Comment les ETI lorraines font face aux défis de la transmission
Enquête # Industrie # Transmission

Comment les ETI lorraines font face aux défis de la transmission

S'abonner

En Lorraine comme partout en France, une entreprise de taille intermédiaire (ETI) sur deux aura changé de dirigeant dans les dix prochaines années. Une vague de transmission qui doit permettre à une nouvelle génération d’assurer la relève et de faire face aux défis de la transition énergétique, de la souveraineté ou encore de la réindustrialisation.

Philippe Semin a transmis le groupe familial de produits pour le bâtiment à sa fille Caroline Semin mais reste opérationnel encore aujourd’hui — Photo : Jean-François Michel

Majoritaire depuis un an au capital du fabricant d’enduits pour le bâtiment Semin, basé à Kédange-sur-Canner, en Moselle, et directrice générale de ce groupe familial depuis 2017, Caroline Semin incarne une nouvelle génération de dirigeants prête à relever les défis de l’époque. Et n’hésite pas à affirmer ses ambitions : "Nous aurons atteint le milliard d’euros de chiffre d’affaires avant 2032", pose Caroline Semin. Quand son père Philippe Semin est entré dans le groupe en 1982, elle ne comptait que sept salariés : ils sont aujourd’hui 900, répartis sur six sites en France, pour un total de chiffre d’affaires de 240 millions d’euros en 2022. Une trajectoire de croissance qui a amené le groupe Semin à entrer dans le club très fermé des ETI, les entreprises de taille intermédiaire, qui regroupent entre 250 et 4 999 salariés pour un chiffre d’affaires n’excédant pas 1,5 milliard d’euros.

Le tissu économique français compte seulement 5 400 ETI, soit 0,2 % du nombre total d’entreprises françaises. Mais elles pèsent au total 1 000 milliards d’euros de chiffre d’affaires, soit 27 % de l’activité totale des entreprises françaises. Le poids des ETI se reflète aussi dans leur capacité à embaucher : 3,4 millions de salariés, soit 25 % de l’emploi salarié total en France. Dans le Grand Est, sur un total d’environ 200 entreprises de taille intermédiaire, le club ETI Grand Est en fédère 70, qui emploient 94 000 salariés pour 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

Soigner les transmissions

Derrière ces chiffres, les trajectoires de croissance s’inscrivent dans le temps long : il faut en moyenne 21 ans pour qu’une PME devienne une ETI, type d’entreprise dont l’âge moyen est de 45 ans. "Le tissu des ETI françaises est structurellement long à se constituer", note le cabinet d’audit et de conseil KPMG, dans une étude de 2023 sur les ETI françaises ("ETI, la relève"). Et pour éviter de briser les trajectoires de croissance, il faut soigner les transmissions, qui se multiplient : "Une ETI sur deux sera en transmission dans les dix ans à venir", précise Stéphane Devin, directeur Grand Est pour KPMG.

Du côté du groupe Lingenheld (650 salariés, 220 M€ de chiffre d’affaires en 2022), basé à Dabo, en Moselle, et présent sur de multiples marchés du BTP (travaux publics, environnement, travaux spéciaux, immobilier), la transmission est un sujet prégnant. Au sein du Club ETI Grand Est qu’il préside, Georges Lingenheld l’évoque régulièrement : "Nous présentons souvent des cas de transmissions lors des réunions du club chez nos adhérents", indique celui qui est encore président du conseil de surveillance du groupe, quand son fils Franck le dirige de manière opérationnelle.

Georges, Franck et Auriane Lingenheld. Trois générations au sein du groupe Lingenheld. — Photo : @Arno Paul - Arno Paul

Arrivé dans l’entreprise en 1993 comme chef de chantier, Franck Lingenheld a attendu le départ de son père pour prendre la présidence du groupe. "La transmission en tant que telle s’est bien déroulée, mais il faut avouer qu’elle fut complexe. L’actionnariat est 100 % familial mais réparti sur deux holdings : la holding historique dans laquelle sont présents mon père, ma mère et ma sœur. La deuxième, que je contrôle et que j’ai créée en 2001, regroupe les activités que j’ai lancées depuis mon arrivée dans la société", détaille le dirigeant. L’arrivée de Franck Lingenheld s’est en effet accompagnée de création de valeur puisque le dirigeant s’est lancé sur de nouveaux marchés, comme le développement d’une activité autour de la méthanisation, levier de croissance important pour le groupe.

Des repreneurs qui créent de la valeur

Pour réduire le coût de la transmission du groupe, la famille Lingenheld a utilisé le dispositif du "pacte Dutreil" (qui favorise les transmissions à titre gratuit en exonérant les donations ou successions à hauteur de 75 % de la valeur des titres de l’entreprise), avec démembrement de propriété sur plusieurs structures. Au final, il en résulte une structuration complexe et la volonté d’anticiper encore plus : les deux enfants de Franck Lingenheld, âgés de 24 et 23 ans, sont déjà entrés au capital de la holding.

