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En Nouvelle-Aquitaine, la filière papier-carton accuse le coup
Enquête Nouvelle-Aquitaine # Industrie

En Nouvelle-Aquitaine, la filière papier-carton accuse le coup

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Crise du Covid, boom du e-commerce, guerre en Ukraine, inflation… : les raisons s’accumulent pour expliquer la forte tension qui frappe en ce moment l’industrie papetière. Les industriels néo-aquitains dépeignent une période d’incertitudes et de transformations profondes pour faire face au désamour pour le papier graphique.

La consommation de papier graphique a chuté de 20 % entre 2019 et 2021 — Photo : hxdyl

C’est sans doute un symptôme de l’incertitude actuelle, tant les exemples se multiplient partout en France : de la papeterie de Chapelle Darblay (Seine-Maritime) qui se tourne vers le carton ondulé à celle d’Arjowiggins (Sarthe) qui abandonne le papier magazine pour aller vers une production plus technique. L’industrie papetière vit une période de fortes turbulences. En Nouvelle-Aquitaine, en mai, la Fédération Nationale CGT des Industries du Livre, du Papier et de la Communication (Filpac) enjoignait Bruno Le Maire à "stopper les projets de démontage de machines à papier" et remettait en cause celui de la papeterie de Bègles, reprise en janvier dernier par le groupe Global Hygiène.

Le contexte est parlant : enlisée depuis longtemps dans une baisse de la consommation de papier graphique (-20 % entre 2019 et 2021) du fait de la dématérialisation, la filière papier doit en plus faire face à l’augmentation du coût des matières premières, des transports et de l’énergie, accélérée par le Covid et la guerre en Ukraine. Cette conjoncture pousse les industriels à augmenter leurs prix ou à trouver d’autres débouchés, notamment dans l’emballage ou le carton, dont la demande explose (+9,3 % en production entre 2019 et 2021) suite au boom de l’e-commerce et au désamour pour le plastique.

Dans une région où la filière faisait travailler 9 800 personnes en 2020, faisant d’elle la première en France en termes d’emplois, et où le chiffre d’affaires cumulé de la filière forêt-bois papier dépasse les 10 milliards d’euros par an, les conséquences sont visibles.

Une inflation plurielle

Les réponses des industriels sont plurielles car le contexte n’est pas toujours commun. L’espagnol Saica Pack, troisième acteur européen dans la production de papier recyclé pour carton ondulé (3,5 milliards d’euros de CA en 2020, 10 000 salariés dans le monde) possédant 5 usines en Nouvelle-Aquitaine, a ressenti le poids de la crise, malgré la demande accrue. Son approvisionnement en vieux papiers, qu’il recycle pour produire du carton, s’est tari avec la fermeture des centres de recyclages au début de l’épidémie, faisant grimper les prix. "Ils sont relativement stables depuis deux mois mais évoluent en permanence. La matière ne se stockant pas, elle est très sensible aux variations du marché, qu’il suffit de peu pour déséquilibrer", argumente Pascal Giraud, PDG de Saica Pack France. Au-delà de coûts énergétiques "multipliés par deux", une hausse des prix de l’amidon (qui est utilisé dans la fabrication de papiers) "lié à la crise ukrainienne" et un déséquilibre des flux logistiques (encres, palettes…) ont aussi fait flamber la facture. "Au moment de la reprise, les stocks de nos clients étaient vides. Tout le monde s’est mis à produire et ça a créé une demande de matières énorme", poursuit Pascal Giraud. Disposant de ses propres centres de récupération de vieux papiers, Saica, du fait de son économie circulaire, reste encore à l’abri du manque de matière.

"Nous avons stoppé notre turbine gaz, qui fonctionnait en co-génération cinq mois par an, parce qu’elle nous coûtait trop cher à faire tourner"

Même son de cloche chez Ahlstrom-Munksjö (3,1 milliards d’euros de CA, 8 000 salariés), qui fabrique des papiers techniques et alimentaires et possède 45 usines dans le monde dont 2 dans la région, en Dordogne. L’usine de Rottersac, qui regroupe 200 personnes, fabrique essentiellement du papier alimentaire. "La tonne de cellulose a pris 40 dollars en mai. On dépasse les prix de la précédente inflation, en 2018. Le prix a plus que doublé", assure Pierre-Louis Fournil, directeur de l’usine. Les produits chimiques (acide, silicone, agents de collage) et leurs coûts de transport ont suivi le mouvement. L’usine tourne pour les deux tiers au gaz "et son prix a quintuplé en deux ans. L’électricité, elle, a largement doublé. Nous avons stoppé notre turbine gaz, qui fonctionnait en co-génération cinq mois par an, parce qu’elle nous coûtait trop cher à faire tourner", poursuit le dirigeant.

