Grand Est
Dans le Grand Est, la course au traitement des biodéchets est lancée
Enquête Grand Est # Production et distribution d'énergie

Dans le Grand Est, la course au traitement des biodéchets est lancée

S'abonner

En rendant progressivement disponible un gigantesque gisement de biodéchets, la législation pousse les acteurs de la filière, de la collecte à la valorisation, à s’organiser, conscients que la révolution du traitement passe aussi par la méthanisation. Partout dans le Grand Est, les projets fleurissent malgré un contexte économique qui ne facilite pas les choses.

Green Phoenix collecte les biodéchets à Strasbourg — Photo : Green Phoenix

Depuis le 1er janvier 2023, tous les détenteurs ou producteurs de plus de cinq tonnes de biodéchets (déchets biodégradables, alimentaires, végétaux…) par an - soit un restaurant qui fait environ 100 couverts par jour - sont contraints de les valoriser. À compter du 1er janvier 2024, la loi contraindra tout le monde, collectivités locales et établissements privés et publics inclus, à le faire. C’est ce que prévoit la loi AGEC (anti-gaspillage pour une économie circulaire). Concrètement, cela revient à s’organiser pour trier ces déchets et faire appel à des collecteurs afin que ceux-ci soient ensuite méthanisés ou transformés en compost. Une opportunité pour les acteurs, de la collecte à la méthanisation et au compostage.

30 % des déchets sont des biodéchets

Si la Fédération nationale des activités de la dépollution et de l’environnement estime que le gisement national de biodéchets pourrait atteindre 30 millions de tonnes, les acteurs de la filière se veulent plus pragmatiques : “Un ménage français, soit quatre personnes, produit environ une tonne de déchets par an”, estime Patrick Marchand, le dirigeant du Groupe ABCDE (CA : 10 M€ ; 45 salariés), basé à Saint-Nicolas-de-Port, en Meurthe-et-Moselle, et spécialisé dans la collecte et la valorisation des biodéchets. “Selon les études, environ 30 % de cette masse est constituée de biodéchets”.

À l’échelle du Grand Est, les données montrent que les plateformes de compostage régionales sont capables d’accueillir 1,2 million de tonnes de déchets, quand l’ensemble des sites de méthanisation, soit 264 sites, traite seulement un peu plus de 100 000 tonnes de biodéchets chaque année. Les différentes obligations liées au tri et à la valorisation ont déjà permis de faire augmenter les tonnages de biodéchets valorisés : dans son unité de méthanisation vosgienne, de Mandres-sur-Vair, à proximité de Vittel, le groupe ABCDE a traité 10 000 tonnes en 2022, prévoit 15 000 tonnes en 2023 et veut arriver à traiter 25 000 tonnes d’ici à 5 ans.

Les projets fleurissent partout

"Fin d’année 2023, les biodéchets des collectivités locales et établissements privés et publics vont intéresser tous les méthaniseurs", prévient Benoît Wernette, directeur de Methavos, constructeur d’usines de méthanisation et filiale de Lingenheld. Il observe également que "beaucoup de collectivités sont déjà inquiètes de savoir comment collecter et valoriser ces déchets". Depuis 2015, Methavos construit en moyenne trois usines de méthanisation tous les deux ans. Son objectif est d’en construire "environ trois par an dans un avenir proche", projette Benoît Wernette.

Partout dans le Grand Est, les projets fleurissent : Lingenheld Environnement va démarrer des travaux en septembre 2023 pour ouvrir une usine à Reims, dans la Marne, en 2024. En périphérie de Nancy, dans la commune de Ludres, c’est le groupe marseillais CVE (CA : 75 M€ ; 340 salariés) qui porte le projet d’une unité de méthanisation à 20 millions d’euros, appelée CVE Sud 54 et alimentée par 25 000 tonnes de matières organiques, dont 53 % de biodéchets. La mise en service est programmée pour le premier trimestre 2025.

"Une usine de méthanisation, c’est plus de 10 millions d’euros”

Il peut s’écouler cinq ou sept ans entre un appel d’offres et une mise en service d’usine de méthanisation. Si Laurent Thirion, directeur de Lingenheld Environnement (CA : 195 M€ ; 570 salariés), méthaniseur à Oberschaeffolsheim, explique avoir "anticipé l’impact de l’entrée en application des décrets" contraignant à valoriser les biodéchets, il pointe une difficulté de taille. L’inflation est venue mettre à mal son business plan. Le directeur est en discussion avec les fournisseurs et les banquiers pour pouvoir lancer les travaux de construction d’une usine de méthanisation, qui devrait ouvrir avant fin 2024 à Talange, en Moselle, avec le groupe Beck, partenaire de Lingenheld Environnement dans ce projet. "Une usine de méthanisation, c’est plus de 10 millions d’euros. L’inflation a engendré un surcoût de 600 000 euros environ. L’équilibre n’y est plus", note-t-il.

