Ces jeunes qui reprennent l’entreprise familiale
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Ces jeunes qui reprennent l’entreprise familiale

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En Maine-et-Loire a été lancé récemment un premier groupe du Cedef, le cercle des enfants dirigeants d’entreprises familiales. Il a pour objectif de donner des clés aux jeunes qui reprennent ou vont reprendre l’entreprise familiale. Pas toujours simple pour ces jeunes d’entrer dans les pas de leurs parents et de se faire une place à leur tour à la tête de l’entreprise.

Audrey, Émilie et Jean-François Roullier ont succédé à leur père Jean-Yves à la tête de l’entreprise de négoce alimentaire Sepal en janvier 2022 — Photo : Rémi Hagel

Olivier Demaegdt, l’animateur du Cedef en Maine-et-Loire, le cercle des enfants dirigeants d’entreprise familiale, lancé depuis quelques semaines, pose ainsi le postulat : "Un des enjeux de l’enfant dirigeant d’entreprise familiale, c’est de faire perdurer l’aventure." Quand l’entreprise a été créée par les parents ou aïeuls, qu’elle existe depuis une, deux, voire plus encore de générations, que faire, si l’on reprend le flambeau, pour mettre tous les atouts de son côté pour la faire encore évoluer ? Et qu’un jour peut-être, à son tour, on la transmette…

À cette question a voulu répondre Philbert Corbrejaud, en initiant le Cedef en Vendée en 2019, qui a essaimé en Charente-Maritime, en Sarthe, dans le Morbihan et en Maine-et-Loire. Le Vendéen, ancien dirigeant qui a accompagné pas mal de transmissions familiales, voyait "un trou dans la raquette". Répondant aussi aux sollicitations de jeunes repreneurs, il a créé le Cedef, " pour contribuer à renforcer et sécuriser la transmission de ces entreprises familiales, raconte-t-il. Les jeunes cherchaient un lieu pour parler en toute confidentialité de leurs problématiques spécifiques. "Celles-ci sont en effet difficiles à aborder avec d’autres dirigeants repreneurs, compliquées aussi à évoquer dans la sphère privée ou dans son cercle d’amis. Ce qu’Olivier Demaegdt détaille avec humour : " Partager le barbecue du dimanche avec son directeur de production, cela n’arrive pas dans toutes les entreprises. Parler dans la même minute du cadeau pour sa mère et du projet stratégique 2025, ça n’arrive pas dans toutes les entreprises, ni dans toutes les familles…"

Mêmes questionnements

Les jeunes reprenant le flambeau de l’entreprise familiale sont confrontés, quels que soient la taille de la structure et son secteur d’activité, à ce type de problématiques, qui varient selon que la reprise s’effectue seul(e) ou à plusieurs, la place que laisse au jeune le dirigeant déjà en poste, l’entourage familial… S’ajoute aussi le poids de l’héritage familial, d’une entreprise qu’il faut continuer de faire évoluer, la potentielle crainte d’un échec…

Andréa Tremblaye, responsable Opérationnel du pôle route du groupe sarthois Tremblaye — Photo : Andréa Tremblaye

Une situation identique pour tous, une reprise différente pour chacun. "Mais on se pose les mêmes questions", assure Andréa Tremblaye, qui a intégré au Mans le groupe de transport et logistique du même nom (55 M€ de CA, 430 personnes). À 26 ans aujourd’hui, elle a rejoint son père Hervé dans l’entreprise à l’automne 2022 comme responsable opérationnelle, après y être entrée en alternance à partir de 2019 pour sa formation en école de commerce. Membre du Cedef Sarthe, elle y partage ses questionnements avec d’autres jeunes "de manière libre, sans jugement. On s’interroge sur la position que l’on doit adopter dans l’entreprise, sur la question de la légitimité. Ma place n’était pas gardée au chaud et mon père nous a toujours dit, à ma sœur et à moi, que nous ferions le métier que l’on souhaiterait. Les choses se sont dessinées au fur et à mesure. Je ne me suis jamais sentie obligée de lui succéder mais c’est aussi une opportunité que peu de gens ont et ce serait bête de la laisser passer." Sa sœur Alexane, étudiante en droit, pourrait la rejoindre dans quelques années, pour que les deux jeunes femmes succèdent un jour à leur père. Il a lui-même repris en 1996 l’entreprise créée par son propre père en 1960. "Aucune échéance n’est fixée et il me reste beaucoup de choses à faire et à apprendre avant, mais on me laisse déjà des responsabilités", ajoute Andréa Tremblaye, qui pense peut-être renforcer son expérience en passant quelque temps dans une autre entreprise.

