Pourquoi les fabricants de masques français sont au bord de l'asphyxie 
Enquête # Industrie

Pourquoi les fabricants de masques français sont au bord de l'asphyxie 

S'abonner

Confrontée à une grave pénurie de masques au début de l'épidémie de Covid, la France a réussi en quelques mois à monter une filière capable de produire 100 millions de masques par semaine. Pourtant, à peine créée, cette industrie pourrait déjà péricliter. Menacés par la concurrence asiatique, les industriels du secteur appellent aujourd'hui l'État à prendre ses responsabilités.

Premier fabricant de maques français, l'angevin Kolmi-Hopen a porté sa production quotidienne de masques de 300 000 unités avant la crise à 3,5 millions au plus fort de la pandémie — Photo : Kolmi-Hopen

C'est un cri d'alarme que pousse le Syndicat national des fabricants français de masques. Cet automne, dans un manifeste, les professionnels du secteur avertissent : "Face à la concurrence étrangère faussée, le risque d'un retour à la case départ est réel et le pronostic de survie des masques made in France engagé. Garantir la protection de chaque citoyen avec des masques de qualité implique de pérenniser notre filière et nos savoir-faire. Que se passerait-il en cas de nouvelle menace de maladie infectieuse à risque épidémique sans une filière française forte ?".

Cet appel a été entendu par l'Assemblée nationale qui, dans une résolution adoptée à l'unanimité le 7 octobre, somme le gouvernement de "réfléchir à une véritable stratégie globale, visant à relocaliser et créer une filière française de production et de recyclage.

Quatre fabricants de masques avant la crise sanitaire

Cette filière a été construite ex nihilo en réponse à la pénurie de masques dont a souffert la France au début de la pandémie de Covid-19. En mars 2020, les Français sont confinés et découvrent le port du masque. À un détail près : les masques sont introuvables, y compris pour les soignants. La polémique enfle. Les stocks stratégiques de l'État se trouvent au plus bas : 140 millions d'unités, alors que le personnel soignant en consomme 40 millions par semaine, sans parler des autres catégories de Français. Les producteurs asiatiques ne peuvent produire suffisamment pour satisfaire la demande mondiale qui explose.

Sur son sol, la France ne compte plus que quatre fabricants, dont la capacité de production de masques de type chirurgical et FFP2 ne dépassent pas 3,5 millions d'unités par semaine début 2020. C'est dans ce contexte qu'Emmanuel Macron lance un appel le 31 mars 2020, depuis l'usine angevine de Kolmi-Hopen, filiale du groupe canadien Medicom et l'un des derniers fabricants de masques en France avant la pandémie : "Il nous faut produire davantage en France sur notre sol. Produire parce que cette crise nous enseigne que sur certains biens, certains produits, certains matériaux, le caractère stratégique impose d'avoir une souveraineté européenne. Produire plus sur le sol national pour réduire notre dépendance et donc nous équiper dans la durée."

Joël Gourmelon, patron d'Axel Fermetures, s'est lancé dans la fabrication de masques fabriqués en Bretagne avec Diwall — Photo : Isabelle Jaffré

Mobilisation générale pour fabriquer des maques

Message reçu cinq sur cinq par les acteurs de la filière qui se mobilisent, à commencer par Kolmi-Hopen. "Comme en 2009 pour l'épidémie de grippe H1N1, nous avons répondu présent. Nous avons investi 10 millions sur nos fonds propres, ouvert une seconde usine dans le Maine-et-Loire, embauché pour atteindre jusqu'à 280 salariés contre une centaine avant la crise sanitaire, travaillé jour, nuit et week-end pour produire toujours plus de masques", témoigne Gérald Heuliez, le directeur général.

Grâce à ces efforts, Kolmi-Hopen porte sa production quotidienne de masques de 300 000 unités avant la crise jusqu'à 3,5 millions au plus fort de la pandémie. À l'image de Kolmi-Hopen, une trentaine de fabricants relèvent le défi, faisant sortir de terre une vingtaine d'usines. M3 Sanitrade, la division santé du groupe suisse M3, investit ainsi 30 millions d'euros, en juin 2020, dans le rachat et la réhabilitation d'une friche industrielle abandonnée par Chaffoteaux & Maury à Ploufragan, dans les Côtes-d'Armor. Une usine de 25 000 m² abritant trois lignes de production, ainsi qu'un laboratoire de R&D destiné au développement de nouveaux matériaux, y est construite et commence à produire des masques médicaux et FFP2 en mars 2021.

