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Le transport maritime à la voile, un coup à jouer pour l'industrie en Loire-Atlantique
Enquête Loire-Atlantique # Industrie # International

Le transport maritime à la voile, un coup à jouer pour l'industrie en Loire-Atlantique

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Le retour à l'utilisation de la voile comme propulsion des navires semble incontournable pour décarboner le milieu du transport maritime. Cette filière émergente voit actuellement de nombreux projets arriver à maturation, spécialement en Loire-Atlantique. Mais les défis restent de taille afin de ne pas louper la marche d’une réindustrialisation rapide et locale.

Airseas a testé son kite sur le navire Ville de Bordeaux en novembre dernier. Il vole alors à 190m au-dessus de l'eau — Photo : Airseas

La voile a le vent en poupe pour décarboner le transport maritime. Ce qui, hier, n’était encore qu’une utopie est devenue il y a peu une filière d’avenir et même, aujourd’hui, un secteur en voie d’industrialisation. Les images de synthèse des navires à propulsion vélique sont petit à petit remplacées par des photos de prototypes. Les essais numériques laissent place aux expérimentations de terrain. Et les chantiers navals commencent à prendre leur place dans ce renouveau.

Car le recours à la voile n’a, à première vue, rien d’une innovation "de rupture", puisqu’elle a été remplacée lors de la révolution industrielle par les moteurs thermiques jugés plus fiables et plus rapides. Mais la réalité énergétique qui découle de l’utilisation du pétrole est passée par là. Depuis, l’Organisation maritime internationale a mis la pression sur les armateurs, avec l’objectif de 40 % de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, puis de 70 % d’ici 2050. "Les voiles constituent la seule technologie opérationnelle aujourd’hui qui décarbone les transports maritimes", analyse Antoine Adam, chargé d’affaires pour Nantes Saint-Nazaire Développement.

Une vague d’innovation

Le simple mot 'voile' résume difficilement la multitude de technologies qui utilise le vent pour tracter un cargo. Elles peuvent être rigides, souples, attachées ou non à un mat, pliables, pivotables… Chacun y va de son innovation. Par exemple, Wisamo, spin-off du groupe Michelin basée à Nantes, élabore une voile gonflable et rétractable. Cette dernière a déjà été testée sur un ferry reliant l’Espagne à l’Angleterre. Des voiles de kits se montent aussi sur les cargos, comme celle d’Airseas (chiffre d'affaires non communiqué, 100 salariés). "Notre voile Seawing agit comme un cerf-volant et monte à 300 mètres d’altitude, où les vents sont plus constants", explique Stéphanie Lesage, secrétaire générale d’Airseas, une spin-off du groupe Airbus créée fin 2016 à Toulouse et désormais installée à Nantes. Les voiles testées actuellement par la start-up possèdent une surface de 250 m², mais les modèles industrialisables monteront à 1 000 m². "La machine de pont, qui permet de plier, déplier et stocker la voile, dispose d’un fût de six mètres de diamètre et pèse 120 tonnes. C’est relativement petit, rapportée à la taille des navires équipés, qui font plus de 400 mètres de long (tankers, vraquiers, porte-conteneurs)", estime Stéphanie Lesage. Fin 2022, Seawing a effectué son premier envol, à l’avant d’un cargo de Louis Dreyfus Armateurs. Ces technologies, qui s’adressent à un marché rapidement industrialisable, visent une réduction des factures de fuel des cargos actuels de 10 à 20 % par bateau.

D’autres sociétés vont plus loin, et s’attaquent à la construction complète de cargos à voile. "Les technologies sont alors plus intégrées, induisant une réduction des gaz à effet de serre plus performante", appuie Antoine Adam. C’est le cas du nantais Neoline (chiffre d'affaires non communiqué, 6 salariés) qui a lancé début 2023 la construction d'un premier cargo à voile, Neoliner, dont l'ambition est la réduction de 80 % de la consommation de fuel. La mise à l’eau est prévue pour mi-2025. Le cargo sera équipé du gréement Solid Sail, des voiles rigides à panneaux composites repliables, développées depuis 2016 au sein des Chantiers de l’Atlantique (2 milliards d'euros de chiffre d'affaires, 3 500 salariés). Ce sont les mêmes voiles qui équiperont les deux paquebots de luxe du groupe Orient Express, commandés début 2023 au groupe nazairien.

