L’entrepreneuriat est rarement un long fleuve tranquille. Pour Simon Froment, qui a fondé la start-up lilloise Qualinéo en 2018, un épisode s’est avéré particulièrement rude. Durant le printemps 2023, le jeune dirigeant perd son plus gros client, un groupe de santé européen, qui représentait 70 % du chiffre d’affaires. De quoi mettre à mal n’importe quelle entreprise et en particulier une start-up. D’autant que Qualinéo, qui édite un logiciel dédié au pilotage de la qualité pour les établissements de santé, n’a pas ménagé ses efforts sur ce dossier. "Des développements spécifiques ont été réalisés pour ce grand compte, mobilisant deux tiers de nos ressources techniques. Une vingtaine de recrutements lui ont aussi été dédiés", souligne Simon Froment. Pour passer ce cap difficile, le dirigeant a dû déployer tout un arsenal juridique, réduire les effectifs et revisiter en urgence sa stratégie de développement.
Un contrat séduisant signé en 2020
"Au départ, tout allait pour le mieux", relate le jeune dirigeant. En 2020, en pleine crise sanitaire, Qualinéo signe un contrat-cadre, sur une durée de quatre ans, avec un gros client, un groupe européen de santé – dont le nom doit rester confidentiel – qui possède plus de 1 000 établissements en Europe. Ce contrat est une véritable aubaine pour la start-up, dont le développement est ralenti par le Covid-19. "Les établissements de santé étaient trop accaparés par la crise sanitaire pour se consacrer à leur démarche qualité", témoigne Simon Froment. Ce nouveau client offre donc à Qualinéo "de belles perspectives de croissance du chiffre d’affaires et le déploiement de sa solution dans un grand nombre d’établissements en Europe".
Les deux premières années se passent bien, puis la situation se gâte, courant 2022, lorsque ce groupe européen est mis en difficulté par une importante crise en interne. "Le groupe a concentré tous ses efforts sur le sujet et nous avons eu de moins en moins d’échanges. D’autant que plusieurs changements de direction ont été opérés, notamment au sein du service informatique", rapporte l’entrepreneur. Après s’être espacées, les relations se compliquent fin 2022, début 2023. "Nous n’avions plus de réponses, le déploiement était à l’arrêt et leurs équipes lâchaient l’outil", se rappelle le dirigeant.
Organiser la défense sur le plan juridique
Convoquée par la nouvelle DSI du groupe début 2023, la direction de Qualinéo espère avancer mais se voit uniquement exposer des griefs. Au printemps, une deuxième convocation donne lieu à de nouveaux reproches, suivis d’un courrier de mise en demeure. "Là, on comprend qu’il s’agit d’une manœuvre juridique pour sortir du contrat sans avoir à nous payer d’indemnités", souligne le dirigeant.
Face à un impayé de 700 000 euros, Qualinéo décide de batailler. "L’avocat d’affaires qui nous suit d’ordinaire nous informe que ce cas relève du droit du contentieux : c’est très spécifique et ça n’entre pas dans ses compétences", indique le dirigeant. Celui-ci se tourne alors vers un cabinet d’avocats spécialisés, à Paris. Dès avril 2023, Qualinéo riposte, conteste les faits auprès du groupe et le met en demeure de payer. "Nous avons dû reconstituer tous les dossiers un par un, pour prouver que nous n’étions pas en faute", note le dirigeant. La start-up sortira de cette situation en signant un protocole d’accord avec le groupe, lui permettant de récupérer une somme d’argent "mais pas la totalité."