Une reprise non envisagée

À l’image d’Andréa Tremblaye, les choses n’étaient pas écrites pour Aurore Dumant-Giteau. Elle avait même toujours répondu non aux sollicitations de son père Jacky pour reprendre la PME familiale Giteau (4,45 M€ de CA 2021, 40 salariés), qui fabrique et installe des menuiseries PVC et aluminium depuis 1985 à Meslay-du-Maine (Mayenne) : "Je ne voulais pas vivre à ce rythme-là, ayant connu mes parents souvent absents."

À Meslay-du-Maine (Mayenne), Aurore-Dumant Giteau a repris l’entreprise familiale avec son mari — Photo : Rémi Hagel

Elle a suivi un Bac Pro Artisanat et métiers d’art, a travaillé dans la restauration et la vente de prêt-à-porter et repris un master de management en alternance. "Je venais de signer pour les deux années de formation. En septembre 2016, notre père nous a réunis avec mes frères et sœurs pour nous proposer de reprendre l’entreprise. Après quinze jours de réflexion avec mon mari Florent, j’ai rappelé mon père, nous étions les seuls intéressés." Le couple a repris l’entreprise le 1er octobre 2018, après une année où il en a peu à peu saisi les rênes : "Je ne l’aurais pas fait seule, confie la jeune femme. Avec mon mari, nous sommes très complémentaires : lui, habitué au travail de bureau avec une tête bien faite et moi plus à l’aise sur le terrain."

Légitimité

"Au fond de moi, je savais depuis le début que j’allais reprendre !" Quant à lui, Pierre-Henri Frémont, à Sablé-sur-Sarthe, à la tête désormais de Frémont Affûtage (2,2 M€ de CA, 15 personnes), qui fabrique des lames et des outils de coupe pour l’industrie agroalimentaire, voulait intégrer l’entreprise familiale. "J’ai baigné dedans ! Bien sûr, il y a toujours quelques hésitations, c’est humain." Entré à 19 ans comme affûteur dans l’entreprise créée par ses parents en 1990, il a ensuite assuré la partie commerciale, puis la responsabilité de la production, et en a pris les rênes à 37 ans en avril 2022, au départ en retraite de son père Didier, avant celui de sa mère Marie-Paule le 31 décembre 2022. " La transmission avait été actée à l’oral par mes parents il y a quatre ou cinq ans, raconte-t-il. Nous avons pris le temps de l’organiser pour transférer progressivement les responsabilités de mon père, la gestion commerciale et de l’atelier, et de ma mère, l’administration et les finances. " Pierre-Henri Frémont est maintenant seul à la direction de l’entreprise. "L’acceptation de l’autorité par les salariés est venue naturellement, puisque je suis là depuis longtemps." Quel que soit l’âge auquel s’effectue la transmission familiale, reste en effet une constante pour chacun des jeunes dirigeants : la légitimité.

Philbert Corbrejaud, fondateur du Cedef — Photo : Philbert Corbrejaud

"C’est la question essentielle !, affirme Philbert Corbrejaud. La plupart des jeunes amenés à reprendre ne sont pas encore dirigeants et ils doivent s’affirmer, créer une nouvelle dynamique ou poursuivre la dynamique déjà insufflée avec leur propre personnalité. Ce qui peut permettre de réussir, c’est que les parents le comprennent et qu’ils laissent peu à peu les choses s’instaurer." "Il importe aux jeunes de gagner la confiance des équipes, ajoute Bruno Lucas, président du Medef Mayenne, département où 25 à 30 % des PME et ETI sont transmises en famille contre 12 % en France, et où environ 200 entreprises de plus de 10 salariés seront à reprendre dans les deux à trois ans à venir." Le Medef local a lancé en 2022 la chaire Family Success, pour les jeunes engagés dans la reprise de l’entreprise familiale. "Nous l’avons créé pour qu’ils puissent échanger sur leurs questionnements, partager leurs expériences et surtout se former, poursuit Bruno Lucas. À mon époque, l’excellence technique était primordiale. Aujourd’hui, la stratégie et le management sont de plus en plus importants et la priorité est de mobiliser les équipes."

