Meurthe-et-Moselle
Anaïs Voy-Gillis (Humens) : "La décarbonation paraît évidente sur le papier, la réalité est plus complexe"
Interview Meurthe-et-Moselle # Industrie # Transition écologique

Anaïs Voy-Gillis directrice stratégie et RSE du groupe Humens "La décarbonation paraît évidente sur le papier, la réalité est plus complexe"

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La chercheuse associée à l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de Poitiers, spécialiste des questions de réindustrialisation, vient de prendre la direction stratégie et RSE du groupe Humens dont la principale usine, Novacarb, est située à Laneuveville-devant-Nancy (Meurthe-et-Moselle). Anaïs Voy-Gillis détaille les grands enjeux de transition écologique du site lorrain : émissions de CO2, rejets salins ou encore impact environnemental des installations.

Anais Voy-Gillis vient de prendre la direction stratégie et RSE du groupe Humens, dont la principale usine, Novacarb, est située à Laneuveville-devant-Nancy, en Meurthe-et-Moselle — Photo : Iannis G./REA

Pourquoi avoir accepté la direction stratégie et RSE d’un industriel, le groupe Humens (CA : 250 M€ ; 400 salariés), une fonction que vous occupez depuis le 2 novembre dernier ?

Avoir un pied dans la recherche et l’autre dans l’entreprise est un équilibre qui me convient bien. Avant d’intégrer Humens, je combinais déjà mes activités au centre de recherche en gestion de l’IAE de Poitiers avec la fonction de directrice-associée chez June Partners, un cabinet de conseil spécialisé dans les PME et ETI. J’explore les enjeux et déterminants de la réindustrialisation et les problématiques environnementales que cela soulève. Le défi est énorme ! En intégrant Humens, j’ai voulu être davantage confrontée au réel, aller au-delà de mes écrits scientifiques, réfléchir à la manière de transcrire les grands enjeux de décarbonation, de performance sociale et environnementale dans la réalité économique. Le fait que le groupe Humens soit une entreprise de taille intermédiaire, avec 400 salariés et trois sites de production, deux en France, un à Singapour, offre une certaine agilité dans la prise de décision.

Où en est Humens dans la décarbonation de sa principale usine, le site de production de carbonate et bicarbonate de sodium Novacarb, à Laneuveville-devant-Nancy, où il emploie 320 personnes ?

Une première étape majeure a été franchie ces dernières années avec les deux investissements représentant un total de 190 millions d’euros visant à arrêter les chaudières au charbon pour la production de vapeur. Cette vapeur indispensable aux procédés de Novacarb représente les deux tiers des émissions de CO2 de l’usine. La chaudière biomasse construite et exploitée avec notre partenaire Engie Solutions est entrée en fonction en mai 2023. Le chantier d’une seconde chaudière alimentée cette fois en combustibles solides de récupération (CSR) a démarré en septembre 2023 avec le groupe Suez. Sa mise en service en 2025 marquera la sortie complète du charbon du site, soit une baisse globale de 40 % des émissions. L’usine fonctionnera alors avec un tiers de biomasse, un tiers de CSR et un tiers de gaz naturel.

"Dans la course à la décarbonation, chaque gain compte. Cela permet aussi de conserver la motivation des équipes"

Humens ne compte pas s’arrêter là. Notre horizon demeure la neutralité carbone en 2035. Cette feuille de route doit encore être affinée, mais nous réfléchissons à des solutions permettant de nous passer du gaz naturel. Plusieurs options sont sur la table comme le recours au biogaz. L’hydrogène renouvelable est également une piste, mais cela pose la question de sa production sur place et du coût des installations…

La deuxième grande étape dans notre chantier de décarbonation réside dans l’amélioration de nos procédés. Ceux-ci pèsent pour un tiers dans nos émissions de CO2. Pour cela nous travaillons sur l’amélioration continue pour augmenter les rendements et abaisser la consommation de matière première. L’usine s’est par exemple dotée d’un logiciel capable d’identifier les meilleurs paramètres de fonctionnement du site au regard des émissions de CO2 et d’autres données clés de la production. Nous rechercherons également à électrifier certaines machines comme le four à soude dense ou à trouver une alternative au gaz. L’efficacité énergétique doit nous permettre de gagner 1 à 2 % par an. Cela peut paraître faible. Mais dans la course à la décarbonation, chaque gain compte. Cela permet aussi de conserver la motivation des équipes.