Réduire la voilure en interne
Dès le début du conflit, Simon Froment tient aussi un comité stratégique "tendu" avec les actionnaires, pour bénéficier de leurs conseils et de leur vision. Puis il réunit le comité de direction : "j’ai demandé à chaque manager de travailler sur un plan de restructuration. L’entreprise comptait 49 collaborateurs, avec des salaires représentant 90 % de nos charges". Qualinéo compte désormais 27 salariés, sachant que réduire la voilure n’a pas été simple. "Dès les premières semaines, la personne en poste dans notre service RH a craqué. C’était trop difficile pour elle de licencier", reconnaît le dirigeant. La start-up fait alors appel à une avocate en droit social, pour prendre les décisions nécessaires tout en s’assurant la maîtrise des différents aspects juridiques.
En interne, "l’ambiance était pesante. Des collaborateurs que nous aurions aimé conserver sont partis d’eux-mêmes", admet Simon Froment. Après avoir pris le parti de n’évoquer les difficultés qu’au sein du Codir, le dirigeant opte finalement pour la transparence auprès de l’ensemble des salariés, ce qui inverse la donne. "Les salariés sont montés dans le bateau à ce moment-là. Avec 27 personnes, on fonctionne finalement mieux qu’à 49, il y a plus d’implication. Un salarié a par exemple réalisé 2 heures quotidiennes de recouvrement en 2023, de son propre chef alors que ce n’est pas son métier, et il a récupéré 300 000 € de trésorerie. Des commerciaux m’ont proposé de payer leur part variable en 2024, plutôt qu’en 2023. Nous avons eu une semaine de retard sur le paiement des salaires en décembre et des salariés ont spontanément proposé de les payer le 15 janvier…", se rappelle le dirigeant. Selon lui, cet engagement des collaborateurs a sauvé l’entreprise.
Mener une stratégie d’acquisitions
En parallèle, la start-up fait le choix de maintenir ses efforts d’investissement sur le plan marketing et commercial. "Nous n’avions heureusement pas de contrat d’exclusivité avec ce groupe", souligne l’entrepreneur. Qualinéo a donc pu récupérer des briques technologiques développées pour ce client, en vue de les réadapter aux besoins du marché. "Dès 2023, nous avons lancé une importante stratégie d’acquisitions pour compenser la perte du contrat". Qualinéo a pu compter sur le soutien financier de son business angel historique, via des apports en compte courant.
L’entreprise diversifie donc ses clients : Ehpad, cliniques, cabinets de radiologies, secteur du handicap, etc. "En 2023, nous avons réalisé 600 % de croissance de notre revenu récurrent, en passant de 150 à 1 000 établissements utilisateurs", affirme Simon Froment, qui ne communique pas son chiffre d’affaires actuel. L’ambition est d’atteindre les "3 millions d’euros en 2025, tout en étant rentable", concède-t-il. L’entreprise prépare également une levée de fonds, "pour ne pas tomber dans l’inertie", mais la rentabilité reste sa priorité. Cette opération, menée sur la plateforme de financement participatif Tudigo, doit soutenir le déploiement de la solution. Elle s’inscrira dans une levée de fonds plus globale, à terme.
Savoir s’entourer
Pour surmonter cette période difficile, le dirigeant s’est aussi entouré. En janvier 2023, peu avant la rupture du contrat, il est sollicité par le Village by CA Nord de France et par Euratechnologies pour intégrer le programme d’accompagnement gratuit "DAF for good", qui comprend une réunion par semaine avec deux directeurs financiers de grands groupes. "Ces échanges sont arrivés au bon moment. Ils ont constitué une aide précieuse, grâce aux conseils reçus et en nous permettant de prendre du recul. Un des deux directeurs financiers va d’ailleurs investir dans Qualinéo, ça prouve qu’il y croit", se réjouit Simon Froment. Le dirigeant, qui fréquente assidûment le Réseau Entreprendre, encourage à réseauter en cas de difficultés. "On a souvent tendance à aller vers des gens qui nous ressemblent. Dans les réseaux, il y a beaucoup de monde, des expériences variées… Quand une entreprise traverse une crise de cette envergure, il est crucial de réagir vite, mais aussi de s’entourer de personnes ressources".
