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Réindustrialisation : la Lorraine, riche de ses friches ?
Enquête Nancy # BTP # Collectivités territoriales

Réindustrialisation : la Lorraine, riche de ses friches ?

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Comment réindustrialiser la France sans artificialiser les sols ? Le président de la République Emmanuel Macron a dévoilé ses conclusions : il faut accélérer la conversion des friches. À l’heure du zéro artificialisation nette et avec plus de 5 000 hectares de foncier disponible répartis sur plus de 500 friches, la Lorraine a des atouts pour devenir un eldorado de la réindustrialisation.

Le bâtiment "Energie" du site des Portes de l’Orne, situé dans une zone d’activité entre Amnéville et Rombas, avant sa réhabilitation — Photo : EPF Grand Est

C’est un dossier que le président de la République Emmanuel Macron aurait pu citer en exemple dans son discours du 11 mai, portant sur l’accélération de la réindustrialisation de la France : trois acteurs de la chimie ont décidé, début 2023, d’investir 450 millions d’euros pour implanter une usine de recyclage du plastique sur une friche industrielle reconvertie, en Lorraine. "Nous avons regardé différents sites à travers l’Europe. Finalement, nous avons travaillé avec le gouvernement français, qui a beaucoup soutenu notre projet pour obtenir l’implantation de l’usine en France", précisait alors au Journal des Entreprises le PDG de Loop Industries, Daniel Solomita.

L’annonce, faite par les porteurs du projet, le canadien Loop Industries, le français Suez et le coréen SK Geo Centric a comblé de joie les élus de l’agglomération Saint-Avold Synergie. Par le truchement de l’Établissement public foncier (EPF) de Grand Est, la collectivité avait acheté les 40 hectares libérés par l’ancienne cokerie de Carling et arrimés à la plateforme industrielle Chemesis, avec pour objectif d’attirer un gros projet. "Le responsable de la plateforme, l’agglomération, le Département, la Région, l’État… Nous avons tous poussé dans le même sens", se félicitait Salvatore Coscarella, le président de l’agglomération Saint-Avold Synergie.

573 friches en Lorraine

Sans le savoir, l’élu anticipait la méthode décrite par le président de la République pour réindustrialiser le pays sans continuer à artificialiser des terrains : "Avec les collectivités, on va identifier ces friches et donc c’est un travail avec les régions, les métropoles, les communes, les intercommunalités. On va identifier ces friches où les acteurs locaux sont prêts à dire : on y va", détaillait Emmanuel Macron. "C’est la bonne méthode", confirme Alain Toubol, le directeur général de l’Établissement public foncier de Grand Est. Chargé notamment de porter le foncier pour les collectivités, son établissement est au carrefour d’un ensemble d’acteurs œuvrant déjà tous pour le même objectif : lancer des projets sur des terrains abandonnés. "Les collectivités nous sollicitent, nous avons des échanges avec les services de l’État, avec la Dreal, nous allons aussi travailler avec l’architecte des Bâtiments de France si quelque chose mérite d’être préservé et évidemment, nous travaillons avec les préfectures", décrit le directeur général de l’EPF de Grand Est.

"Il ne sera pas possible d’utiliser toutes les friches pour réindustrialiser"

D’après les derniers chiffres rassemblés par ses services, la Lorraine compte 573 friches, pour plus de 5 000 hectares de foncier. Dans ce total, près de 4 000 hectares ont déjà été occupés par des activités industrielles et près de 700 hectares sont d’anciennes emprises militaires. Une donnée à comparer avec les "20 000 à 30 000 hectares" recherchés par le Président de la République pour "réindustrialiser massivement". Pour Alain Toubol, c’est "indiscutablement une richesse" pour une terre comme la Lorraine, "même s’il ne faut pas laisser croire, dans le contexte de zéro artificialisation nette, qu’il sera possible de tout utiliser pour réindustrialiser". Proposition développée par la convention citoyenne pour le climat, le texte de loi contenant le ZAN, pour "zéro artificialisation nette" a été adopté le 13 juillet et vise à réduire de moitié la consommation d’espaces agricoles et naturels dans la période 2021-2031, soit 125 000 hectares. À horizon 2050, le pays devra atteindre le "zéro artificialisation nette", soit aucune consommation de nouvelle surface.