La voile Solid Sail installée sur les Chantiers de l'Atlantique va équiper le cargo à voile Neoliner, ainsi que les deux navires de luxe d'Orient Express — Photo : DR

Plus avancé, le Canopée, cargo de 121 mètres développé par la société Zéphyr et Borée (1 million d'euros de chiffre d'affaires, 12 salariés) est d’ores et déjà construit. La PME a opté pour quatre ailes à deux volets, de 363 mètres carrés, fournies par l’entreprise normande Ayro. D’autres, comme le nantais Farwind Energy (18 salariés), ont recours aux rotors pour tracter leurs navires.

"Les technologies se multiplient. D’ici cinq ans, il y aura probablement un écrémage, et certaines prendront le pas sur d’autres, anticipe Antoine Adam. Mais cela ne peut se faire qu’en testant les innovations sur le terrain, et personne ne peut prédire celle qui aura le plus de potentiel. De plus, des technologies seront plus adaptées à certaines routes maritimes suivant les vents. Avec le temps, elles se positionneront donc sur des marchés mieux définis."

Une navigation plus fine

Si la filière se développe autant aujourd’hui, c’est aussi grâce à une couverture satellite qui offre des prévisions météo essentielles pour une navigation à voile efficace. "Les données sont disponibles en temps réel pour toutes les grandes routes maritimes afin de mieux capter les vents. Des prévisions à trois mois peuvent être faites, ce qui permet d’anticiper les futures traversées", détaille Pascal Lemesle, vice-président Marine de Neopolia, un cluster d'entreprises industrielles des Pays de la Loire qui regroupe 80 entreprises du secteur maritime. L’arrivée des voiles inclut de repenser les sujets d’automatisation et de pilotage. Sur ce créneau, la société nantaise D-ice semble aujourd’hui incontournable. Créée en 2015, elle développe des logiciels pour le routage, la navigation et le pilotage de navires à voiles. Elle est déjà présente à bord du Neoliner et du Canopée. "Peu importe le type de voiles, nos logiciels modélisent les performances des navires suivant les conditions météorologiques", développe Sylvain Faguet, responsable des ventes de D-ice.

Témoin de la marche en avant du secteur, l’entreprise vient de lever 1,5 million d'euros. Surtout, elle change de modèle économique. "La majorité de notre chiffre d’affaires a été jusqu’ici lié à des prestations d’ingénierie pour modéliser numériquement le comportement des navires. Une prestation représente alors quelques dizaines de milliers d’euros. Aujourd’hui, nous commençons à vendre des systèmes de routage afin d’équiper des navires en construction, pour des montants de plusieurs centaines de milliers d’euros", décrit Sylvain Faguet. Ainsi, la start-up de 25 personnes espère doubler son chiffre d’affaires (1,2 M€ en 2022) en 2023.

Sylvain Faguet, responsable des ventes de l'entreprise nantaise D-Ice, qui développe des logiciels pour le routage et la navigation de navires à voiles — Photo : Benjamin Robert

Mais si ces technologies de navigation sont aujourd’hui abouties, des marges de progression demeurent. Les prévisions de houle sont, par exemple, encore peu prises en compte. "Les courants marins sont très durs à prédire à court terme, et nous manquons de connaissances dans ce domaine", précise Pascal Lemesle, de Neopolia. Les logiciels de D-ice prennent tout de même le courant en compte en le déduisant des données accumulées sur les mouvements du navire. Mais il ne peut pas être mesuré ou prédit simplement, comme le vent. De plus, pour être efficace, ces technologies devront être acceptées par les marins. "Des formations seront nécessaires, par exemple autour de l’analyse météo. Le gain énergétique ne sera atteint que si les marins utilisent bien les outils, et sont convaincus de leur fiabilité", ajoute Sylvain Faguet.

