Le chanvre textile tisse sa toile en Normandie
Enquête # Agriculture

Le chanvre textile tisse sa toile en Normandie

S'abonner

Après des décennies de désintérêt du grand public et des producteurs, la culture du chanvre refait son apparition sur les terres normandes. La mobilisation de différents acteurs régionaux, des agriculteurs locaux jusqu’aux fabricants de textile, conduit aujourd’hui à la renaissance de la filière textile. La Normandie est en passe de produire ses premiers jeans 100 % chanvre dès l’automne 2023.

La filière chanvre normande a été lancée officiellement en mars 2023 à la Coopérative Linière du Nord de Caen, installée à Villons-les-Buissons — Photo : Isabelle Evrard

Le chanvre reprend du poil de la bête sur le territoire français. En 1960, il ne restait plus que 700 hectares de chanvre en France. Depuis les années 1990, porté par un fort courant écologique, un nouvel intérêt pour le chanvre permet une progression constante des surfaces de production en France. Le chanvre à usage textile opère même un retour remarqué en Normandie, mais aussi dans l’Aube, la Sarthe, le Maine-et-Loire, et la Camargue. Si bien qu’en 2022, selon l’interprofession Interchanvre, la France comptait 1 278 producteurs français pour 21 700 hectares de chanvre cultivé, contre moins de 12 000 en 2012. La France est ainsi devenue le plus gros producteur de chanvre en Europe, derrière la Chine, premier producteur mondial. Selon Interchanvre, 100 millions d’euros ont été investis dans la filière depuis les années 60. Pour sa directrice, Nathalie Fichaux, "la filière recèle un potentiel considérable mais elle se trouve encore au stade d’un développement qu’il faut soutenir."
Selon une résolution du Sénat en date du 8 juillet 2022, portant sur le développement économique de la filière du chanvre en France, le marché du chanvre pourrait atteindre d’ici à cinq ans, 1,5 à 25, milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel et l’emploi, directs et indirects, de 18 000 à 20 000 personnes supplémentaires. La filière française s’est dans un premier temps fixé un objectif de taille : intégrer du chanvre dans les 15 000 tonnes de textile des JO Paris 2024.

Produire des textiles vertueux

La Coopérative Linière du Nord de Caen va semer 260 hectares en 2023 — Photo : Isabelle Evrard

En Normandie, la filière est encore récente : elle a été officiellement lancée en mars 2023 à la Coopérative Linière du nord de Caen, installée à Villons-les-Buissons devant un parterre d’agriculteurs et d’entreprises locales. "La filière chanvre est très prometteuse et pourrait faire des agriculteurs-liniculteurs normands les leaders mondiaux de la production de textiles vertueux. C’est une initiative gagnante pour les agriculteurs et les consommateurs. Avec l’implantation de la culture du chanvre, nous allons dans le sens d’un impact carbone réduit, d’un attrait fort sur les produits régionaux et l’économie circulaire" a souligné le président de la Région Normandie, Hervé Morin lors du lancement officiel de la filière.

Solution idéale pour permettre les rotations de culture, en complément des autres travaux en cours sur la protéine végétale (soja, lentilles, lupin, féveroles, pois…), le chanvre se révèle une excellente voie de diversification et de développement pour les agriculteurs et les entreprises normandes. Au niveau exploitation, le chanvre possède des performances agronomiques très séduisantes pour les agriculteurs, et qui en font un modèle de développement durable : vitesse de croissance rapide (ce qui permet de libérer rapidement la parcelle pour le blé), bonne résistance à la sécheresse, absorption facile des fortes pluies (aucune irrigation nécessaire), aucun traitement phytosanitaire nécessaire, rupture des cycles de maladies, zéro déchet… "Tous les freins concernant la culture, la récolte, le teillage et le débouché sont désormais levés. Une belle dynamique de relocalisation se met en place", ajoute Hervé Morin qui souhaite faire de la Normandie, la première région productrice de chanvre.

