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Comment la filière agroalimentaire alsacienne s'arme face à la flambée des coûts
Enquête Alsace # Agroalimentaire # Conjoncture

Comment la filière agroalimentaire alsacienne s'arme face à la flambée des coûts

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Pression sur les prix de l'énergie, des matières premières, des transports… Les entreprises de l’alimentaire sont tiraillées de tous les côtés. Deuxième secteur industriel d’Alsace, l’agroalimentaire trouve des ressources locales et déploie des stratégies pour passer le cap.

Les industries agroalimentaires pèsent six milliards d'euros de chiffre d'affaires en Alsace — Photo : Schneider Food

Du jamais vu depuis plus de trente ans. En juin 2022 en France, sur un an, l’inflation a atteint 5,8 % en raison de la hausse des coûts de l’énergie et des produits alimentaires. Et elle pourrait même frôler les 10 % en septembre, selon un rapport du Sénat qui explique la situation actuelle par "des sous-jacents concrets comme la reprise économique soudaine, les aléas climatiques extrêmes et la guerre en Ukraine". Dans ce contexte, les industriels de l’agroalimentaire sont exposés de tous les côtés : manque de personnel, lignes de production énergivores, explosion des coûts des matières premières et des livraisons des produits transformés.

En Alsace, "avec ses quelque 250 entreprises et ses six milliards d’euros de chiffres d’affaires, l’agroalimentaire représente le deuxième secteur industriel du territoire", pointe Sébastien Muller, président de l’Aria Alsace, l’association régionale des industries alimentaires.

Un poids lourd industriel qui pâtit donc de la situation. D’autant que "l’image de la région est intimement liée à sa gastronomie et les entreprises de spécialités agroalimentaires font l’identité de l’Alsace", estime Vincent Froehlicher, directeur général de l’Adira, l’agence de développement économique alsacienne.

Vers des achats groupés d’énergie

Alors comment font ces industries pour jongler avec les contraintes et tenir la barre ? Le constat est sans appel. "Nous subissons les hausses sans avoir le choix. Le prix du blé a doublé depuis l’été 2021. Les emballages ont pris 40 % et le prix des œufs, notamment en raison de la grippe aviaire, a explosé", expose Jérôme Marienne, directeur commercial de Valfleuri (CA : 28 M€ ; 100 salariés), fabricant de pâtes à Wittenheim (Haut-Rhin).

Les dirigeants sont aussi suspendus aux prix de l’énergie. "Nous aurons peut-être des coupures cet hiver, nous naviguons dans le brouillard", souffle Jérôme Marienne. Pour autant, il est proactif et coordonne un groupe de travail au sein de l’Aria pour favoriser les achats groupés. Si cela existe déjà pour les fournitures et équipements de protection, "la réflexion vient de s’ouvrir pour l’achat groupé d’énergie", glisse Jérôme Marienne.

L'export mis en sommeil

À la hausse des prix des conteneurs au sortir de la crise Covid s’est ajoutée la flambée du prix des carburants depuis la guerre en Ukraine. Le transport représente un gros poste de dépense pour les industriels de l’agroalimentaire. Certains transporteurs jouent tout de même le jeu et la CPME souligne même l’effort de l’armateur français CMA CGM, qui a augmenté "la réduction du taux de fret jusqu’ici réservée à certaines grandes enseignes et en l’étendant aux TPE-PME importatrices et exportatrices. Soit des réductions jusqu’à 25 % du taux de fret", appuie la CPME.

Dans le Bas-Rhin, Eric Colin, président de Colin Ingrédients (CA : 85 M€ ; 300 collaborateurs), distributeur d'épices et de préparations culinaires, le reconnaît : "les prix fous des conteneurs ont un peu baissé. Nous ne sommes plus au pic d’il y a six mois". Mais "la baisse ne se fait pas encore sentir".

Alors, face aux coûts du transport, les entreprises s’organisent localement. Le strasbourgeois Sapam (CA : 80 M€ ; 273 collaborateurs) distribue fruits, légumes et produits de la mer à la restauration et aux commerces. Pour limiter les frais, il a mis en place une massification des commandes en réduisant les fréquences de livraison. Heumann (CA : 3,5 M€ ; 25 collaborateurs), qui fabrique des pains azymes à Soultz-sous-Forêts (Bas-Rhin), a aussi revu sa stratégie d’expédition. L’activité se réalise à 70 % à l’international. Tout en maintenant les exportations, la PME s’est désengagée du grand export en compensant sa part (10 %) sur des marchés plus proches et en sommeil, comme en Hongrie où l’entreprise est présente depuis 2021.

D’autres prennent des décisions plus radicales. Pour le fabricant bas-rhinois de pâtes, Pâtes Grand’Mère (CA : 21 M€ ; 100 collaborateurs), "l’export dans 26 pays (20 % du volume de l’entreprise) s’est arrêté en 2021 à cause des frais de port et du prix des conteneurs", dévoile le dirigeant Philippe Heimburger.

Négocier les prix

Les industriels de l’agroalimentaire sont entre deux eaux : ils subissent la hausse de prix des matières premières et tentent de faire accepter cette répercussion auprès de leurs clients, en évitant tout climat de tension, comme le souligne un rapport d’information du Sénat publié le 19 juillet. Le rapport note que "l’essentiel des augmentations demandées était bien en lien avec la hausse des coûts de production […] sans phénomène massif de "hausses suspectes", comme avancé dans le débat public".

