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Thuasne : « L’État doit flécher en priorité l’industrie textile française pour la production de masques »
Interview Loire # Textile # Conjoncture

Élizabeth Ducottet PDG de Thuasne Thuasne : « L’État doit flécher en priorité l’industrie textile française pour la production de masques »

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PDG du fabricant ligérien de dispositifs médicaux textiles Thuasne (2 300 salariés ; 235 M€ de CA en 2019), Élizabeth Ducottet estime que l’État doit, dans les semaines et mois à venir, privilégier les entreprises françaises pour les réapprovisionnements en masques. Entretien.

— Photo : Martin Collombet

Au début de la crise sanitaire, la filière textile a été sollicitée par l’État pour produire en urgence des masques barrière. Avez-vous le sentiment que ce même État oublie aujourd’hui ses discours sur le made in France en se tournant vers des masques importés depuis l’Asie ?

Élizabeth Ducottet : C’est plus complexe que cela. Que l’industrie textile française seule n’ai pas pu répondre aux besoins, c’est malheureusement logique. Cela ne veut pas dire qu’elle a démérité. Au contraire. Près de 450 entreprises françaises se sont quand même mises à fabriquer des masques d’une manière incroyablement rapide. L’industrie textile a fait un effort remarquable mais cela pouvait très bien ne pas être suffisant pour préparer le déconfinement et protéger plus de 60 millions de français. Ensuite, il y a "l’après crise". Et il est effectivement légitime que les industriels s’attendent aujourd’hui à ce que les commandes de l’État et plus généralement des institutions soient fléchées chez eux. Les entreprises ont investi dans la mise en place d’outils industriels, de stocks de matières premières pour produire ces masques. L’État a désormais l’obligation de flécher en premier l’industrie française pour ces investissements.

N’avez-vous pas le sentiment que l’État abandonne son industrie textile, au regard notamment de la commande de 10 millions de masques au Vietnam que l'on a vu passer, ou de l'annonce de certaines entreprises comme AJ Biais, décidée à arrêter la production de masques faute de débouchés ?

Élizabeth Ducottet : Je ne le crois pas. Je pense que l’absence de débouchés est le résultat d’un mauvais timing et de la conjonction de différents paramètres. Le premier, c’est le temps industriel, parfois un peu long à mettre en œuvre, qui explique aussi que des commandes pour des besoins immédiats ont été passées. Malheureusement, ces commandes sont arrivées une fois que l’industrie textile française était en ordre de marche. Et puis, on constate aussi la désaffection et l’oubli des gestes barrière par les Français. Beaucoup ont déjà oublié qu’il était important de porter un masque. C’est donc aussi une affaire de comportement. Le cumul de ces trois facteurs fait que c’est compliqué pour les entreprises textiles qui se sont lancées dans la fabrication de masques. Mais je suis convaincue que l’État a pris conscience de la situation et va tout faire pour y remédier. Le rééquipement en masques alternatifs va continuer à être nécessaire. Ne serait-ce que pour reconstituer des stocks. Et il est légitime que l’industrie textile française puisse en bénéficier en premier lieu.

Le monde "d’après", qui devait régler les problématiques françaises de dépendances industrielles, n’est-il pas, selon vous, déjà derrière nous ?

Élizabeth Ducottet : Je pense vraiment qu’il s’agit d’un mauvais concours de circonstances. Je crois en la volonté de Bercy de reconstituer l’industrie française et je suis confiante. Les pouvoirs publics vont tout faire pour résoudre la situation actuelle.

Les entreprises qui ont décidé d’arrêter leur production de masques auraient-elles dû attendre un peu ?

Élizabeth Ducottet : Je ne peux pas vous dire. Le problème de cette après crise sanitaire, c’est la trésorerie. Nous sommes tous obligés de reconstituer notre trésorerie. Ce qui peut aussi expliquer des prises de décisions rapides. Le masque qui dort est horriblement coûteux en immobilisation de stocks. Je comprends donc parfaitement que les entreprises cherchent à s’en décharger.

"Nous allons continuer la production de masques mais à un rythme qui va s’adapter aux besoins du moment."

