Occitanie
Les compléments alimentaires changent de régime industriel
Enquête Occitanie # Agroalimentaire

Les compléments alimentaires changent de régime industriel

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La crise sanitaire a libéré la curiosité des Français pour les produits de santé naturels, notamment les compléments alimentaires. Alors que la demande explose, la filière régionale, des start-up jusqu’aux grands faiseurs, monte en puissance, générant des projets industriels et motivant l’intérêt des investisseurs.

Les photobioréacteurs conçus par Microphyt pour la culture des microalgues — Photo : Microphyt

En queue de peloton européen au cours des 20 dernières années, la France rattrape peu à peu son retard en termes de consommation de compléments alimentaires. Dans un pays où se soigner ne coûte (quasiment) rien, l’existence d’une Sécurité Sociale plus avancée qu’ailleurs dans le monde a longtemps expliqué un tel décalage. Mais deux facteurs concordants provoquent aujourd’hui ces changements d’habitude. D’une part, les médicaments jugés peu efficaces sont de plus en plus nombreux à être déremboursés, poussant les consommateurs à chercher des alternatives. D’autre part, l’engouement pour la naturalité va croissant : de mieux en mieux informés grâce à internet et à des applications dédiées, les consommateurs apprécient certains produits lors des changements de saison. Sur ce dernier point, la crise sanitaire a eu un effet amplificateur supplémentaire, les Français se tournant en masse vers les compléments alimentaires pouvant booster leurs défenses immunitaires, avec des ventes en hausse de 13 % en 2020, et de 41 % en 2021. "C’est un marché très dynamique, en croissance continue de 5 % par an depuis les années 2000. Il devient plus visible aujourd’hui parce qu’il est plus gros. 59 % des Français consomment des compléments alimentaires, alors qu’ils étaient moins de 50 % il y a 3 ou 4 ans. Il y a chez eux une volonté de prendre en main leur santé de façon autonome, notamment sur des sujets tels que la vitalité, le stress-sommeil et l’immunité", analyse Delphine Dupond, directrice générale du Synadiet, syndicat national qui regroupe les professionnels du secteur des compléments alimentaires.

De la transparence en amont

De fait, le marché mondial, estimé à 150 milliards d’euros de chiffre d’affaires, devrait doubler dans les 5 ans. En Occitanie, comme ailleurs en France, l’écosystème est éclaté entre des entreprises de toutes tailles, des start-up aux grands faiseurs. La région accueille 10 % des 280 adhérents au Synadiet, un chiffre non négligeable mais qui la situe derrière sa voisine de Sud Paca. En amont de la chaîne de valeur se trouvent les producteurs d’ingrédients, ou "ingrédienteurs" : ils sourcent les matières premières, d’où ils tirent des principes actifs, qu’ils vendent ensuite aux grands laboratoires. L’entreprise biterroise Fytexia (40 salariés) se spécialise dans la production de polyphénols, des ingrédients innovants extraits des plantes. Elle a récemment investi dans l’italien B Natural, qui les fabrique à partir de propolis, une matière produite par les abeilles. Fytexia réalise 90 % de son activité dans le monde où, tous les ans, 20 nouveaux produits sont mis en marché avec ses ingrédients. Sur les 20 références qu’elle a en catalogue, toutes ont fait l’objet d’au moins une étude clinique. L’entreprise investit en effet de 10 à 15 % de son chiffre d’affaires annuel dans la R & D pour caractériser ses produits, leur efficacité et leur mode d’action. Une condition sine qua non pour continuer à travailler en BtoB avec les industriels, mais aussi pour coller au marché. "Les associations de consommateurs sont de plus en plus exigeantes sur la transparence des formulations utilisées dans les compléments alimentaires. Or, le régulateur européen a souvent été très réactif par rapport aux évolutions sociétales. Dans les dix prochaines années, il sera d’autant plus sévère sur l’aspect scientifique et imposera d’avoir les produits les mieux caractérisés. Nous nous employons à préparer l’avenir", justifie le PDG de Fytexia, Matthieu Arguillère.

