Les masques, déjà un lointain eldorado pour l'industrie textile ?
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Les masques, déjà un lointain eldorado pour l'industrie textile ?

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Frappée de plein fouet par le confinement, la filière textile française a vu dans la production de masques alternatifs une occasion de pallier la chute de ses marchés traditionnels. Mais ce business de substitution, qui un temps pouvait s'apparenter à un nouvel eldorado, est en passe de virer au paradis perdu. Explications.

Dans la région stéphanoise, AJ Biais (10,7 M€ de CA en 2019 ; 120 salariés) s’est lancé le 31 mars dans la production de masques barrières à destination des professionnels ayant un contact régulier avec le public. — Photo : AJ Biais

« Nous sommes en guerre ». Pour la filière textile française, l’intervention télévisée, du 16 mars, du président Emmanuel Macron a sonné comme un appel à la mobilisation générale. Objectif ? Se mettre le plus rapidement en ordre de marche pour produire des masques alternatifs afin de pallier la pénurie de masques chirurgicaux et FFP2, qui frappe les professionnels de santé, envoyés « la fleur au fusil » sur le front de la lutte contre le coronavirus.

« La filière textile dans son immense majorité a dû adapter son outil de production, former son personnel et parfois même investir lourdement dans du matériel pour être en capacité de produire, à la demande de la direction générale des entreprises (DGE), de plus en plus de masques », rappelle Pierric Chalvin, le délégué général d’Unitex, qui fédère les entreprises du secteur en Auvergne Rhône-Alpes.

Porcher, Boldoluc, Cepovette, Chamatex, Diatex, Les Tissages de Charlieu, Thuasne, Sigvaris… : en Auvergne Rhône-Alpes, bastion français du textile avec plus de 17 000 salariés, pas moins de 45 entreprises décident de participer à l’effort de guerre en convertissant leurs métiers à tisser et leurs ateliers de couture. Un élan de solidarité que l’on retrouve également dans d’autres régions françaises.

Élan de solidarité

C’est le cas en Alsace où dès le 21 mars, plus d’une dizaine d’entreprises se lancent dans la fabrication de masques de protection. « La capacité de production sera de 30 000 masques la première semaine, de 150 000 dès la deuxième semaine et pourrait évoluer encore dès les semaines suivantes », indique-t-on alors au sein du Pôle Textile Alsace. Une montée en puissance que l’on retrouve aussi dans l’Ouest avec la mobilisation du groupement Mode Grand Ouest (105 entreprises ; 3 000 salariés), qui est passé assez rapidement de 250 000 à 500 000 masques produits par semaine.

« La filière textile habillement de la région Ouest s’est largement mobilisée. Une cinquantaine d’entreprises de notre groupement a souhaité participer à cet élan citoyen et de solidarité avec, dans une première phase, la satisfaction de pouvoir sauver des vies, et dans une seconde de pouvoir équiper tout le monde pour le déconfinement et participer ainsi à la reprise de l’activité », relate Sylvie Chailloux, présidente de Mode Grand Ouest et dirigeante de Textile du Maine (53 salariés ; 2,5 M€ de CA).

Pour la filière textile, les masques apparaissent aussi rapidement comme une formidable opportunité de compenser la chute brutale des marchés traditionnels. « Avec le confinement et la fermeture des magasins, les prises de commandes dans la mode se sont arrêtées brutalement. Certains ateliers avaient des commandes en cours et ont donc pu maintenir 50 % de leur activité mais d’autres se sont retrouvés avec 70 % d’annulation et les masques sont arrivés à point nommé pour maintenir les salariés dans l’emploi en évitant du coup d’avoir recours au chômage partiel », rappelle Sylvie Chailloux.

5 000 nouveaux postes créés

Spécialiste du vêtement marin et de la célèbre marinière, le quimpérois Armor-Lux (600 salariés ; 96 M€ de CA) fait partie de ces entreprises à avoir vu dans les masques une opportunité de limiter la casse. « Du jour au lendemain, nos 80 boutiques sont restées fermées et nous avons mis tout le monde au chômage partiel. Comme notre usine produit essentiellement pour nos boutiques, nous nous acheminions vers la même destinée. Mais quelques jours après le début de la crise, nous nous sommes mis à fabriquer des masques et des blouses de protection. Nous nous sommes dit que nous pouvions à la fois être utiles à la population française et maintenir l’emploi de nos opératrices », relate, Jean-Guy Le Floch, président d’Armor Lux.

Un pari payant sur le plan social. « Cela nous a permis de maintenir le moral de nos équipes en les gardant opérationnelles et soudées mais sur le plan financier, ce sont des produits qui ne dégagent que peu de marge brute. Cela paye les salaires et cela nous a permis de passer ce cap difficile de manière élégante », ajoute le dirigeant d’Armor-Lux.

Pour d’autres entreprises, le masque n’apparaît pas comme un produit de substitution mais comme un business potentiel en devenir. « Certaines entreprises envisagent de continuer à produire des masques et visent deux types de marchés : les entreprises qui doivent sécuriser le travail de leurs collaborateurs avec des masques homologués et les particuliers avec des masques plus fantaisie », confirme Marc Pradal, PDG de Kiplay et président de l’Union des Industries françaises de l’habillement.

Et de poursuivre : « Aujourd’hui, sur le territoire national, nous produisons environ 5 millions de masques par jour. Cela représente environ 20 000 emplois et cela nous a permis de créer en deux mois près de 5 000 nouveaux postes dans nos entreprises ».

Une surproduction et des emplois à sauver

Oui mais voilà, ce qui, il y a encore quelques semaines, pouvait s’apparenter à un nouvel Eldorado, pourrait bien se transformer dans les semaines qui viennent en paradis perdu. « Malgré tous les efforts effectués par la filière textile française, certaines entreprises vont se servir à l’étranger. Je suis estomaqué par les vieux réflexes d’acheteurs qui se tournent vers le grand import alors même que nous sommes bien placés en termes de prix », constate Sylvie Chailloux.

Même son de cloche en Auvergne Rhône-Alpes. « Alors même qu’elles ont fait l’effort pour arriver à une production de 5 millions de masques par semaine, à la demande du gouvernement, nos entreprises sont confrontées aujourd’hui à des arrêts, voire à des annulations de commandes de la part de l’État, des collectivités locales et d’entreprises, qui se tournent vers des produits étrangers et notamment asiatiques. Et ce n’est pas une question de coût car les masques français sont hypercompétitifs », assure Pierric Chalvin, scandalisé notamment par la commande faite par l'Etat de 10 millions de masques au Vietnam.

Résultat, en Auvergne Rhône-Alpes, douze entreprises déplorent déjà un manque à gagner substantiel, avec 830 000 masques invendus et des stocks de tissu représentant potentiellement 14 millions de masques supplémentaires. « Les produits fabriqués en Asie inondent le marché hexagonal. Nous demandons à l’État, aux collectivités et aux entreprises de flécher leurs achats de masques en direction des entreprises françaises qui se sont mobilisées dès la première heure. Et s’il reste des stocks résiduels, l’État doit les racheter pour constituer un stock de précaution », harangue le délégué général d’Unitex.

« Il en va de la pérennité de nos entreprises. À l’échelle de notre groupement, si les acheteurs ne se tournent pas vers le made in France, c’est 2 000 emplois qui pourraient à terme se retrouver sur la sellette. D’autant que l’on ne sait pas encore quand et comment va repartir le marché du textile habillement », conclut Sylvie Chailloux.

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