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Entre coûts et prix, l'agroalimentaire en quête de stratégies
Enquête Alsace # Agriculture # Conjoncture

Entre coûts et prix, l'agroalimentaire en quête de stratégies

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Coincée entre des hausses de coût inédites et la volonté du gouvernement de tempérer l’inflation actuelle, la filière agroalimentaire cherche sa voie. Les négociations successives n’ont pas fondamentalement changé les relations que ces PME entretiennent avec la grande distribution. Seule solution pour nombre d’entre elles : faire le dos rond.

Le fait de disposer d'approvisionnements sécurisés a permis à Alélor d'inverser le rapport que le fabricant de moutarde entretient avec la grande distribution — Photo : Nathalie Stey

C’est une situation qui est très mal perçue par les PME de l’agroalimentaire : quelques mois à peine avoir été adulés, en pleine crise du covid, pour leur contribution à la résilience de l’économie française et à la souveraineté du pays, les fabricants de produits alimentaires sont aujourd’hui traités de profiteurs. Les 75 plus importants d’entre eux ont ainsi été priés par le gouvernement d’ouvrir des négociations à la baisse avec les acteurs de la grande distribution "dès lors qu’ils ont vu le prix de cession de leurs produits augmenter de 10 % dans les conventions signées au 1er mars 2023 et qu’ils ont depuis connu une baisse du coût de l’un de leurs intrants, affectant le prix de production, de plus de 20 %". Derrière cette annonce, c’est l’ensemble du secteur, constitué à 98 % de PME et de TPE, qui subit aujourd’hui une double pression : celle du marché d’une part, avec des consommateurs qui réduisent leurs achats du fait de l’inflation, et celle des coûts d’autre part : malgré les soubresauts des cours internationaux, ces derniers ont en effet rarement diminué au quotidien.

C’est un fait : depuis le début de la guerre en Ukraine, le prix du "panier de la ménagère" a flambé. Fin avril 2023, l’Insee relevait ainsi une progression de 14,90 % du prix des produits alimentaires en année glissante, et prévoyait une évolution encore plus forte à fin juin (+15,50 %). Les entreprises de l’agroalimentaire sont pourtant loin d’en profiter. Au premier trimestre de cette année, le nombre de défaillances dans la filière a ainsi atteint un record décennal, révèle le cabinet Altares dans une étude conjoncturelle. Ces dernières ont progressé deux fois plus vite que la moyenne (+86 % contre +44 %). La filière se retrouve en effet devant un problème digne de la quadrature du cercle : devoir absorber une hausse historique des coûts tout en répondant à la volonté de la grande distribution et des élus de contenir les prix.

Heimburger joue des synergies

"Nos deux principales matières premières ont vu leur prix doubler. Cela a été le cas du blé dur, premier intrant à flamber dès l’été 2021, du fait des conditions climatiques, mais aussi des œufs, touchés de manière inédite par la grippe aviaire. Ensuite, on a été rattrapé par les hausses intervenues sur les emballages et les énergies", indique Nicolas Guize, président d’Aster développement, holding du secteur agroalimentaire ayant repris les pâtes Heimburger (CA 2022 : 25 M€, une centaine de collaborateurs à Marlenheim, pour 8 000 à 9 000 t de production par an) il y a un an. Engagé sur des contrats de deux à trois ans, le fabricant ne verra pas ses charges énergétiques baisser avant 2025.

Pour réduire ses coûts, il compte sur le développement de synergies entre les différentes sociétés du groupe. Le moulin détenu par la holding à Chambéry alimente ainsi l’usine alsacienne et les forces de vente régionales des différentes filiales organisent des promotions croisées. "Nous avons aussi sensiblement réduit la gamme de nos produits, pour être plus performants. Avec des séries de production plus longues, on limite les frais de mise en route et de nettoyage de nos lignes de production. On arrive ainsi à contenir nos prix de revient", explique le dirigeant. Autre levier d’action de l’entreprise : investir pour réduire la consommation d’énergie. En la matière, certaines solutions offrent désormais de meilleurs retours qu’il y a quelques années, lorsque les coûts d’énergie étaient structurellement plus bas. "Mais mettre en place ces nouveaux plans d’investissement prend du temps, tempère Nicolas Guize. Il faut prendre les bonnes décisions, commander les équipements et les mettre en place. Qu’il s’agisse de la disponibilité des pièces ou de la réalisation des prestations techniques, ces chaînes d’investissement mettent beaucoup plus de temps qu’avant".