Autre ingrédienteur, le montpelliérain Microphyt (45 salariés) parie sur les microalgues, une matière première peu exploitée jusqu’ici. Elle les cultive dans des machines appelées "photobioréacteurs" (systèmes tubulaires d’une capacité de 5 000 litres). Elle a obtenu en 2021 un financement de 15 millions auprès de la Commission européenne et du Consortium européen des Bio-Industries afin de construire la première bioraffinerie au monde dédié aux microalgues. Ses deux serres de production actuelles ont une capacité de 100 m3. Le nouveau bâtiment inauguré en septembre prochain la portera à 250 m3, avec l’objectif d’atteindre 520 m3 en 2024. Microphyt produira alors 100 tonnes d’ingrédients à valeur ajoutée par an, avec 15 références en catalogue (dont 12 déjà disponibles, dont un pour les fonctions cognitives et la vision). La structuration industrielle de l’entreprise est emblématique d’une filière qui change d’échelle : Microphyt a longtemps vécu en réalisant moins d’un million d’euros de chiffre d’affaires, mais se projette à 40 ou 50 millions d’euros en 2026, et 60 ou 70 millions en 2029. "Nous disposons de réacteurs de taille intermédiaire, de 400 litres, qui nous ont permis de progresser dans la compréhension des types de production que nous mettons en place. C’était une étape nécessaire pour industrialiser notre procédé. Microphyt se distingue désormais avec une plateforme intégrée de A à Z, lui donnant accès à 8 espèces de microalgues différentes, lui assurant une qualité sans équivalent dans la concentration de principes actifs, tout en lui permettant de faire de la biomasse. C’est un moyen de sécuriser le sourcing de nos clients, qui veulent une fiabilité maximale", affirme le directeur général Vincent Usache.

Investir pour rester performant

En aval dans la chaîne de valeur, divers acteurs évoluent sur les circuits de vente, notamment le web marchant. Créé en 2010, le laboratoire montpelliérain Dynveo (50 salariés, CA 2021 : 5,2 M€) s’est d’abord développé dans la vente en ligne, en misant sur le "clean label", une démarche bannissant l’utilisation d’excipients et d’additifs dans la fabrication de ses produits. Son portfolio affiche 80 compléments mono-ingrédients d’origine végétale, travaillés de façon la plus bio possible… et ce jusqu’aux boîtes, qui sont désormais compostables. "C’est une grande contrainte technique : une série produite sans excipient sur nos lignes peut réclamer 2 jours au lieu de 2 heures. Mais que veut-on pour la planète ? C’est notre responsabilité que de réduire nos impacts", questionne le fondateur de Dynveo, Thomas André. Néanmoins, la PME, qui vise 10 millions d’euros de chiffre d’affaires sous peu, est elle aussi en phase d’industrialisation, en s’appuyant sur une série de 3 brevets en partenariat avec une université toulousaine. L’objectif est de produire de plus gros volumes tout en tenant ses engagements sur le bio. D’ici 2025, Dynveo veut aussi bâtir une nouvelle usine qui rassemblera tous ses procédés propres. "Nous imaginons même aller, à terme, jusqu’à l’extraction de principes actifs, notamment ceux que les fournisseurs ne proposent pas", glisse Thomas André. Sur le plan commercial, Dynveo lance une nouvelle gamme de produits multivitaminés et, surtout, va se déployer dans un millier de points de vente physique dès 2022.

Entre les deux maillons de cette chaîne se trouvent les façonniers : des entreprises, partenaires des laboratoires, qui disposent d’un outil industriel aux normes européennes, adapté pour mettre des poudres en sachets et des gélules en boîtes. À Montpellier, Lustrel (36 salariés, CA 2021 : 8,5 M€) s’affiche parmi les 5 leaders français de la production à façon en petites séries. La PME a investi 500 000 euros, en quelques mois, pour se doter de nouvelles machines destinées à remplir des piluliers et des sachets en format "sticks", qui complètent l’arsenal de ce spécialiste des formes sèches. "Les nouveaux formats représentent du chiffre d’affaires en plus. Mais nous devons continuer à investir pour garder nos performances dans le zéro défaut, et aussi pour conserver nos clients", indique Gilles Clochette, directeur général de Lustrel, qui réalise 55 % de son activité à l’export. À côté des laboratoires qui vendent en officine et de la VPC, qui forment la moitié de ses clients, ce dernier note la montée en puissance des start-up, armées d’une e-boutique pour percer dans la nutraceutique.