Des projets différés

Dans l’ouest du Haut-Rhin, les tensions inflationnistes ont contraint le SM4, syndicat compétent pour le traitement des déchets de six collectivités (135 communes, près de 155 000 habitants), à remiser son projet de construction de méthaniseur. “34 millions d’euros au total, c’était bien au-delà du prix initial et beaucoup trop pour notre syndicat”, regrette Carine Frederich. La directrice de la structure pointe aussi les tarifs de rachat du biogaz fixés par l’État qui souffrent de n’avoir pas été revus à la hausse et grèvent la rentabilité des installations. Échaudés, les élus locaux ont préféré lancer une nouvelle consultation pour moderniser l’installation de compostage du syndicat. Mais la méthanisation n’a pas dit son dernier mot. Une réserve foncière a été actée pour faciliter l’intégration d’un module de méthanisation, un jour.

Stratégie identique pour le groupe ABCDE. La société exploite depuis plus de 10 ans un site de compostage à Port-sur-Seille, à mi-chemin en Metz et Nancy, et s’apprête à investir plus de 15 millions d’euros pour installer une unité de méthanisation capable d’absorber 25 000 tonnes par an. “L’enjeu, c’est d’être capable de valoriser les biodéchets qui vont être collectés”, insiste le dirigeant lorrain.

Du compostage à la méthanisation

La grande majorité des installations de méthanisation actuellement opérationnelles sont exploitées par des agriculteurs, et alimentées par 1,3 million de tonnes de déchets d’activité agricole. Agrivalor (CA 2022 : 15 M€, 90 collaborateurs dont cinq agriculteurs) s’inscrit dans cette tendance et s’en démarque à la fois. L’entreprise alsacienne basée à Hirsingue (Haut-Rhin) collecte et traite les biodéchets. Elle a été créée au début des années 2000 par des agriculteurs soucieux de maîtriser la qualité des matières organiques épandues dans leurs champs, et souhaitant s’inscrire dans une démarche de proximité.

L’aventure a commencé par le développement du compostage. Agrivalor compte aujourd’hui cinq structures de ce type à travers le Haut-Rhin. L’idée de passer à la méthanisation s’est imposée dès 2008. Une usine de méthanisation portée par la filiale Agrivalor énergie est sortie de terre en 2012. L’investissement de 7,5 millions d’euros incluait l’équipement nécessaire pour pouvoir mélanger biomasse agricole et biodéchets. Exploiter ces derniers nécessite au préalable un tri et qu’ils soient portés à 70°C pendant moins d’une heure – ce qu’on appelle l’hygiénisation. "Nous avons tout de suite fait le choix d’une méthanisation intégrée à l’échelle du territoire. Pour moi, il n’y a pas de différence entre la méthanisation de biodéchets et de la biomasse agricole : tout retourne in fine au sol. Le territoire doit être associé parce qu’il en bénéficie et parce que l’acceptabilité du projet est aussi en jeu", note Philippe Meinrad, agriculteur et cogérant d’Agrivalor, vice-président de l’association Agriculteur méthaniseur de France. Aujourd’hui, le méthaniseur de Ribeauvillé digère 35 000 tonnes de déchets chaque année, dont un peu moins de 10 000 tonnes de biomasse agricole. Le reste est collecté auprès des acteurs de la restauration, de la grande distribution, de l’industrie agroalimentaire et des collectivités. L’électricité produite à partir du biogaz est revendue à EDF. La chaleur est utilisée pour partie sur site, en particulier pour l’hygiénisation des biodéchets. Le reste alimente un casino et des thermes ainsi que le séchoir à fourrage d’une ferme tout proches. Les digestats sont exploités par une centaine d’agriculteurs.