Mada s'adresse aux professionnels de la préparation de plats, dans la restauration, les établissements publics et l'industrie agroalimentaire. Des clients aux contraintes diverses. — Photo : DR

Mada fait confiance à l'esprit de groupe

La société Mada (C.A. 2022 : 11 M€), spécialisée dans les aides culinaires destinées aux professionnels, a dû faire face aux tensions sur le prix des matières premières dans une période de forte croissance d'activité. " La guerre en Ukraine n'a pas été le pire : on a eu les champs de blé qui brûlaient en Inde ou encore l'Indonésie qui, pendant un mois, a stoppé toute exportation d'huile de palme. Il a fallu faire preuve d'agilité, remplacer un produit par un autre. Nous avons fait le choix d'arrêter certaines production pour lesquelles il nous manquait un ingrédient, ou quand le prix de ce dernier était trop cher. Le fait d'appartenir à un groupe nous a heureusement permis de consolider nos achats et d'éviter une inflation trop forte. On a également travaillé notre logistique pour pouvoir espacer les commandes. Au final, cette crise nous a amené à nous remettre en question et à rationaliser l'ensemble de nos achats ", explique Frédéric Lepron, responsable commercial de la société.

Le fait de ne pas travailler avec la grande distribution n'a pas préservé Mada de la pression exercée sur ses marges. " On a pu répercuter une partie des hausses touchant nos ingrédients, les emballages et l'énergie, mais pas celle du coût du travail. Certains marchés sont plus souples que d'autres ; il a ainsi été relativement facile de répercuter l'augmentation des coûts auprès des distributeurs du secteur de la restauration. Pour les marchés publics, dont l'évolution dépend de l'indice Insee, il faut être très créatifs pour trouver des solutions au cas par cas. Et pour nos clients industriels, nos prix sont désormais valables trois mois et non plus à l'année ", note le responsable.

Schneider Food a dû modifier ses recettes pour limiter la hausse de ses coûts — Photo : Nathalie Stey

Schneider Food met moins l’huile

Autre solution adoptée par certains industriels : modifier leurs recettes. C’est le choix opéré par Schneider Food (CA 17 M€, 47 salariés, 4 000 t de production à l’année), fabricant de spécialités alsaciennes au travers des trois marques Traiteur Schneider, Baltic (produits de la mer) et Hammer (salades). "Nos salades sont à base de sauce rémoulade. Pour tenir les coûts, on a baissé la teneur en huile de la sauce, de 50 à 30 %. On a également essayé de gagner en productivité sur nos lignes", indique Julie Reilhan, directrice générale. Cette dernière le reconnaît cependant : pour une PME de la taille de Schneider Food, les marges de manœuvre sont faibles. "On n’a pas tous les leviers qu’on voudrait sur les matières premières. Pour la farine par exemple, on a un approvisionnement 100 % local, dont on ne veut pas sortir parce que cette politique nous différencie des autres intervenants du marché. Cela nous a permis, l’an passé, de ne pas être victime de pénurie. A contrario, nous sommes tributaires du bon vouloir de notre partenaire".

Auprès de la grande distribution, Schneider Food a pu faire passer des hausses de prix de 18 % maximum, là où il lui aurait fallu augmenter ses tarifs de 35 %. Un différentiel qui bouscule aujourd’hui la société. Sa prochaine bataille sera de renégocier ses contrats de fourniture d’énergie, qu’elle n’a pas été en mesure de dénoncer dans les délais (Schneider Food a vu le prix du mégawatt : heure passer de 48 000 à 217 000 €). "On espère faire des achats à la baisse cette année, mais on n’y arrive pas encore. On escompte que les choses se calment. En attendant, on se bat pour que les équilibres financiers de l’entreprise tiennent", reconnaît Julie Reilhan.