Cocher "toutes les cases" pour intéresser un industriel

Avis partagé par Alexandre Alardain, responsable du service prospection et implantation des entreprises de l’agence de développement Lorr’up, à Nancy. "Une friche ne se définit pas uniquement comme un site à l’abandon et inexploité, mais aussi par son potentiel d’installation d’une nouvelle activité. Ce qui peut mettre hors-jeu certaines friches. Est-ce que j’ai la surface ? Est-ce que j’ai les réseaux pour desservir mes activités ? Est-ce que j’ai le bassin d’emploi qui correspond à mon besoin ? Il faut cocher toutes les cases pour intéresser un industriel", détaille Alexandre Alardain.

En Moselle, Frédéric Muller, dirigeant de la cristallerie de Montbronn (CA : 2 M€ ; 26 salariés) voulait implanter son "nouveau site de production dans une friche industrielle, identifiée. Je m’attendais à un prix autour de 5 à 10 € le mètre carré". Mais c’est la douche froide pour l’entrepreneur puisque le foncier est mis sur le marché pour un tarif quatre à six fois plus onéreux. Cette réalité économique transforme le projet initial, au profit d’un nouveau bâtiment dans une zone commerciale près de Sarre-Union.

Le niveau de l’investissement a aussi été une clé de la décision chez ER Ingénierie (CA : 5,6 M€ ; 45 salariés). Les dirigeants de la PME familiale ont mis plus de 5 ans avant de trouver le bâtiment qui pourrait abriter les développements à venir de ce fabricant de machines spéciales pour les marchés de l’automobile, de la pharmacie ou encore de l’agroalimentaire. Installée dans un bâtiment de 1 500 m2 à Maxéville, gênée dans son développement par manque de place, la PME était contrainte de louer des locaux temporaires pour travailler sur des projets nécessitant de fabriquer des pièces de grandes dimensions. C’est dans un bâtiment de 3 200 m2, délaissé par un grand groupe, que la famille Faivre a décidé de s’installer : une opération à 2 millions d’euros, comprenant l’achat du bâtiment et les premiers aménagements, contre un budget cinq fois supérieur pour se lancer dans une construction neuve. "Finalement, ne pas construire et rester conforme à l’objectif de zéro artificialisation nette, c’est aussi une motivation ", souligne Maxime Faivre, dirigeant et associé d’ER Ingénierie.

Du grand projet aux PME locales

Pas chère ou trop chère les friches industrielles lorraines ? "Il peut être complexe de trouver une rentabilité pour de la réhabilitation industrielle", tranche Alexandre Alardain. Évoquant les 17 hectares du nouveau parc d’activité Moselle Rive Gauche, à Messein, portés par la communauté de communes Moselle et Madon, le responsable du service prospection et implantation des entreprises de Lorr’up, rappelle que "face au prix du terrain autour 200 € le mètre carré pour du résidentiel, un terrain destiné à l’industrie est plutôt autour de 18 mètres carrés à la revente. Mais avant d’arriver sur le marché, il aura fallu déconstruire, dépolluer, et aligner les ambitions des élus locaux avec les projets portés sur le territoire".

Imaginé en 2005, objet de 5 millions d’euros de travaux en 2011, le parc d’activité Moselle Rive Gauche a été labellisé "site clé en main" en 2020 par le gouvernement. Un label destiné à attirer des industriels en quête de surface "prête à exploiter" et qui a fonctionné, comme le montre l’installation de l’usine Loop sur la plateforme Chemesis. Mais c’est une nouvelle orientation stratégique, vers les PME locales et les artisans, qui a permis à la nouvelle zone de commencer à se remplir, début 2023, avec les implantations de PheNomen et Aloxe France.