La société Schisler, transformatrice de papier carton (130 M€ de CA prévu en 2022, 600 salariés) basée à Thouars (Deux-Sèvres), a connu elle aussi des hausses importantes : sa facture énergétique, qui représentait moins de 10 % de ses coûts, a doublé depuis l’été 2021 et les différents types de papier qu’elle achète ont subi "entre 30 et 80 % de hausse au kilo. Il y a un problème d’offre et de demande car tout le monde a beaucoup de commandes. Les papetiers ont d’autres clients donc nous sommes obligés d’accepter les hausses pour ne pas perdre en volume. Avec la hausse très importante du coût du transport, notamment maritime, c’est plus difficile de faire jouer la concurrence chez les fournisseurs", explique David Schisler, PDG de l’entreprise, qui fabrique 400 à 500 millions d’unités par mois de sacs en papier, gobelets en cartons et papiers alimentaires. "Nous n’avons pas fait évoluer nos fournisseurs pour garantir notre supply chain. Les prix de nos produits ont augmenté de 20 à 25 %".

Une diversification stratégique

L’inflation vient complexifier un phénomène, plus structurel, de diversification. De nombreux industriels se tournent vers des marchés plus porteurs. En France, la part de la production de papier graphique est passée de 45 % à 17,7 % en vingt ans, et celle de l’emballage et du conditionnement a grimpé de 45 à 66 % sur la même période. Au-delà d’une tendance visible de concentration des industriels et des imprimeurs, c’est cette perspective qui a poussé le groupe parisien Sprint (visant 100 M€ de CA en 2022) à racheter l’imprimerie corrézienne Fabrègue, surnommée "l’imprimeur des mairies" pour ses imprimés administratifs. Si une grande partie de la stratégie de Sprint repose sur la croissance externe (13 sociétés rachetées depuis 2016), notamment pour réduire son recours à la sous-traitance, son PDG Foad Rad indique avoir été obligé de diversifier ses canaux d’approvisionnement et de "refuser des commandes" ou de proposer à ses clients de "changer leurs formats pour continuer à faire tourner les usines".

Sprint, devenu actionnaire majoritaire de Fabrègue début janvier, veut doubler sa capacité de production d’emballages, qui pesait jusqu’à présent environ 10 % du chiffre d’affaires. Cette piste, la quatrième génération de dirigeants de Fabrègue, entreprise créée en 1892, avaient commencé à l’explorer en investissant dans une nouvelle presse dédiée en 2018. "Ne sachant pas si elle allait intéresser le futur repreneur, nous avions développé l’activité et le savoir-faire sans investissements lourds", détaille Emmanuel Fabrègue, évoquant un marché du packaging plus compliqué à adresser mais "moins centré sur la question du prix et plus fidèle". L’imprimeur devrait lancer prochainement un site d’e-commerce de packaging personnalisé, tout en maintenant ses activités historiques.

"Nous sommes devenus multiproduits à un moment stratégique. Soit on se diversifiait, soit on fermait"

Le contexte a aussi donné raison à la papeterie de Condat (Dordogne) et à sa décision de réagir. Elle ne fabrique plus de pâte à papier depuis 1993 et achète les diverses essences lui servant à fabriquer son papier couché (pour l’édition, la publicité ou la presse) en France (chez Fibre Excellence à Saint-Gaudens), en Espagne ou en Amérique du Sud. En revanche, elle a bien investi 80 millions d’euros dans une nouvelle machine dédiée à la fabrication de glassine (papier pour étiquettes), installée en mai 2021. "Nous sommes devenus multiproduits à un moment stratégique. Soit on se diversifiait, soit on fermait", assure Stéphane De Gelis, directeur du site, évoquant un climat "incertain" et un besoin d’être plus résilient face à un marché tendu. Côté matières premières, la facture est, sans surprise, salée pour l’industriel qui a répercuté une hausse de 25 à 30 % à ses clients. "Nous avons subi une augmentation moyenne de 80 % sur un an et demi, en particulier sur le coût de l’énergie, multiplié par trois", poursuit le responsable. Bonne nouvelle, en revanche, elle réfléchit déjà à étendre sa diversification. "D’autres transformations sont à venir, le papier alimentaire ou l’emballage pourraient être des pistes", glisse Stéphane De Gelis, qui souhaite malgré tout garder le savoir-faire acquis par les 420 salariés de l’usine sur le papier graphique. "S’il part, ce sera compliqué de le faire revenir en France"