"Le projet est né en réponse à la pandémie, mais il a pour ambition d'aller plus loin en relocalisant en Europe des produits sanitaires essentiels, avec à la clé la réindustrialisation de la France et des créations d'emplois", explique Hélène Matheron, directrice commerciale de M3 Sanitrade. L'entreprise, qui a créé 40 emplois, prévoit d'en générer 150 à 200 à terme. Dans l'Hérault, la société Prism, créée par Christian Curel – par ailleurs président du Syndicat national des fabricants français de masques -, investit deux millions d'euros dans la construction d'une usine près de Sète qui, elle aussi, revendique une production 100 % française machines comprises.

La course au "meltblown"

Parallèlement, l'État subventionne onze projets industriels, comme celui du plasturgiste alsacien Protechnic, pour fabriquer le "meltblown", la matière première filtrante des masques. La production française bondit ainsi de 6 000 tonnes avant la crise à 20 millions de tonnes aujourd'hui, soit de quoi largement couvrir les besoins des industriels et sécuriser l'approvisionnement de la France. Dernière pierre à l'édifice de la reconquête de la souveraineté nationale, de nombreuses entreprises textiles ajoutent ou convertissent des lignes de production dans leurs ateliers pour fabriquer des masques en tissu.

C'est ce qu'a fait l'entreprise choletaise Mulliez-Flory pour pallier la baisse de son activité de fabrication de vêtements professionnels. "Nous avons été très sollicités dès le début de l'année pour ces produits, dans la santé et d'autres secteurs de l'industrie, ce qui a permis de compenser quelques pertes et de parvenir à un chiffre d'affaires pour l'instant équivalent à celui de l'an dernier", déclarait son président Jacques Gindre, à l'automne 2020.

Cette mobilisation massive et rapide a permis de porter les capacités de production de la France à une centaine de millions de masques chirurgicaux et FFP2 par semaine, soit trente fois plus qu'avant la crise. Cette capacité excède largement les besoins de la France évalués à un milliard par an dans un contexte normal et deux milliards en temps de crise sanitaire.

Depuis le début de l'épidémie de coronavirus, 11 000 masques fabriqués au Longeron, l'atelier du groupe Mulliez-Flory dans le Maine-et-Loire, ont été distribués aux médecins et aux Ehpad — Photo : Groupe Mulliez-Flory

Concurrence chinoise

Quelques mois après cette mobilisation générale, la filière du masque made in France a du mal à se remettre d'une gueule de bois carabinée. Elle se trouve d'autant plus fragilisée que les stocks ont été reconstitués, que la vaccination progresse et que la concurrence chinoise inonde la France de masques à bas prix. Le chiffre est sans appel : 97,5 % des appels d'offres publics débouchent sur l'achat de masques chinois, assure le Syndicat national des fabricants français de masques.

Face à cette situation, certains industriels ne sont pas loin de jeter l'éponge. La Coop des Masques, qui avait lancé près de Guingamp, début 2021, une production de masques locale destinée aux professionnels du Grand Ouest avec l'objectif d'une production annuelle de 45 millions d'unités, peine à écouler son stock de six millions de masques. Outre la reconstitution des stocks chez les acteurs sanitaires et sociaux, son président et ancien secrétaire d'État à l'économie solidaire, Guy Hascoët, pointe deux raisons aux difficultés rencontrées par la coopérative : "La première est que la commande publique profite encore à plus de 95 % au moins-disant asiatique. Il faut que les acteurs publics et privés changent leurs habitudes et intègrent la sécurité des approvisionnements, l'aspect logistique et les éléments sociaux et environnementaux dans leurs achats. Ensuite, et je ne m'étendrai pas, il y a les acteurs qui nous avaient dit : allez-y, on sera présent pour vous aider et qui ne sont pas là."

"Les surcapacités en France vont fatalement laisser des gens sur le carreau"

Si la déception est grande chez les nouveaux entrants sur le marché, les plus anciens ne se montrent guère surpris, même s'ils déplorent la situation. "Nous avons lourdement investi en 2020 en ayant en tête que le niveau de production ne serait pas forcément pérenne. Ce n'est pas une surprise que la demande baisse. Ce n'est pas une surprise non plus de voir le positionnement de la Chine. Nous avons déjà vécu cette situation en 2009 avec l'épidémie de H1N1. Les surcapacités en France vont fatalement laisser des gens sur le carreau. Mais il est trop facile pour l'État de s'appuyer sur l'industrie française uniquement en temps de crise. Dans la perspective de futures crises sanitaires, il est important de préserver les moyens de production", déplore Gérald Heuliez.