Plus globalement, si la France compte des centaines d’acteurs qui développent chacun au moins une gamme de compléments alimentaires, l’activité du marché (2,1 milliards d’euros en 2021) est tirée en majorité par une vingtaine de gros industriels. Parmi les poids lourds d’Occitanie figurent le castrais Laboratoires Pierre Fabre, le montpelliérain Bausch & Lomb, et surtout l’aveyronnais Nutergia. Fondé en 1989 par le pharmacien biologiste Claude Lagarde, Nutergia (300 salariés, CA 2021 : 63 M€, dont 7,7 M€ à l’export), basé à Capdenac-Gare (Aveyron), se présente comme le 3e laboratoire sur le marché français des compléments alimentaires (derrière Pileje et Arkopharma). Sa croissance est considérable puisque son chiffre d’affaires double tous les 5 ans. Précurseur de la micronutrition, son fondateur a créé le concept de Nutrition Cellulaire Active. "Il s’agit d’optimiser le fonctionnement cellulaire par l’apport de micronutriments de haute qualité, aux bonnes doses, conditions essentielles au bien-être et à la vitalité au quotidien, mais également d’apporter des conseils d’hygiène de vie et des solutions de rééquilibrage alimentaire personnalisés", précise l’entreprise. Nutergia, qui affiche 90 références, se revendique en particulier comme leader sur le segment des compléments alimentaires contre la fatigue, pour le renforcement de l’immunité et la réponse au stress. L’entreprise vend 31 000 produits par jour. Elle a ouvert fin 2021 une filiale en Italie qui s’ajoute aux entités Nutergia présentes en Espagne et en Belgique. À l’export, elle commercialise aussi ses produits en Pologne, au Portugal et en Suisse. En février, elle a ouvert son site de ventes en ligne. "Nous sommes distribués essentiellement en pharmacie, où se vendent d’ailleurs 50 % des compléments alimentaires en France, indique Karine Tournier, sa responsable marketing. Historiquement, Nutergia a commencé à travailler avec les professionnels de santé pour s’appuyer sur leurs conseils auprès du grand public." Pour poursuivre sa marche en avant dans un marché qu’elle qualifie de “très concurrentiel”, Nutergia dispense 280 formations chaque année aux professionnels de santé. La société tisse aussi des liens avec eux par l’intermédiaire de sa centaine de délégués qui occupent le terrain. Elle recense aujourd’hui 15 000 professionnels de santé prescripteurs. Son site industriel, qui a mobilisé un investissement de 12 millions d’euros, s’étend sur 7 800 m2 sur la commune de Causse-et-Diège. Le laboratoire, réparti en 4 bâtiments, regroupe les services de R & D, la production, le laboratoire d’analyses créé en 2020 pour accentuer sa maîtrise des souches probiotiques, le contrôle qualité, le stockage des matières premières et des produits finis, la plateforme logistique d’expédition ainsi qu’un espace de restauration, de réception et de formation. Les premières productions ont été lancées en juillet 2018.

Une dynamique qui va s’ancrer

Par comparaison, le tissu des PME régionales s’industrialise de plus en plus. Après avoir levé les barrières technologiques à l’entrée de ce marché, elles arrivent aujourd’hui à se financer pour changer d’échelle, d’autant que le boom de la nutraceutique attire les investisseurs. En 2019, Microphyt avait réussi la plus forte levée de fonds de l’année (28,5 millions d’euros) dans l’ex Languedoc-Roussillon. En 2022, les toulousains Kyanos Biotechnologies (2 millions) et Nutripure (montant NC), ainsi que le montpelliérain Dynveo (5 millions), viennent de l’imiter. De son côté, Fytexia a intégré le groupe britannique ABF (127 000 salariés, CA 2021 : 16 Mds €), en février, avec l’objectif "d’évoluer en ETI, à terme, avec le soutien d’un acteur mondial", selon Mathieu Arguillère. Lui-même ex-dirigeant de Fytexia, reconverti dans le capital-investissement, Lionel Schmitt note une évolution encourageante. "L’Occitanie compte beaucoup de laboratoires, or peu d’entre eux sont réellement passés à la taille internationale. Il manque encore du chiffre d’affaires. Mais les récentes levées de fonds vont leur amener une nouvelle dimension industrielle et les aider à se structurer", argumente-t-il.

Pour nombre d’acteurs du territoire occitan, la dynamique enclenchée depuis 2 ans sur le créneau des compléments alimentaires va perdurer. Certains évoquent même la possibilité pour le marché français de rattraper son voisin italien, pourtant plus avancé. Au vu des stratégies industrielles en cours, encore très disparates, les entreprises locales n’expriment pas le besoin de se rassembler en cluster régional, jugeant suffisante l’action portée par le Synadiet. "Nous travaillons sur la création d’une interprofession réunissant l’amont, depuis les agriculteurs, jusqu’à l’aval avec les metteurs en marchés. Elle gérera deux priorités : les contraintes réglementaires et les sites de production à valoriser", annonce Delphine Dupont. Le moteur de croissance le plus évident reste toutefois, pour les entreprises du cru, les nouvelles habitudes prises par les Français. "Les consommateurs américains ont coutume, dès le petit-déjeuner, de faire leur cocktail de compléments alimentaires en fonction des effets désirés. C’est une tendance qui se développera chez nous", prédit Thomas André.

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