Est-ce le cas chez Thuasne ? Avez-vous prévu de poursuivre la production de masques ?

Élizabeth Ducottet : Nous allons continuer la production de masques mais à un rythme qui va s’adapter aux besoins du moment. Cela étant, nous ne sommes pas dans la même problématique que certaines entreprises. Nous avons la chance d’avoir une maîtrise totale de notre outil de production. Nous ne faisions pas de masques avant, mais nous avons pu en faire en utilisant nos machines existantes et dans la mesure où nous produisons en interne une grande partie de nos matières premières, nous sommes moins exposés aux problématiques de stocks. Ce qui ne veut pas dire que nous ne soutenons pas ceux qui sont aujourd’hui dans une situation difficile. Nous souhaitons que les pouvoirs publics prennent en compte la question de ces stocks dans leur approvisionnement en masques pour les semaines et mois à venir.

Le masque en tissu a-t-il un avenir selon vous ?

Élizabeth Ducottet : Je le pense. Pas dans les mêmes volumes que l’on a pu voir pour le déconfinement, mais cela reste un bon outil de protection pour d’autres épisodes viraux à venir mais aussi pour les problématiques d’allergies. Chaque entreprise verra en fonction de sa propre stratégie ce qui est le mieux pour elle. Et ce ne sera pas forcément le masque.

"Nous relocaliserons des productions si nous sommes capables d’arriver à obtenir un prix mondial."

Au-delà des masques, la filière textile peut-elle tirer son épingle du jeu de cette crise qui a fait apparaître l’hyper dépendance de la France dans de nombreux secteurs industriels. Peut-on envisager des relocalisations de production à terme ?

Élizabeth Ducottet : Nous relocaliserons des productions si nous sommes capables d’arriver à obtenir un prix mondial. C’est valable pour des masques, pour des pantalons… Et comment on y parvient ? En agissant sur la fiscalité de la production. Il faut que cette fiscalité soit alignée sur celle des pays européens. Nous sommes de très loin les plus fiscalisés. Or, il faut comprendre que les prix sont aujourd’hui mondiaux et que les frontières n’existent pus pour les produits. C’est en réduisant cette fiscalité sur la production que nous arriverons à être compétitifs.

Suffirait-il de s’aligner sur les principaux pays européens pour concurrencer l’Asie ?

Élizabeth Ducottet : Ce serait déjà un bon début. L’industrie allemande est compétitive et pourtant elle n’a pas de bas salaires. L’Italie aussi dans certains domaines. Comme le dit Thierry Breton (commissaire européen au marché intérieur, NDLR), il faut arrêter de penser l’Europe de manière naïve. Pensons-la de manière efficace et réaliste pour produire à mêmes coûts que les principales puissances.

La fiscalité, est-ce aussi ce qui peut favoriser les investissements sur le territoire français ?

Élizabeth Ducottet : Parfaitement. Juste avant la crise, la France a été recensée comme étant le pays le plus attractif de l’Europe. Je crois beaucoup à la France comme territoire d’attractivité. Et je crois que la période de remise en cause que nous vivons va nous y aider.

Chez Thuasne vous êtes très attachés à cette notion d’investissement dans les territoires. Avez-vous prévu de nouveaux investissements à Saint-Etienne, votre berceau historique ?

Élizabeth Ducottet : Nous avions programmé plusieurs millions d’euros d’investissement sur Saint-Etienne, notamment pour le lancement de notre kit Biflex dédié à la compression des ulcères veineux. La crise a fait que nous n’avons pas eu le temps de tout faire. Mais nous allons les faire. Et puis, nous avons prévu d’investir au moins un million d’euros supplémentaires dans la R & D et notre site historique de La Jomayère à Saint-Etienne. L’idée étant d'avoir plus de souplesse et de réactivité dans notre R & D. Nous avons besoin d'avoir plus d'équipements avec lesquels nous allons faire des tests, réaliser des prototypes et lancer de nouveaux produits. À l’image du gros lancement en cours de nos nouvelles ceintures lombaires et d’autres produits qui devraient voir le jour prochainement.

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