Pour aider les collectivités à réhabiliter correctement leurs friches, Emmanuel Macron a évoqué un montant d’un milliard d’euros, investis par la Banque des territoires. Localement, du côté de cette filiale de Caisse des Dépôts, on indique que le cadre opérationnel de ce nouveau budget sera fixé en septembre. Mais les fins connaisseurs des rouages de l’État savent déjà glisser des détails sur le montage : la contribution de la Caisse des Dépôts devrait se faire via le "fonds vert", imaginé pour aider les collectivités à lancer leur transition écologique, et porter sur 450 millions d’euros fléchés vers la création de 50 nouveaux sites "clés en mains" pour les industriels, ainsi que 650 millions d’euros pour la revitalisation des friches, soit des montants comparables avec les montants déjà mobilisés par le fonds friches, dispositif imaginé pour soutenir les collectivités dans leur projet de recyclage du foncier.

Comment aller plus vite ?

Beaucoup d’argent public et l’arrivée du zéro artificialisation nette voulue par la loi : la recette parfaite pour faire monter les prix ? "Je ne crois pas", avance Thierry Hory, le président de la société d’équipement du bassin lorrain, basée à Metz. "Les propriétaires du foncier n’auront aucun intérêt à jouer la montre, d’autant qu’ils savent que les établissements publics peuvent finir par les exproprier". Pour Alain Toubol, le contexte va "exacerber la question du coût du foncier, mais aussi de la complexité de la négociation foncière. Les propriétaires avaient déjà conscience qu’ils avaient un petit trésor dans les mains, mais ce sera de plus en plus le cas. Derrière, ça veut dire que vous négociez dur".

Autre écueil à éviter pour convertir des friches : si la mécanique de travail imaginé par le président de la République est déjà connue et utilisée, le calendrier ne l’est pas. En dévoilant les grandes lignes de son projet sur les friches, le président de la République a insisté sur la nécessité d’aller plus vite sur les conversions, évoquant même une "hyper accélération", soit entre 7 et 9 mois pour finaliser une implantation.

Mais de l’avis des spécialistes du secteur, aucun dossier ne ressemble à un autre, et il semble bien audacieux de vouloir fixer des délais. "Moi je dis chiche ! Allons-y, accélérons", lance Thierry Hory, tout en précisant que les projets d’implantation sur les friches en Lorraine prennent en moyenne entre 17 et 18 mois. "Pour faire mieux, il nous faut des procédures accélérées, une réglementation spécifique sur les friches qui nous permettent d’aller encore plus vite."

Si certains groupes industriels sont alignés avec la volonté du chef de l’État de trouver des terrains rapidement, les PME locales envisagent cette question de manière très diverse. Pierre Tilly, le dirigeant du groupe Tilly (CA : 57 M€ ; 145 salariés), opérant dans la distribution, la maintenance et la location de matériel aux professionnels, était coincé dans son bâtiment historique à Woippy, en Moselle. "À Woippy, nous avons un vrai problème de structure industrielle. Il nous fallait passer un cap et la situation était déjà en train de pénaliser la rentabilité de l’entreprise", explique Pierre Tilly. Pendant quatre ans, le dirigeant du groupe a cherché, en vain, du foncier au bord de l’autoroute A31 : "J’ai trouvé une solution il y a quelques mois, puisque nous allons reprendre l’exploitation de 4 300 m2 dans l’ancienne concession Mercedes à La Maxe". Les filiales Tilly Manutention et Tilloc doivent quitter le site de Woippy et emménager en octobre prochain. Si le temps de la réflexion a été long, l’exécution du projet se veut très rapide : la bonne méthode pour ne pas confondre vitesse et précipitation.

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