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En Nouvelle-Aquitaine, le chanvre en quête de débouchés
Enquête Nouvelle-Aquitaine # Agriculture

En Nouvelle-Aquitaine, le chanvre en quête de débouchés

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En cours de structuration en Nouvelle-Aquitaine, la filière du chanvre semble redécouvrir un potentiel perdu. De multiples groupements de producteurs voient le jour et des transformateurs s’organisent, motivés par la promesse de nouveaux usages et débouchés. Tour d’horizon d’initiatives locales et des freins qu’elles rencontrent encore dans leur course lente vers la démocratisation d’une plante à haut potentiel.

En 10 ans, les cultures de chanvre sont passées en France de 12 000 à près de 22 000 hectares — Photo : REGION-NA/F.ROCH

Après son déclin entamé à la seconde moitié du 19e siècle, la culture du chanvre fait sa réapparition en France. Face aux prises de conscience environnementales, cette sous-espèce de cannabis dispose d’atouts non négligeables : elle n’a pas besoin de traitement phytosanitaire et son système racinaire profond lui permet de consommer très peu d’eau. Elle améliore aussi la structure des sols et augmente naturellement les rendements (de 5 à 10 %) des cultures suivantes en rotation, permettant donc une meilleure rémunération des agriculteurs qui la cultivent.

En 2022, 1 278 producteurs français en cultivent 21 700 hectares, contre moins de 12 000 en 2012, selon le syndicat national Interchanvre. Dans la région Nouvelle-Aquitaine, même si la surface cultivée reste modeste - 664 hectares, principalement dans les Deux-Sèvres (223 ha), la Creuse (198 ha) et la Charente-Maritime (92 ha) -, le chanvre, historiquement utilisé dans la corderie et l’habillement, revient en force. À tel point qu’agriculteurs et transformateurs se mobilisent pour démocratiser ses différents usages, des graines (huiles, cosmétiques, farines), à la fleur (CBD, compléments alimentaires, produits pharmaceutiques), en passant par la tige (bâtiment pour l’isolation, paillage, litière, papier, plastique, textile) ou la poussière (méthanisation).

De nouvelles initiatives voient le jour : en juin, les entreprises Terroir et Vapeur (e-liquides), Le Temps des Cerises (confiseries, chocolats, café, thé), Odysud Nutrition (compléments alimentaires) et Maison Fronteau (boulangeries-pâtisseries), associées à un agriculteur et à l’Agropole d’Agen, ont fondé le groupement d’intérêt économique "Chanvre de Garonne". Conçue pour devenir une "filière du chanvre bien-être" lot-et-garonnaise, la marque veut surtout être un "gage de qualité" face à une offre pléthorique mais à la traçabilité chahutée par un cadre légal encore flou sur le CBD et régulièrement remis en cause par la législation française et européenne.

Recherche de débouchés

La traçabilité et la qualité, c’est aussi l’un des soucis premiers du "Chanvre de mon père", une marque créée en 2021 par Nicolas Roumat, dont les parents cultivent le chanvre depuis 1999. Aujourd’hui, Nicolas gère six hectares de chanvre bio à Fauillet (Lot-et-Garonne) et valorise la graine dans l’huilerie montée par ses parents. Le jeune agriculteur a développé une gamme d’huiles (CBD et alimentaire) et imagine déjà de nouveaux produits pour améliorer sa rentabilité et viser de nouveaux marchés : protéines de chanvre, sachets de graines décortiquées, tisanes ou cosmétiques font partie des pistes explorées. "Le marché du CBD est en déclin, la saturation de l’offre arrive, même si je pense qu’il a sa place dans le temps. Les personnes qui investissent fortement dans des machines d’extraction d’huile font un pari osé, le marché nage dans le flou et peut se retourner à tout moment. De notre côté, nous souhaitons partager notre chiffre d’affaires entre différents produits", explique le créateur de la marque, aujourd’hui commercialisée sur l’exploitation et dans un réseau de boutiques bio. Même si les points de vente et la consommation de CBD ont explosé, notamment depuis la pandémie de Covid-19, il n’est que la molécule émergée d’une plante au vaste potentiel.

Plusieurs expérimentations avancent en même temps pour constituer une alternative dans l’alimentation, le bâtiment (matériaux biosourcés) ou le textile (mode durable). Garder et développer la valeur ajoutée des différents débouchés, c’est déjà l’enjeu des 14 agriculteurs (120 hectares) composant Chanvre Mellois, une société fondée à Melleran (Deux-Sèvres) en 2005 et qui fait aujourd’hui figure de modèle dans le petit monde du chanvre. La SARL multiplie les expérimentations dans l’isolation, le bâtiment et le textile. Aux côtés de RBX Créations, société basée à Neuillac (Charente), créatrice d’une marque de vêtements et d’accessoire en chanvre, le collectif d’agriculteurs participe à un programme de recherche visant à extraire la cellulose du chanvre pour la transformer en fibre textile ou en matière destinée au thermoformage (moulage) afin de substituer ce nouveau fil au coton et aux fibres synthétiques. "Nous sommes en phase de vérification du process industriel", glisse prudemment Hubert Rinaldi, cofondateur de Chanvre Mellois.