Tournant énergétique

Pour régler l’épineuse question de leur facture énergétique, ces industriels cherchent à optimiser leur consommation et à diversifier leurs ressources. Saica Pack investit beaucoup dans son processus de décarbonation. "Nous avons déjà deux usines en France, dont une à Châteauneuf-la-Forêt (Limousin) équipées de chaudières biomasse. Nous sommes en train d’en démarrer une autre sur une machine à papier en région parisienne". Après avoir optimisé les cadences de production, l’usine Ahlstrom-Munksjö de Rottersac va investir 31 millions d’euros dans un projet de décarbonisation : sa future chaudière biomasse, alimentée en bois de classe B, produira ses besoins annuels en vapeur (130 à 150 GWh) pour faire baisser la facture et économiser 41 000 tonnes de rejet CO2. Elle va aussi installer une deuxième turbine, fonctionnant à l’électricité. "Il ne faut pas qu’il y ait plus de projets que ce que la filière peut fournir en bois combustible", précise Pierre-Louis Fournil en évoquant ce recours à la biomasse, plébiscité par beaucoup d’industriels.

Fonctionnant en majorité au gaz, la papeterie de Condat, qui consomme chaque année "autant qu’une ville comme Brive ou Périgueux", veut contrer la hausse de sa facture de gaz, passée de "plus de deux à près de sept millions d’euros", Condat a récemment validé un investissement de 50 millions d’euros pour installer en 2024 une chaudière biomasse, pour couvrir 40 à 60 % de ses besoins en énergie. Une décision stratégique, comme celle de la diversification, qui ne devrait pas s’arrêter là : "D’autres transformations sont à venir, le papier alimentaire ou l’emballage pourraient être des pistes", glisse Philippe De Gelis, qui souhaite malgré tout garder le savoir-faire acquis par les 420 salariés de l’usine sur le papier graphique. "S’il part, ce sera compliqué de le faire revenir en France".

La conversion énergétique est à ce point importante que l’Union française des industries des cartons, papiers et celluloses (Copacel) recommandait en début d’année de "veiller à ce que les dispositifs en faveur de l’utilisation énergétique de la biomasse ne créent pas de distorsion de concurrence avec la valorisation du bois en tant que matière première".

Vers une baisse de la consommation ?

Tous les industriels interrogés s’accordent à dire que l’impact de l’inflation n’a pas encore été pleinement répercuté sur le consommateur final, et que le flou de la période, rallongeant souvent les délais de livraison des deux côtés de la chaîne, devrait continuer. "On ne voit pas de fin à ça", poursuit le dirigeant de Schisler. Les consommateurs pourraient-ils se détourner du papier ? "Il y a encore de l’inflation à venir chez les ménages. Ces hausses pourraient faire diminuer la consommation. On ne le voit pas encore dans nos secteurs d’activité, mais dans le monde de l’emballage papier-carton, on commence à voir les signes d’une diminution. Nous répercuterons les hausses jusqu’au moment où les gens vont trouver d’autres solutions que le papier. Il faudra forcément mettre en place un mécanisme de régulation si les prix ne passent plus", estime l’industriel.

Au final, si le papier-carton d’emballage profite d’un vent favorable malgré la hausse des coûts de production, c’est bien le papier graphique, déjà mis à mal, qui en pâtira sans doute le plus. Les multiples facteurs combinés de cette crise obligent les industriels, en Nouvelle-Aquitaine comme ailleurs, à accélérer leur transformation face à une ressource, bien qu’abondante, de plus en plus disputée. Bien malin serait celui qui pourrait prédire quand cette page sera tournée.

Nouvelle-Aquitaine # Industrie # Banque # Imprimerie