Pour la brasserie Météor, le prix ne doit pas être le seul élément conditionnant le maintien du pouvoir d'achat — Photo : Brasserie Meteor

Météor : juste ce qu’il faut de transparence

Les entreprises plus importantes ne sont pas moins à la peine. La brasserie Météor (250 collaborateurs, CA stable en 2023, à 100 M€), qui en a pourtant vu d’autres en 383 années d’existence, reconnaît ainsi n’avoir que peu de leviers à actionner pour diminuer ses coûts et ses prix. "Toutes les économies réalisables ont déjà été faites. On ne peut pas arrêter de recruter par exemple ; nos entreprises ne sont pas surstaffées", note son dirigeant, Édouard Haag.

Les premières démarches engagées par la PME familiale pour répondre à la demande de baisse des prix émise par le gouvernement auront été de mettre la pression sur ses propres fournisseurs, voir d’en changer, en modifiant le type de consommable, comme le format des bouteilles par exemple. "Mais il ne faut pas donner l’illusion qu’on peut du jour au lendemain baisser nos tarifs parce que nos propres intrants auraient baissé. Il y a énormément d’inertie dans le système. Pour nous, ces baisses n’auront sans doute pas lieu avant 2024", rappelle le dirigeant.

Edouard Haag, président de la brasserie Météor — Photo : Naohiro Ninomiya

Fait totalement exceptionnel, l’entreprise a pu négocier deux hausses de tarif avec les acteurs de la grande distribution sur les douze derniers mois : une première de 3 %, en juillet 2022, puis des augmentations de 15 à 20 % au printemps dernier. À chaque fois cependant, la brasserie a dû justifier ces hausses – tout en exigeant la même chose de ses fournisseurs - ; il lui a fallu pour cela jouer la transparence, parfois facture à l’appui. Les débats se sont globalement déroulés de manière apaisée, "mais il reste très difficile de parler de relations équilibrées avec la grande distribution, regrette Édouard Haag. Là où, dans certains pays, la différenciation se fait sur d’autres éléments que le prix, ce dernier est le seul étalon qui compte en France. Or, en parlant de pouvoir d’achat par le prix et non par le salaire, on oublie que nos salariés sont aussi des consommateurs. C’est un cercle vicieux très dangereux".

En privilégiant l'approvisionnement local, Alain Trautmann, le dirigeant d'Alélor, a propulsé ses moutardes en tête de gondole — Photo : Julie Giorgi

La solution : jouer local

Un cercle vicieux que l’association régionale des industries agroalimentaires cherche depuis longtemps à briser, en jouant notamment sur l’ancrage local. Comme le révélait en début d’année la société d’étude de marché IRI (désormais Circana), l’Alsace est aujourd’hui championne du consommer local. Les marques régionales entretiennent ainsi un lien privilégié avec les consommateurs, qui permet d’atténuer en partie l’effet de la hausse des prix sur la consommation. Au-delà, développer le sourcing local peut se révéler payant, notamment pour sécuriser ses approvisionnements.

L’an passé, pendant plusieurs semaines, l’alsacien Alélor (20 collaborateurs, 3,50 M€ de chiffre d’affaires avant la crise, 7 M€ attendus en 2023) aura ainsi été le seul fabricant de moutarde français à pouvoir approvisionner le marché de la grande distribution. "Notre rapport avec la grande distribution s’est inversé du fait de cette pénurie. Cette crise a permis à Alélor, qui auparavant ne pesait que 2 à 3 % du rayon moutarde, d’émerger et de proposer ses produits, avec la réserve que nous avions en termes de personnel, de machines et de ressources. On n’a pas eu de souci d’approvisionnement de graine. Il fallait la payer quatre fois le prix, mais nous avons fait ce pari-là pour continuer à servir le marché et découvrir d’autres marchés en Alsace et dans la proche périphérie. Cela nous a permis de créer de nouvelles recettes et de faire de nouveaux adeptes parmi les consommateurs. Aujourd’hui, nous sommes contents de sortir de cette crise par le haut", note ainsi son dirigeant, Alain Trautmann.

La centaine d’industriels de l’Aria défend aujourd’hui un juste équilibre de la chaîne de valeurs à tous les niveaux (agriculture, transformation, distribution) pour proposer les produits au consommateur "de manière normale et décente".

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