Prototype pour faucher le chanvre

Ainsi, pour permettre aux agriculteurs normands de se lancer dans la culture du chanvre, il a fallu imaginer et développer une machine qui permette de récolter le chanvre. "Les arracheuses de lin traditionnelles ne fonctionnent pas pour la culture du chanvre, qui est trop haut", explique Clotilde Eudier, agricultrice dans l’Orne et vice-présidente de la Région chargée de l’agriculture. Après plusieurs expérimentations, l’association Lin et Chanvre Bio (basée à Saint-Vaast Dieppedalle en Seine-Maritime), qui a fait le choix de s’appuyer sur la filière lin, imagine de coupler deux faucheuses paralléliseuses chinoises l’une sur l’autre (le chanvre est une des principales cultures en Chine, NDLR) : "Cette solution était provisoire", reconnaît Nathalie Revol, chargée de mission chanvre textile de l’association Lin et Chanvre bio. Le prototype de faucheuse automotrice est finalement développé en partenariat avec l’entreprise belge Hyler, spécialisée dans le développement de machines de récolte et de traitement des fibres. La machine "Hyler Sativa 200" est alors testée lors de deux saisons de récolte, en 2022, chez des agriculteurs volontaires. Le chanvre est alors coupé et conditionné selon le même procédé que les arracheuses à lin. "Cette campagne a été un succès !" se félicite la chargée de mission, "les premiers essais de teillage des tiges, enfin bien calibrés par un outil adapté, sont très satisfaisants : la cadence de teillage et les rendements en fibres longues ont avoisiné les 20 %." Partenaire du projet, la société coopérative agricole linière du nord de Caen (40 salariés ; 18,2 M€ de CA), a acheté le premier prototype, aidée financièrement à 50 % par la Région Normandie, soit 350 000 euros d’aides régionales. "Grâce à la machine conçue par Hyler, nous avons pu augmenter les cadences et le taux de fibres longues, soit plus d’une tonne de fibres longues en moyenne par hectare et cela va aller en s’améliorant", assure Marc Vandecanlaere, président de la Coopérative Linière, "de 70 hectares semés l’an dernier, nous allons passer à 260 hectares en 2023."

Économie circulaire

Le chanvre est une culture idéale pour tisser et confectionner des vêtements — Photo : Isabelle Evrard

Le chanvre suscite aussi beaucoup d’intérêt, en aval de la filière, chez les professionnels du textile qui misent sur des collections 100 % Made in France. "Le chanvre possède un capital sympathie qu’on n’explique pas. Les grandes marques voient dans le chanvre une possibilité de se diversifier et de différencier", confirme Karim Behlouli, directeur de la société NatUp fibre, qui a inauguré la French Filature, la première filature de lin au mouillé en France, à Saint-Martin-du-Tilleul (Eure) en septembre 2022. Tout comme la Coopérative linière du Nord de Caen, la filature euroise, qui a nécessité 4,4 millions d’euros d’investissements (35 employés), ne se limite plus au lin et accueille désormais du chanvre, qui est peigné, préparé et filé sur place. "Si la totalité des fils obtenus a été tissée dans l’entreprise textile Emanuel Lang, située à Hirsingue dans le Haut-Rhin, l’implantation de cette French Filature en Normandie permet ainsi de suivre une économie circulaire complète. Prochaines étapes de développement de la filière en 2023 : travailler sur la valorisation des fleurs (productrice de CBD) et les étoupes de teillage (séparation des fibres longues et fibres courtes), mais aussi affiner la maîtrise des différentes opérations au champ (temps de rouissage, retournement).

Des jeans 100 % chanvre

Hervé Morin a reçu le premier jean 100 % chanvre normand — Photo : Isabelle Evrard

L’entreprise Le Gaulois, implantée à Décines-Charpieu, à côté de Lyon, s’est jointe au mouvement lancé par le normand Lin et Chanvre Bio et a confectionné le premier jean en chanvre en 2019, puis remporté le prix 2020 du coup de cœur du jury des trophées de la bio économie. "Nous avons alors proposé à nos adhérents notre petite série de 500 jeans 100 % chanvre. Ils ont été vendus en quelques jours, 139 euros pièce", reconnaît Jean-Charles Tchakirian, fondateur Le Gaulois Jeans. "Les consommateurs sont aujourd’hui friands de produits made in France, biosourcés et aux valeurs environnementales fortes."

De son côté, la marque Drekks, également signataire de la Charte Lin et Chanvre Bio pour le chanvre textile, a choisi de s’installer à Caen, "proche des produits de cultures" début 2023, comme le souligne son président Jeff Lubrano, qui a pour ambition de produire localement un jean à partir du chanvre normand et d’ancrer sa marque sur le territoire. "Pour l’heure, les faibles quantités de matière disponible ne permettent pas une production à grande échelle. Le tissu sorti des premières récoltes locales de l’été 2021 a servi à la mise au point de notre présérie de prototypes, dans le cadre des essais Lin et Chanvre Bio. Avec la récolte de l’été 2022, en cours de tissage, nous prévoyons une première série de 1 000 jeans qui seront tous fabriqués à façon sur mesure. Les précommandes ont débuté au printemps 2023, et les premières livraisons sont programmées à partir de la rentrée de septembre 2023."

Si la banque mondiale désigne l’industrie textile comme le secteur le plus polluant, le chanvre, qui met en avant une économie 100 % circulaire et locale, pourrait bien être LA solution aux nouvelles attentes sociétales. Avec le jean 100 % chanvre normand, Levi’s n’a qu’à bien se tenir !

Normandie Lyon Haut-Rhin Eure Manche Orne Seine-Maritime # Agriculture # BTP # Agroalimentaire # Plasturgie # Textile