Un modèle duplicable

"Ce qu’on a fait à Ribeauvillé, on peut le dupliquer ailleurs, affirme Philippe Meinrad. La méthanisation est une solution pour les collectivités et les investissements d’échelle peuvent se réfléchir avec elles pour que les risques soient partagés." À Marlenheim dans le Bas-Rhin, Agrivalor s’est associé avec les agriculteurs qui gèrent le méthaniseur Metha’Co, initialement dévolu au traitement de biomasse agricole. Ils ont investi à travers leur structure juridique commune Tri-co dans une fosse, un outil de tri et un hygiéniseur. L’installation est capable d’assimiler entre 15 000 et 20 000 de tonnes de biodéchets. Le biométhane obtenu est injecté dans le réseau de GrDF.

L’énergéticien voit d’un très bon œil cette montée en puissance de la méthanisation. “La PPE (Programmation pluriannuelle de l’énergie) avait fixé pour objectif d’atteindre 6 terawatts/heure (TWh) de biogaz injecté dans le réseau en 2023. Nous y sommes déjà”, rappelle Pascal Rol, ingénieur d’affaires chargé du biométhane chez GrDF. Dans le Grand Est, l’ensemble des unités de méthanisation injectant directement le gaz dans le réseau a franchi en 2021 la barre du TWh produit, faisant de la région la première productrice de gaz issu de la méthanisation. “Mais il est possible d’aller beaucoup plus loin”, assure Pascal Rol, qui rappelle que GrDF travaille sur un système gazier dans lequel 100 % du gaz consommé en France en 2050 serait issu de sources renouvelables. Si le scénario imaginé par l’énergéticien se réalise, entre 14 et 22 TWh seraient issus de la méthanisation en 2030 et 40 TWh en 2050, soit 20 % du gaz consommé en France.

Collecte urbaine décarbonée

Pour accélérer sur la méthanisation des biodéchets, leur nettoyage - le bio déconditionnement – et leur collecte s’imposent. Les acteurs s’organisent, à l’instar de Suez. Sur son site Valorest, à Strasbourg (Bas-Rhin), les biodéchets arrivent par camions et repartent vers les méthaniseurs en "soupe de biodéchets", après traitement. Xavier Dory, qui dirige Valorest à Strasbourg, prévoit des investissements à hauteur de 600 000 euros sur le site en 2023, notamment pour "accompagner la réglementation" et "proposer un substrat de qualité", résume-t-il.

"Avec un abri bac pour 300 habitants, il reste un million d’habitants à passer en collecte de biodéchets en Alsace et toutes les collectivités sont très motivées. Le modèle qui prend forme, c’est d’installer un abri bac pour 300 habitants. D’ici deux ans, au moins la moitié d’un million aura basculé en collecte volontaire", estime Laurent Lorich, directeur de l’agence Alsace collectivités de Suez RV (Recyclage-Valorisation), sur le site de Valorest, où se situe le siège de l’agence. En 2022, il a signé un contrat de quatre ans (autour de 1,5 à 2 millions par an) avec la ville de Strasbourg pour la collecte et le traitement des déchets déposés volontairement par les habitants dans l’un des 1 500 abris bacs installés aujourd’hui. Début 2024, toute l’agglomération strasbourgeoise sera couverte, avec 700 abris supplémentaires. "Nous avons démarré avec 400 tonnes de biodéchets en 2022, nous passerons à 3 000 tonnes en 2023 et 5 000 ou 6 000 tonnes en 2025", chiffre Laurent Lorich.

En septembre 2023, cinq camions électriques vont venir doubler la flotte nécessaire pour honorer ce contrat. Cela représente un investissement de trois millions d’euros, auquel s’ajoutera une enveloppe de 300 000 à 500 000 euros pour "l’électrification de la base", permettant de recharger les camions.

Les trois vélos-cargos électriques de Green Phoenix n’ont pas nécessité un tel investissement. Ils permettent tout de même à la start-up de collecter et sortir dix tonnes de biodéchets chaque semaine du centre-ville de Strasbourg, de manière totalement décarbonée. Stockés ensuite dans une benne de la société Lingenheld Environnement, au Marché Gare, où se situent les locaux de la start-up, ces déchets sont récupérés par la société partenaire, qui les transforme en biogaz. Celui-ci est ensuite réinjecté dans le réseau d’ES (Électricité de Strasbourg), autre partenaire, qui propose ce biogaz 100 % alsacien à ces clients. De quoi boucler la boucle de l’économie circulaire. Et les cofondateurs ne comptent pas s’arrêter là. Mi-février 2023, ils annonçaient leur implantation prochaine à Metz, en Lorraine. D’autres villes du Grand Est suivront.

Grand Est # Production et distribution d'énergie # Services