L’adoption de technologie de rupture demeure un champ plus exploratoire, car celles-ci ne sont pas à l’heure actuelle arrivées à maturité. Nous réfléchissons enfin à certains axes de développement que nous pourrions approfondir via la R & D.

Dans un avis très critique rendu le 12 octobre dernier, la mission régionale d’autorité environnementale (MRAE) du Grand Est a regretté l’absence d’étude considérant l’impact global du projet de décarbonation de Novacarb sur l’environnement.

L’avis de la MRAE porte sur la demande d’autorisation d’exploiter une plateforme de préparation de traverses de chemin de fer destinées à alimenter notre centrale biomasse. Cette demande a été déposée par notre partenaire, la société SRB, dans l’Allier. Mais cette question d’une étude d’impact environnementale globale de notre projet de décarbonation se posait aussi pour le projet de chaufferie aux CSR. Nous sommes en train d’y remédier. Engie Solutions, avec qui nous avons co-construit la chaufferie biomasse, a été choisi pour porter cette étude et amener tous les éléments de réponse.

L’équilibre entre réindustrialisation et respect des enjeux écologiques demeure complexe. Il est normal que les règles en la matière soient exigeantes, car l’enjeu c’est aussi l’acceptabilité de l’industrie. Pour Novacarb, le défi est triple. Il s’agit de moderniser la production, de rester économiquement performant sans augmenter les coûts pour nos clients, le tout en travaillant sur tous les sujets environnementaux et sociétaux.

L’usine Novacarb emploie 320 salariés directement et 1 350 personnes sont liées à l’activité du site — Photo : Jean-François Michel

Novacarb se focalise beaucoup sur les émissions de CO2 liées à la combustion et ses procédés, le scope 1 de la stratégie de décarbonation, n’est-ce pas réducteur ?

Novacarb reste effectivement très focalisé sur ses émissions directes (scope 1), car elles représentent l’essentiel de notre bilan carbone. En outre, en tant que gros émetteur de CO2, nous sommes soumis au marché européen des quotas carbone, en forte hausse ces dernières années. Ce chantier étant bien engagé, nous réfléchissons maintenant à optimiser nos transports et à travailler sur l’ensemble de nos achats (scope 3). Notre site est embranché fer, ce qui permet déjà de livrer notre principal client par trains de marchandises. Nous pourrions augmenter cette part de ferroviaire. D’une manière générale, la diminution des émissions de CO2 liées à notre production de carbonate et bicarbonate profite à nos clients. Cela abaisse mécaniquement les émissions liées à leurs fournisseurs, le scope 3 de leur bilan carbone.

Les rejets salins de Novacarb et Solvay ont largement diminué en 150 ans, mais ils ont contraint les villes de Nancy et Metz à adapter leurs modes de captation de l’eau potable. Où en êtes-vous dans la réduction de ces rejets en chlorures ?

Un protocole d’accord 2021-2027 a été signé en janvier 2022 entre la Région Grand Est, l’Agence de l’eau Rhin-Meuse, et les sites industriels Novacarb et Solvay à Dombasle-sur-Meurthe. Un groupe de travail multidisciplinaire a formulé des idées techniques et lancé des premières recherches. Le chantier est énorme pour Humens, un groupe qui réalise 250 millions d’euros de chiffre d’affaires et qui doit porter des investissements lourds pour réduire son impact environnemental. À titre d’exemple, abaisser les chlorures représente un ticket à 20 ou 30 millions d’euros. Au-delà de notre volonté d’agir, nous sommes confrontés à des réalités économiques qui imposent de définir des priorités, de construire une feuille de route. C’est le travail qui m’attend.

Quel premier bilan tirez-vous de vos premières semaines à la direction stratégie et RSE d’Humens ?

La décarbonation paraît évidente sur le papier. La réalité est, elle, plus complexe. Il y a un travail d’alignement de toutes les parties prenantes à faire. La fabrication de carbonate et bicarbonate de sodium peut paraître simple : on additionne du sel et du calcaire. Dans les faits, elle requiert des procédés complexes, avec de nombreux paramètres à prendre en compte. L’ampleur de la tâche peut donner le vertige. Il y a énormément de sujets sur la table pour lesquels on n’a pas forcément la réponse. Mais l’ensemble du groupe met en œuvre les moyens humains et financiers pour réussir le pari de notre transition écologique d’ici à 2035.

Meurthe-et-Moselle # Industrie # Transition écologique # ETI