Julie Reilhan, directeur général de Schneider Food (CA : 17 M€ ; 47 collaborateurs), PME qui fabrique des spécialités alsaciennes pour la grande distribution, le concède : "Nous avons relancé les négociations commerciales cet été. Les enseignes nous accompagnent pour absorber les prix, soit +10 à +15 %, contre + 2,5 % en mars". L’enjeu reste l’impact de la répercussion des coûts sur le consommateur.

Une variable non négociable pour le transformateur bas-rhinois de foie gras Feyel & Artzner (CA 2021 : 13,2 M€ ; 72 collaborateurs). "Avec la dernière hausse de prix en juin, nous espérons pouvoir tenir. Ce n’est pas une manœuvre pour faire des marges. Nous avons des plafonds à ne pas dépasser envers le consommateur. Il serait irresponsable d’afficher des prix qui le détourneraient de nos produits", justifie la directrice marketing Patricia Houdebert.

L’Alsacienne de Restauration (CA 2021 : 47 M€ ; 750 salariés), filiale du groupe Elior, fournit des repas à la restauration collective en Alsace. Sa marge de manœuvre est tout aussi limitée. Son directeur général Eric Wolff estime que, pour les repas livrés dans le médico-social, "les contraintes sont très fortes car ce milieu est dépendant des subventions des collectivités locales. Nous appliquons une hausse minimum par rapport à la réalité".

Le bras de fer avec la grande distribution, Philippe Heimburger l’a bien connu. Et c’est en partie car il ne "supportait plus les négociations avec les distributeurs" que le dirigeant de Pâtes Grand’Mère s’est rapproché de l’industriel Aster Développement (CA 2021 : 50 M€, 150 collaborateurs). Le groupe savoyard a racheté Pâtes Grand’Mère début 2022 "pour sécuriser le patrimoine de l’entreprise et les salariés". La production reste bien en Alsace puisque l’IGP Pâtes d’Alsace garantit l’emploi ici.

Ajuster la production

Face à tous ces paramètres, le risque de produire à perte est probable. Pour éviter une telle situation, les industriels réajustent donc leurs prévisions. "Il y a peu de valeur ajoutée sur un paquet de pâtes, ça se joue à trois rangs après la virgule, schématise Philippe Heimburger. À certaines périodes, Pâtes Grand’Mère a même préféré "stopper la production pour ne pas faire de perte.

Feyel & Artzner, lui, a suspendu des codes produits pour ne pas vendre à perte. "Nous privilégions les lignes de produits stratégiques et les clients partenaires", prévient Patricia Houdebert.

Filières locales

Pour contrer les coûts de transport et se prémunir d’aléas climatiques affectant des récoltes dans des contrées lointaines, certains industriels alsaciens préfèrent l’ultra local et contribuent à développer des filières de proximité. C’est notamment le cas d'Alélor. Le producteur de moutarde bas-rhinois (CA 2021 : 4 M€ ; 20 collaborateurs) ne s’approvisionne pas au Canada, fournisseur mondial de graines victime d’une mauvaise récolte en 2021. Depuis 2006, Alélor a réintroduit la culture de la moutarde en Alsace et travaille avec 15 agriculteurs sur 75 hectares. Ces fournisseurs locaux lui assurent 60 % de sa production.

Pâtes Grand’Mère et Valfeuri coopèrent, eux, depuis cinq à dix ans avec la Chambre d’agriculture et les coopératives agricoles pour encourager les agriculteurs alsaciens à produire du blé dur, entrant dans le cahier des charges de leurs recettes. Le lancement d’une gamme labellisée Haute valeur environnementale, aussi bien chez Valfleuri que chez Pâtes Grand’Mère, renforce aussi "la construction d’une filière dans une démarche RSE", appuie Jérôme Marienne, codirigeant de Valfleuri.

Investissements

Malgré le contexte, les acteurs de l'agroalimentaire alsaciens maintiennent le cap et lancent des projets de développement. Investir pour réaliser des économies dans le futur ? C’est la vision du distributeur Sapam, qui équipe son site strasbourgeois d’un système de refroidissement par géothermie avec une pompe à chaleur inversée. 850 panneaux photovoltaïques viendront aussi équiper son site mulhousien "pour assurer 35 % de la consommation électrique", calcule Pierre Haentzler, son directeur général, sans dévoiler le montant des investissements.
Colin Ingrédients, lui, investit 5 à 10 millions d’euros pour revoir sa logistique et pour construire une unité de séchage et de transformation des matières premières agricoles brutes sur son site de Wingersheim-les-quatre-bans (Bas-Rhin). Eric Colin reste prudent : "un projet n’est jamais fait jusqu’au moment où il est terminé. Avec le Covid, on savait que l’épidémie allait se calmer un jour. La situation actuelle est différente. Mais pour l’instant, le marché est là, nous avons des commandes, donc nous poursuivons nos projets de construction".

Le deuxième secteur industriel d’Alsace semble donc maintenir le cap en bravant les éléments, à tel point que, selon l’agence de développement Adira, les projets venant de l’agroalimentaire représentent 15 % des dossiers de développement d’entreprises qu'elle traite.

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