eau, le dessalement. Si cette technique a été multipliée par cinq en 20 ans, "elle présente des inconvénients. La plus répandue, l’osmose inverse, consomme beaucoup d’énergie et rejette 1,5 m² de saumure néfaste pour l’environnement par litre d’eau produite", explique Hubert Montcoudiol, le cofondateur de Seawards (ex Seanergy).

Hervé de Lanversin et Hubert Montcoudiol, les fondateurs de Seawards — Photo : Seawards

Cette start-up marseillaise, fondée en 2021, utilise la cryo-séparation, une technologie brevetée de séparation de l’eau pure au cours d’un cycle de refroidissement. "Les différentes étapes consomment jusqu’à 50 % d’énergie en moins que l’osmose inverse et 90 % de l’eau de mer est rejetée, évitant ainsi une surcharge en sel qui serait polluante." Seawards (5 ingénieurs) a déjà levé 800 000 euros pour valider la technologie par la mise en exploitation de son démonstrateur installé au sein de Team Henri-Fabre, le techno centre industriel basé à Marignane. Elle vise une nouvelle levée de fonds de plusieurs millions d’euros d’ici à 2024, pour financer sa stratégie de déploiement mondial. "La France est touchée par le stress hydrique, mais la solution du dessalement n’est pas la priorité. Pour nous, le bassin méditerranéen est notre premier marché cible et nous avons aussi entamé des discussions en Californie." Dans le même registre, l’entreprise varoise Marine Tech, avait fait le buzz lors de son passage dans l’émission Qui veut être mon associé sur M6, avec Helio Water… Mais là encore, son dirigeant, Thierry Carlin, cible prioritairement des marchés à l’international, là, ou l’eau devient rare.

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