"Comme dans un vieux couple"

En 2018, une étude du groupe BPCE montrait que 75 000 entreprises étaient cédées en France chaque année, et seulement 17 % dans le cercle familial. Avec un taux de pérennité à trois ans de 93 %, contre 77 % pour les entreprises cédées. Pour Philbert Corbrejaud, la question du management est l’une des clés de la réussite de la transmission. "Le nouveau dirigeant doit fixer un nouveau cap et avoir pour cela avec lui le bon équipage. Il devra peut-être s’entourer de nouvelles personnes et redéfinir sa garde rapprochée, car celle-ci a été définie avant lui par le père ou la mère. Si elle reste en place, cela peut bien se passer ou pas. Néanmoins, il faudra obligatoirement conserver ceux qui sont les garants de la culture et de l’histoire de l’entreprise, mais peut-être pas à la même place." Alexis Péan, 32 ans, reprendra en fin d’année l’Atelier Saint-Victor (700 000 € de CA, 7 personnes), créé par son père Jean-Yves en 1998 à Mayenne, qui conçoit des aménagements intérieurs. Il l’a intégré il y a neuf ans et en a pris peu à peu la tête aux côtés de son père. "Les relations sont comme celles d’un vieux couple : On fait moins de ronds de jambe pour se dire les choses. Si nous ne sommes pas d’accord, on le dit. Ce n’est pas toujours délicat, mais c’est dit, et c’est pour le bien de l’entreprise. Comme dans un couple, si l’un des deux croit avoir 100 % raison, cela ne marchera jamais, la réponse se trouve souvent entre les deux avis."

À 30 ans, Pierre-Elie Gérard est devenu quant à lui P.-D.G. du distributeur lavallois Gémy Automobiles (760 M€ de CA 2021, 1 800 personnes) en janvier 2023, succédant à son père Pascal, qui a créé le groupe en 1988. Sa mère, France, cofondatrice du groupe, reste directrice générale déléguée à l’immobilier, la communication et la qualité/RSE.

Pierre-Elie Gérard, P.-D.G. de Gemy Automobiles — Photo : © Cyril Bruneau - Cyril Bruneau

Lui a mûrement réfléchi avant d’entrer dans l’entreprise où il a trouvé peu à peu ses marques. Entré en 2016 dans le groupe après avoir travaillé un an dans la finance, il en est devenu directeur général en 2020. "Le choix n’est pas évident à 23 ans, de se projeter dans la reprise de l’entreprise familiale, qui employait à l’époque 850 personnes. L’enjeu est d’avoir envie, de se sentir capable, d’installer une légitimité interne et externe. Il fallait aussi que mon père baisse en responsabilités au fur et à mesure que les miennes augmentaient pour ne pas générer de conflit. Heureusement, chacun a fait en sorte que cela se passe bien entre nous deux. Mon père a diminué ses responsabilités pour s’orienter vers une retraite très active." Ce qui a permis au jeune dirigeant, qui dit se projeter pour développer l’entreprise, la pérenniser et la rendre compétitive sur un marché de l’automobile en pleine mutation, d’asseoir sa légitimité. "Oui, il y a des cadres de l’entreprise qui avaient deux fois mon âge à l’époque. La légitimité et l’autorité se sont affirmées au gré des projets, en prenant des risques mesurés. J’ai mené correctement ces projets en montrant des principes de décision et d’action qui provoquent la crédibilité et la confiance des collaborateurs. En consultant quand il faut consulter, en décidant quand il faut décider."