En septembre, Kolmi-Hopen a réduit de moitié sa production de masques à 1,7 million d'unités par jour et espère terminer l'année 2021 sur une production d'un million de masques. "Nous avons signé des contrats qui nous donnent de la visibilité jusqu'en février 2022. Après, c'est le brouillard. C'est pourquoi nous avons investi dans d'autres familles de produits pour restaurer la souverainement française dans le domaine de la santé et réindustrialiser le pays", confie le dirigeant. Kolmi-Hopen a ainsi investi 40 millions d'euros pour transformer l'ex-papeterie Arjowiggins, dans la Sarthe, en usine de gants à usage unique.

Qualité, innovation et diversification

Même discours et même logique d'investissement et de diversification de ses gammes pour M3 Sanitrade. Pour maîtriser toute la chaîne de valeur, l'investisseur suisse a doté l'usine de Ploufragan d'une ligne de production de meltblown qui entrera en production à la fin de l'année. L'entreprise travaille également sur le cycle de vie complet du masque : dans une démarche d'économie circulaire, elle finalise un projet d'envergure industrielle pour retraiter, en France, la matière plastique utilisée dans la fabrication des masques et lui donner une deuxième vie.

"Pour rester compétitifs au niveau des coûts, nous avons investi dans des lignes de production 100 % robotisées de grands volumes. De la bobine de matière première à l'ensachage, il n'y a pas d'intervention humaine. Nous croyons à la pérennité de la protection respiratoire, au-delà de la crise sanitaire, pour le secteur médical et pour le grand public dans les espaces confinés. Et, à long terme, nous prévoyons de nous diversifier dans d'autres équipements de protection", décrit Hélène Matheron.

Pour contrer la concurrence chinoise, l'équation qualité et innovation semble être privilégiée par bon nombre d'acteurs, y compris les plus petits. "Au départ, on a fait du standard, le masque chirurgical bleu que tout le monde a. Et puis les masques d'Asie, sont revenus dans les rayons. Nous nous sommes alors lancé des masques de meilleure qualité : plus soyeux, plus confortables, avec de meilleurs élastiques. On a fait de la couleur : blanc, rose et puis jaune au moment du Tour de France. Surtout, nous leur avons donné une identité bretonne avec le mot Diwall imprimé sur les masques. Cela signifie attention ou se protéger en breton", indique Joël Gourmelon, dirigeant d'Axel Fermetures et de Cap Stream à Landerneau (Finistère), qui a créé en 2020 la société Diwall pour produire des masques. Celle-ci fabrique 40 000 masques par jour, en se positionnant sur le marché des particuliers et des entreprises avec des masques à leur nom, plutôt que sur celui des marchés publics, jugé "trop compliqué".

Gérald Heuliez, directeur général de Kolmi-Hopen, est en première ligne depuis le début de la crise — Photo : Olivier Hamard - Le JDE

Masques virucides

Si beaucoup de fabricants jouent sur le confort, la respirabilité ou la personnalisation des masques, d'autres vont plus loin et préparent ce qu'ils appellent la troisième génération de masques. La start-up parisienne BioSerenity (500 salariés), spécialisée dans les dispositifs médicaux connectés et les services autour des pathologies cardiaques, neurologiques et du sommeil, a monté au début de la crise sanitaire une usine de fabrication de masques sanitaires à Troyes, dans l'Aube. Elle revendique aujourd'hui 150 millions de masques vendus. "Nous fabriquons en fonction de la demande et faisons tout pour pérenniser cette activité, avec la conviction que le monde ne sera plus le même et que l'on continuera à porter le masque", analyse Thomas Sauvage, directeur des opérations chez BioSerenity.

Parallèlement, BioSerenity a mis au point, en partenariat avec l'Université de Lille et l'institut Pasteur, une molécule virucide qui, déposée sur la couche filtrante du masque, non seulement bloque mais inactive virus et bactéries. "Nous avons démontré que notre masque virucide est efficace à 99,99 %, soit largement plus que ce qui est proposé sur le marché. Nous commercialisons depuis février 2021 deux gammes de masques virucides : chirurgicaux et FFP2. Ils ne remplacent pas les masques du quotidien mais s'adressent aux personnes évoluant en milieu contaminé, comme les soignants… Nous recevons un accueil très favorable", avance Thomas Sauvage.

Toutefois, tous ces efforts risquent de rester vains sans un changement de comportements. "Les établissements publics et les acteurs privés doivent prendre conscience qu'acheter français est une responsabilité citoyenne. Elle permet aux projets comme les nôtres de perdurer. Sans leurs achats et leur confiance, nous ne pourrons pas subsister", prévient ainsi Christian Curel.

# Industrie # Santé