Pour Georges Lingenheld, si le pacte Dutreil est un bon outil, il reste toutefois insuffisant pour permettre à la génération suivante d’acter immédiatement des stratégies nouvelles. "Il faut distinguer la transmission des valeurs, du métier de dirigeant, et la transmission financière. En intégrant les futurs repreneurs sur des fonctions opérationnelles, ils vont créer de la valeur, et cette valeur va accroître la valorisation de l’entreprise et donc le coût de la transmission", estime-t-il.

"En Italie, en Allemagne, en Espagne, au Luxembourg par exemple, l'imposition est moindre voire parfois inexistante"

Malgré l’abattement fiscal prévu dans le cadre du pacte Dutreil, le coût de la transmission pèse encore sur les entreprises, avance Georges Lingenheld. Une intuition confirmée par les données de KPMG : 75 % des dirigeants ont en effet été contraints de générer des revenus exceptionnels pour financer la transmission, grevant les capacités d’investissement et d’innovation. "Un handicap au niveau européen puisqu’en Italie, en Allemagne, en Espagne, au Luxembourg par exemple, l’imposition est moindre voire parfois inexistante", déplore le dirigeant.

Pérenniser la croissance

Innover, pour préserver l’héritage et aller encore plus loin. C’est ce qui guide actuellement Caroline Semin. Attirée par le luxe et la gastronomie, la jeune dirigeante n’a pas été "programmée" par son père pour reprendre l’entreprise familiale. "J’étais attirée par l’hôtellerie-restauration", se souvient celle dont le grand-père maternel tenait le Concorde, à Thionville. "Je souhaitais vraiment qu’elle reprenne le groupe", insiste Philippe Semin, qui n’a jamais été tenté d’aller chercher des compétences en externe pour piloter l’entreprise familiale. Aujourd’hui, Philippe Semin s’occupe de la stratégie et des finances, quand Caroline Semin pilote le marketing, la communication et l’organisation des ressources humaines. "Elle finira bien par me mettre dehors", sourit le dirigeant, qui concède avoir laissé les mains libres à sa fille pour inscrire le groupe dans une trajectoire plus respectueuse de l’environnement. "Je le reconnais, c’est absolument capital pour la pérennité de l’entreprise", insiste Philippe Semin.

Au cœur de l'usine Semin à Kedange d'où sortent les premiers enduits à 99% d'ingrédients naturels — Photo : Jules Petras

Non content de mettre sur le marché une gamme d’enduits sans résine végétale, incorporant 99 % d’ingrédients naturels, le groupe veut désormais investir dans des unités de production plus proches de ses clients européens, pour réduire l’impact carbone lié au transport. La Pologne sera le premier pays à bénéficier de cette stratégie : pour un investissement compris "entre 3 et 5 millions d’euros", le groupe Semin va lancer une usine, début 2024, pour répondre aux besoins du marché local.

Plus au sud, dans les Vosges, c’est la maison familiale Thiriet, le numéro deux français sur le marché de la distribution de surgelés, qui peaufine le passage de relais entre les générations. Avec un objectif : continuer la trajectoire de croissance du groupe, qui pèse aujourd’hui plus de 800 millions d’euros de chiffre d’affaires. La transmission en cours se fait avec des atouts non négligeables, comme des réserves foncières disponibles pour agrandir l’atelier d’Eloyes. Mais le futur dirigeant Pierre Thiriet, le fils du fondateur Claude Thiriet, ne cache pas avoir encore besoin de son père pour diriger l’entreprise : "Nous avions un problème de machine dans l’usine, une ligne que nous n’arrivions pas à régler. Mon père est descendu à l’atelier et a réglé le problème en quelques heures", raconte Pierre Thiriet.

Communauté d’intérêt

D’une manière générale, les équipes dirigeantes interrogées soulignent toutes un point essentiel : la nécessité de s’entourer, de compléter les équipes des comités exécutifs par de nouvelles compétences qui s’adjoignent à la famille. À l’instar d’Anne-Claire Goulon, recrutée au sein du groupe vosgien de BTP Livio (400 salariés, 65 millions d’euros de chiffre d’affaires) pour accompagner le dirigeant Frédéric Peduzzi dans la croissance. Comme le souligne Renaud Dutreil, dont le pacte du même nom fête ses vingt ans, "certaines familles choisissent leurs dirigeants à l’extérieur et c’est souvent le choix de la raison".

Au sein du groupe Livio, son dirigeant Frédéric Peduzzi envisage une transmission au profit de ses salariés — Photo : Michel Laurent

Une stratégie qui peut aussi s’écrire en incluant un fonds de capital-transmission ou les collaborateurs des entreprises. Le groupe Livio, par exemple, envisage la mise en place d’un actionnariat salarial dès 2023 et ne rejette pas l’hypothèse d’une mixité plus ample entre la famille et les collaborateurs dans le cadre de la transmission de l’entreprise. "Nous estimons que les collaborateurs constituent un bloc d’actionnariat aussi stable que la famille, nous formons ensemble une communauté d’intérêt", appuie Frédéric Peduzzi.

Meurthe-et-Moselle Moselle Vosges # Industrie # Services # Transmission # Management # Ressources humaines