"Eric et David", "Papa et Fiston"

C’est officiel : depuis le 1er avril, David Jemin a succédé à son père Eric à la tête de DAO (7 M€ de CA, 100 personnes), à Avrillé, société de prestation pour les bureaux d’études dans l’industrie et le bâtiment. Avec un bagage d’école de commerce, le jeune homme de 32 ans a rejoint l’entreprise en 2019. Un choix familial avec son épouse et la volonté de quitter Paris où il a travaillé dans de grands groupes. J’avais décliné plusieurs fois les sollicitations de mon père mais sans fermer la porte. Au début, j’ai découvert le fonctionnement et les rouages de l’entreprise et pris des responsabilités en montant en compétences. Pendant la crise du Covid, le chiffre d’affaires a baissé de 70 %, nous sommes passés de 130 à 80 personnes, sans licenciement économique, et j’ai fait mes armes à ce moment-là. Mais heureusement que je n’ai pas affronté cette période tout seul car je me suis beaucoup interrogé."

David Jemin est depuis le 1er avril 2023 seul à la barre de l’entreprise DAO — Photo : DAO

Son père a quitté l’entreprise le 31 janvier dernier : il m’a laissé beaucoup de place puis a su s’effacer, ajoute David Jemin. Le costume est endossé et le changement est opéré, mais je n’oublie pas l’héritage et il ne le faut surtout pas !" Depuis son entrée dans l’entreprise, père et fils ont su séparer travail et famille : "De 8 heures à 19 heures, c’était " Eric et David ", et à l’extérieur "Papa et Fiston", témoigne le jeune homme, et on ne parle jamais travail en dehors comme dans le bureau nous n’avons jamais parlé famille. Aujourd’hui, mon père a fait une croix sur l’entreprise mais il demande des nouvelles pour savoir comment je le vis. De mon côté, j’ai envie de faire mes choix, de me planter éventuellement, mais je sais qu’il est là si je suis confronté à un coup dur. On n’a pas les mêmes personnalités mais les mêmes valeurs." Désormais, l’entreprise a redressé la barre, compte aujourd’hui 100 personnes et reprend sa croissance, avec 5 autres entités en France et 2 au Canada. Membre du CJD comme l’était son père, David Jemin envisage l’ouverture prochaine d’un bureau à Vannes dans le Morbihan.

Quand la fratrie reprend

Parfois, la reprise de l’entreprise familiale s’effectue à plusieurs. À chacun alors, selon ses compétences et son bagage, de déterminer sa place et de prendre position. À Bonchamp-lès-Laval, en Mayenne, ils sont trois, Audrey, Émilie et Jean-François Roullier, à s’être vu confier le 1er janvier 2023 les clés de la société de négoce agroalimentaire Sepal (70 M€ de CA, 35 personnes), créée par leur père Jean-Yves et dont ils ont ensemble la majorité des parts. Audrey assure la direction du commerce, Émilie celle de la logistique et des approvisionnements et Jean-François dirige les services informatiques. "Nous sommes complémentaires, confie ce dernier, on se fait confiance puisque nous avons chacun notre domaine d’expertise. Et s’il faut voter, le nombre impair facilite l’opération." Leur père s’est effacé des affaires, dit " finir par se désintéresser". Il reste néanmoins proche, car dans toutes les transmissions, les liens familiaux renforcent évidemment la possibilité d’un appui en cas de besoin. "Après la transmission, explique Philbert Corbrejaud, les enfants peuvent aussi continuer d’impliquer leurs parents dans la vie de l’entreprise comme des mentors, qui sauront les conseiller le cas échéant."

"Il s’agit de pérenniser la boîte", résume Jean-François Roullier. Ce qu’anticipe aussi déjà Andréa Tremblaye, au Mans. " C’est un poids supplémentaire et on va compter sur moi : les salariés, mon père, mes grands-parents… Cela donne envie de bien faire."

Dans une région où la proportion de PME ou ETI familiales est importante, nombre de dirigeants sont actuellement concernés par la suite de l’aventure. S’ils envisagent ou ont déjà entamé la transmission, ils sont confrontés, directement ou implicitement, aux interrogations de leurs enfants. Comme beaucoup, le président du Medef mayennais est lui aussi de ceux-là, qui a repris l’entreprise il y a trente ans alors qu’il en était cadre et qui songe aujourd’hui à la transmettre. "J’ai réuni mes enfants il y a trois ans pour leur proposer, précise-t-il. Trois sur quatre ont intégré le groupe depuis plus d’un an. Je fais un plan pour qu’ils montent en puissance et puissent se former en interne comme en externe. De mon côté, il ne faudra pas que je joue au vieux c.., ne pas m’accrocher en disant : "J’ai toujours fait comme ça." !

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