Le textile reste un débouché encore assez lointain, même pour Viridi Gallus, société regroupant 27 agriculteurs basée en Charente-Maritime. Se définissant elle-même comme "à la croisée de l’agriculture et de l’industrie", elle a aussi trouvé ses premiers débouchés dans l’alimentaire ou l’écoconstruction, "en attendant le textile". "Nous essuyons les plâtres sur la fibre végétale, le cours du chanvre n’existe pas donc les filateurs n’ont pas de prix référentiel sur le chanvre défibré", confirme Sophie Pouget, directrice générale de la SAS. Elle travaille notamment avec le filateur Safilin pour transformer la fibre en tissu. Libéco, fabricant belge de tissu d’ameublement haut de gamme en lin, lui a déjà fait des premières commandes sur du chanvre défibré.

Alimenter la filière

Autre débouché possible pour le chanvre : la filière alimentaire, encore timide, est la première investie par Les Chanvres de l’Atlantique, basée à Saint-Geours-de-Maremne (Landes). Cette SAS tire ses premiers revenus (1,8 M€ de CA en 2021) de la graine de chanvre. Elle a construit une première usine alimentaire de 2 000 mètres carrés pour y produire des huiles, compléments alimentaires, farines de protéines, pâtés végétaux ou du tofu de chanvre. "Nous avons des gammes qui se vendent en GMS et dans des réseaux spécialisés (boutiques bio). En plus de ça, nous vendons de grosses quantités de matières aux industriels de l’agroalimentaire, c’est le seul moyen de garantir nos volumes", confie Vincent Lartizien, fondateur de la société.

De son côté, la SAS Green Leaf, basée à Damazan (Corrèze) s’est dirigée vers l’intégration de chanvre dans des "produits alimentaires du quotidien pour développer le marché en France. Il existe encore des barrières à la consommation du chanvre dans des produits alimentaires comme la cuisson pour l’huile ou la graine, mais la protéine est très assimilable et contient de nombreux minéraux en grande quantité", affirme son fondateur, Aurélien Delecroix. Aujourd’hui, l’entreprise fabrique une dizaine de produits sur les 50 références qu’elle vend en ligne (pâtes à tartiner, biscuits, thés…), en GMS et en magasins spécialisés. "Nous avons une grosse activité de conditionnement des produits distribués car nous ne sommes pas assez gros pour trouver des industriels qui pourraient nous faire de la fabrication à façon. Il s’agit de petits acteurs, artisans ou industriels, qui n’ont pas forcément les machines nécessaires pour nous livrer un produit fini. On conditionne 80 % de ce qu’on distribue". Depuis son lancement en 2019, Green Leaf (15 personnes, 1,1 M€ de CA en 2021) a investi "entre 350 et 400 000 euros" mais rencontre quelques freins suite à la crise rencontrée actuellement par la filière bio. Elle espère "passer un cap en termes de volume pour diminuer le coût de revient et avoir un impact sur les prix de vente, qui restent assez élevés", détaille Aurélien Delecroix. Prix plus élevés, marges restreintes : les freins à la démocratisation du chanvre dans l’alimentation sont encore nombreux, mais des essais culinaires ont lieu dans la restauration publique (cantines scolaires, maisons de retraite, etc..). "On n’est pas sûr que ça prenne, il y a un peu d’inertie mais on démarre", indique Stéphanie Sauvée.

Investir pour massifier

La valorisation de toutes les parties de la plante serait, à entendre les professionnels du secteur, le secret d’une certaine pérennisation de la filière. Pour démocratiser le chanvre dans les filières auxquelles il se destine, les entreprises investissent, chacune à leur échelle. Chanvre Mellois, par exemple, mise sur la recherche et développement. Elle dédie "50 à 80 000 euros par an" à la R & D, pour trouver de nouveaux débouchés. En plus de son travail sur le textile avec RBX, la société est en cours de certification pour fournir à "un gros industriel du bâtiment" de la en matière destinée à fabriquer des briques de terre chanvre. Elle en a récemment obtenu auprès de "Construire en chanvre" pour ouvrir aux marchés publics l’utilisation de sa chènevotte dans des enduits ou des murs. "Nous sommes les seuls en France à avoir obtenu une certification sur la laine de chanvre en vrac", poursuit Hubert Rinaldi. Le but de ces certifications : créer des référentiels pour démocratiser les différents usages.

De son côté, Viridi Gallus a investi "plus de 300 000 euros" pour un prototype de machine industrielle de défibrage et espère poursuivre ses efforts dans l’achat d’une teilleuse (machine de défibrage). Cette année, elle fera venir un prototype belge d’une faucheuse parallélisée, une nouvelle méthode de récolte uniformisée. "On va la tester sur une vingtaine d’hectares. Si ça fonctionne, nous aurons levé tous les nœuds pour aller vers des volumes plus industriels. Nous espérons atteindre 700 à 1 000 hectares cultivés pour rentabiliser l’investissement d’une teilleuse, soit environ 1,5 million d’euros, en 2027 ou 2028".