Un territoire nantais qui aimante

Qu’il s’agisse des systèmes de navigation ou des voiles, la grande partie des technologies véliques françaises sont actuellement développées en Loire-Atlantique. Il faut dire que le territoire attire. Après deux années de développement à Toulouse avec le soutien d’Airbus, Airseas a décidé en 2020 de poursuivre sa croissance à Nantes, en implantant son siège social dans le quartier du Bas-Chantenay. "La ville possède deux avantages : la proximité avec l’océan et un écosystème qui réunit tous les acteurs majeurs et les décideurs du maritime", justifie Stéphanie Lesage. Dans la même veine, Wisamo a d’abord été lancée à Clermont-Ferrand, siège du groupe Michelin, avant de s’installer à Nantes en 2022. Avec une place centrale sur l’axe atlantique français, la préfecture de Loire-Atlantique accueille aussi le réseau national Wind Ship, une association qui rassemble les acteurs de la filière de la propulsion par le vent. La cité des Ducs peut aussi compter sur la présence du pôle de compétitivité Mer Bretagne Atlantique, ou encore sur des écoles comme l’École Nationale Supérieure Maritime (ENSM), qui enrichissent l’écosystème de la R & D lié aux voiles.

L’événement Winds For Good, organisé par l’agence Nantes Saint-Nazaire Développement, est actuellement le seul rendez-vous national dédié à la filière vélique. La seconde édition, qui aura lieu les 1er et 2 juin à Saint-Nazaire, ambitionne d’ailleurs une portée internationale. "Il existe certes des projets au Royaume-Uni ou au Danemark mais ils sont plus isolés. La structuration en filière, avec une démarche collective, est, pour l’instant, propre à la France, avec une puissance industrielle sur le département grâce à des acteurs comme les Chantiers de l’Atlantique. Nous avons un leadership dans ce secteur, et nous arrivons à être dans le concret. Mais il faut veiller à conserver cette avance", appuie Antoine Adam, de l'agence de développement territorial. L’association Wind Ship abonde dans le même sens, par le biais de son récent livre blanc : "La filière française se mobilise sur toute sa chaîne de valeur […], mais elle ne dispose plus que de deux ans pour tenir une position ambitieuse sur le marché mondial face aux capacités de production qui se développent en Asie."

Un réindustrialisation à anticiper

Wind Ship croit fort en la valeur économique de la filière, et planifie la création de 3 000 emplois directs et 15 000 emplois indirects d’ici 2030. Mais pour franchir cette barrière d’une réindustrialisation française forte, les entreprises ne doivent pas perdre de temps sur les phases d’expérimentation. Des étapes qui s’avèrent souvent plus longues que prévu. "Nous devons faire en fonction des disponibilités et trajets planifiés par les armateurs pour leurs bateaux. Nous adaptons donc notre agenda aux leurs", appuie Stéphanie Lesage, d'Airseas. La PME souhaite lever 10 à 30 millions d’euros pour financer son industrialisation. "Nous projetons une première usine à l’horizon 2025. Il y a une forte demande du marché, avec déjà une trentaine de prospects sous confidentialité. Il ne faut donc pas perdre de temps, au risque de perdre des marchés", dévoile la responsable. Les équipes d’Airseas sont aujourd’hui à la recherche de terrain, sans certitude sur une potentielle localisation française.

Cette problématique se retrouve également pour les gréements (ensemble du matériel nécessaire à la manœuvre des navires à voiles). "Il faut adapter les chantiers, installer des appareils de levage, envoyer du personnel qualifié à 50 mètres de hauteur", énumère Pascal Lemesle. Ces modifications prennent du temps. "Entre 20 et 30 ans seront nécessaires avant de stabiliser la filière industrielle autour de ces technologies", envisage le vice-président de Neopolia.

Au-delà des gréements, la construction des bateaux par des industriels français pose aujourd’hui question. En effet, les navires à voiles seront globalement plus petits. Or, depuis que les chantiers navals du Havre ont été fermés dans les années 2000, la fabrication de coques de taille moyenne, entre 100 et 200 mètres, n’est plus envisageable en France. "Les Chantiers de l’Atlantique se concentrent sur des paquebots plus longs. À l’inverse, les chantiers Ocea aux Sables-d’Olonne (en Vendée, NDLR) s’occupent de coques plus petites", détaille Pascal Lemesle.