Chanvres de l’Atlantique, enfin, se prépare à investir dans une nouvelle usine ("dix fois plus grande que la première") de défibrage pour le chanvre textile, qui devrait voir le jour en 2024. Pour l’alimenter, elle va devoir grandement augmenter les volumes de récolte des agriculteurs avec qui elle contractualise, et passer de 300 hectares en 2022 à 1 000 espérés en 2024. Elle développe en même temps un projet de serre pour la production de cannabis thérapeutique. En tout, le fondateur estime l’investissement industriel nécessaire à l’ensemble du projet à "une vingtaine de millions d’euros".

Local VS global

Se questionnant encore sur la meilleure approche à adopter, la filière peut aussi compter sur la Région Nouvelle-Aquitaine, même si ses travaux sont récents. Elle n’a en effet débuté la structuration de sa politique, avec un soutien financier dédié de 19 300 euros, qu’en 2019 après la sortie d’un rapport centré sur ses perspectives de développement. Rédigé par Stéphanie Sauvée, consultante en "filières vertes", et la coopérative Karibati, spécialiste du bâtiment biosourcé, il a défini la logique de pilotage actuelle, portée depuis l’an dernier par l’association Chanvre Nouvelle-Aquitaine, qui regroupe une soixantaine de transformateurs, producteurs, distributeurs, acteurs publics et privés. Sa mission : fédérer autour de "nouveaux marchés (écomatériaux, mode durable, alimentation), bien plus ouverts aujourd’hui. Il y avait un potentiel amont et aval mais les acteurs étaient tous un peu éclatés. Nous avons donc monté un plan d’actions visant à rendre la filière autonome en poussant les agriculteurs à se regrouper selon le modèle de Chanvre Mellois, qui a développé une unité de défibrage moins coûteuse. Nous voulons démultiplier ces petites unités dans chaque département par le biais de contrats de licence de marque", explique ainsi Stéphanie Sauvée, qui œuvre aujourd’hui au sein de l’association régionale. "Tout cela vise à rendre la filière plus résiliente, avec une transformation et une valorisation locale".

Ce modèle de développement local en circuit court, Vincent Lartizien semble l’interpréter comme un manque d’ambition. Le créateur de Chanvres de l’Atlantique, l’un des plus gros acteurs régionaux, parle même d’une "erreur". "Il faut commencer par développer des outils industriels, de grosses structures qui vont pouvoir acheter la matière aux agriculteurs pour la transformer. Créer de petites unités, ça dessert même l’évolution du chanvre, on demande aux agriculteurs de transformer et de commercialiser alors qu’ils ont déjà du mal à produire et à écouler leur matière. On a besoin de réunir le monde agricole et les industriels", insiste cet ancien surfeur professionnel, reconverti dans le chanvre en 2016 avec un but majeur : investir dans la production textile. Aurélien Delecroix, fondateur de Green Leaf, temporise. "Certes, il y a encore des manques à combler et des besoins d’industriels pour viser de gros marchés mais ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas miser sur le local. Les deux visions sont complémentaires et poursuivent le même but : massifier la production".

Encore en rodage, le chanvre néoaquitain croit en son avenir. "Nous n’en sommes qu’au tout début, nous sommes tous débutants. Et nous avons intérêt à nous penser comme tel, sinon ça va nous coûter cher. La région a un potentiel vaste", termine Vincent Lartizien. Selon le rapport régional consacré à la filière, son chiffre d’affaires pourrait peser 22 millions d’euros en 2027 et "être multiplié par quinze en dix ans".

Encadré

Une culture d’intérêt public ?

La forte sécheresse de cet été a persuadé la collectivité Mellois en Poitou, en Deux-Sèvres, qu’un soutien au développement économique du chanvre était stratégique. "Nos intérêts se situent sur la gestion de l’eau mais le chanvre est intéressant dans une politique globale qui touche aussi l’environnement, l’agriculture et l’économie en général", assure Nicolas Ragot, vice-président de la collectivité en charge de l’attractivité économique et touristique. "Notre rôle est aussi d’amorcer des marchés", continue l’élu. Principaux débouchés identifiés : le bâtiment et l’alimentation. Ainsi, la collectivité finance des expérimentations de parcelles pour une quinzaine d’agriculteurs en 2022, associée à l’agence de l’eau locale, le Symbo, à la Région Nouvelle-Aquitaine et à la fondation Avril. "Cela représente 60 à 70 000 euros d’investissement", chiffre Nicolas Ragot. La communauté des communes organise ainsi l’achat des semences et l’accompagnement technique, tout en cherchant à multiplier les transformateurs, à l’image du pâtissier Baillon, de Melle et une pâte ou du Pressoir des Maisons Blanches. Côté bâtiment, six expérimentations de rénovation ou construction en chanvre sont accompagnées en région. À Melle, on étudie l’alternative du chanvre dans le cadre de la rénovation et de l’extension d’une salle de sport. Pour Anne-Claire Augereau, chargée du développement économique de la collectivité, l’accompagnement a aussi ses limites. "L’objectif n’est pas que les collectivités financent sous perfusion, il va falloir que les agriculteurs s’approprient le projet de filière".

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