Le Neoliner est en cours de construction sur les Chantiers de RKM en Turquie. Sa mise en service est prévue mi-2025 — Photo : Mauric

Par exemple, un cargo comme celui de Neoline, de 136 mètres de long, emblématique de la maturation récente de la filière, sera fabriqué en Turquie par les chantiers de RKM Marine. Si certaines pièces du Neoliner, comme le gréement Solid Sail fabriqué par les Chantiers de l’Atlantique, seront françaises, elles ne représenteront qu’environ 30 % de l’ensemble du navire. Le réseau Neopolia, qui proposait en parallèle une offre industrielle avec une activité française à hauteur de 65 %, est amer. Mais le groupement d’entreprises ne se laisse pas abattre et penche aujourd’hui sur le projet Agora, soit la mise en place d’un site de construction et de réparation dans le port de Saint-Nazaire pour des coques de moyenne envergure. "Nous réalisons actuellement les phases techno-économiques, pour étudier la pertinence de la démarche de mutualiser outillages et ateliers", relate Pascal Lemesle, qui souhaite privilégier les projets français afin de créer une véritable filière locale. "Dans le secteur de l’éolien offshore, nous sommes en retard sur le Danemark, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Pourtant, les technologies sont là depuis longtemps. Il ne faut pas faire les mêmes erreurs et perdre du temps pour le transport maritime", plaide-t-il.

Des financements encore timides

Une autre révolution a eu lieu en parallèle du retour en grâce des voiles. La vitesse des navires a globalement diminué. Là où les porte-conteneurs pouvaient aller auparavant jusqu’à 22 nœuds, le futur Neoliner ne naviguera qu’à 10 ou 11 nœuds. Car, à l’instar des voiles, l’objectif premier des armateurs n’est plus la performance de vitesse, mais une meilleure efficacité énergétique. "Une réduction par deux de la vitesse permet de diviser par quatre à six les émissions, ainsi que le coût du carburant. Les chargeurs doivent donc accepter des temps de transport plus longs", appuie Pascal Lemesle.

Aujourd’hui, ces évolutions semblent acceptées et les grands groupes séduits par les offres des armateurs : l'acteur du spatial ArianeGroup va confier au cargo Canopée de Zéphyr & Borée les rotations entre l'Europe et le centre spatial de Kourou, en Guyane, notamment pour le transport de fusées ; le groupe d'engins de chantier Manitou et Renault exporteront leurs véhicules outre-Atlantique grâce au cargo de Neoline, aux côtés des cognacs Hennessy et des sacs à main Longchamp.

Une "coalition des chargeurs" a même vu le jour en 2021, sous l’impulsion de France Supply Chain, un réseau de professionnels des chaînes d’approvisionnement. Une vingtaine de sociétés (dont Michelin, Avril, L’Occitane) se sont engagées à déposer un pourcentage de leurs marchandises sur des bateaux à propulsion vélique. "Cette démarche était impensable il y a six ou sept ans", remarque Antoine Adam. "Même si la démarche des entreprises est poussée par un but commercial et d’image de marque, le résultat reste louable. Aujourd’hui, le grand public est prêt à choisir une marque qui s’engage, quitte à payer un peu plus cher, pour une chaîne logistique qui correspond à ses valeurs".

Ces engagements des chargeurs sur du long terme constituent surtout un argument de poids pour les armateurs afin de convaincre les financeurs. Néanmoins, des établissements bancaires restent réticents. Neoline a mis plus de dix ans entre sa création et la finalisation de son montage financier. Antoine Adam tempère : "Depuis quelques mois, les banques semblent de plus en plus intéressées par la filière. Elles voient leurs concurrentes s’engager et ne veulent pas louper le coche par excès de prudence." Il faudra néanmoins ne pas perdre de temps, sur les montages financiers comme sur la réindustrialisation, afin de ne pas voir les acteurs majeurs de la filière prendre le large en trouvant des solutions plus rapides à l’étranger.

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