Apesa France : « Pour 350 euros, vous pouvez sauver la vie d’un entrepreneur »
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Marc Binnié président d’Apesa France Apesa France : « Pour 350 euros, vous pouvez sauver la vie d’un entrepreneur »

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Apesa France détecte et prend en charge les entrepreneurs en détresse. Ceux qui sont au bout du rouleau et qui pensent au suicide. Alors que l’activité de l’association s’envole à cause de la crise du Covid-19, son président Marc Binnié raconte comment il est possible de sauver des vies avec une poignée d’euros et beaucoup de bienveillance.

Marc Binnié, président d’Apesa France, une association qui vient en aide aux chefs d'entreprise au bout du rouleau. — Photo : DR

Vous avez créé Apesa en 2013, une association qui vient en aide aux chefs d’entreprise en souffrance. Est-ce que la crise sanitaire a aggravé la détresse des entrepreneurs ?

Marc Binnié : En 2019, sur les dix premiers mois de l’année, Apesa avait pris en charge environ 520 entrepreneurs. Cette année, nous en avons accompagné 750. Cela représente une augmentation de plus de 40 % du nombre de personnes accompagnées. Ces chiffres peuvent apparaître modestes, ce n’est pas un tsunami, mais je considère que tout le monde est digne d’attention. Il faut bien comprendre aussi qu’Apesa ne prend pas en charge le vague à l’âme. Notre sujet, ce sont les personnes au bout du rouleau, qui ont des idées noires et envisagent le pire.

Que représente aujourd’hui Apesa en France ?

J’ai créé Apesa en 2013 avec le psychologue Jean-Luc Douillard, que j’avais rencontré quelque mois plus tôt à l’occasion d’une conférence qu’il avait donnée sur la prévention du suicide en milieu carcéral. Nous avons créé une première association à Saintes, en Charente-Maritime. Aujourd’hui, Apesa est présent dans 67 des 141 tribunaux de commerce français. Nous nous appuyons sur 2 500 "sentinelles", formées pour détecter les chefs d’entreprise en souffrance. Elles font l’intermédiaire avec 1 200 psychologues que nous rémunérons, tous formés à la prise en charge du risque suicidaire. En sept ans, plus de 3 200 entrepreneurs ont été pris en charge par l’association.

Vous êtes greffier au tribunal de commerce de Saintes (Charente-Maritime). Qu’est ce qui a amené un homme du droit comme vous à vous intéresser à la souffrance des chefs d’entreprise ?

La solidité d’une institution ne se mesure pas à l’épaisseur de ses murs. J’estime que le rôle des institutions est de protéger les gens. Quand nous sommes face à des personnes psychologiquement détruites, c’est impossible de rester les bras croisés et de leur dire de revenir dans 15 jours, une fois que ça ira mieux.

« Les chefs d’entreprise que nous rencontrons en général ont tout donné. Y compris leur énergie et leur santé. »

Au tribunal de commerce, les gens viennent parler de leur entreprise. Mais personne n’a jamais serré la main à une personne morale. Vous avez toujours face à vous un homme ou une femme, avec son histoire, son vécu. Il faut donc distinguer l’entreprise de l’homme ou de la femme qui la dirige. Mais s’il existe des dispositifs pour aider les entreprises, il en existe beaucoup moins pour prendre soin des entrepreneurs. Ce ne sont pourtant pas des personnes qui ont démérité. Les chefs d’entreprise que nous rencontrons, en général, ont tout donné. Y compris leur énergie et leur santé. Ne rien leur apporter quand ils sont en souffrance est pour moi incompatible avec l’idée que je me fais de la justice. Une personne qui souffre est dans une situation déséquilibrée et la justice sert à rétablir des équilibres – ce n’est pas un hasard si on la symbolise par une balance.

Pourquoi avoir basé le dispositif d’Apesa sur un réseau de sentinelles ?

Un entrepreneur au bout du rouleau ne va pas spontanément appeler à l’aide. Il est ruiné, il a tout perdu, son conjoint est parti, il dort même parfois dans sa voiture, etc. Il n’identifie aucun endroit pour parler de sa souffrance. Il faut donc aller vers lui.

Qui sont les sentinelles d’Apesa et comment détectent-elles la souffrance d’un chef d’entreprise ?

Bénévoles, les sentinelles du réseau Apesa sont des praticiens des procédures collectives, des juges et greffiers des tribunaux de commerce, des mandataires judiciaires, des experts-comptables, des avocats ou encore des conseillers des CCI et des chambres de métiers. Au quotidien, toutes ces personnes sont confrontées à des entrepreneurs en difficulté, venus parler de leur entreprise. Il suffit de leur poser une simple question : « Et vous, personnellement, comment allez-vous ? ». Nous créons simplement un espace neutre dans lequel les chefs d’entreprise peuvent raconter ce qu’ils vivent. Si nous nous apercevons qu’ils sont au bout du rouleau et qu’ils envisagent de se suicider, nous leur proposons un soutien psychologique. Si le chef d’entreprise accepte notre aide, la sentinelle remplit une fiche alerte, comprenant un rapide descriptif de l’état psychologique de l’entrepreneur. Cette fiche est transmise à une équipe de psychologues via un partenaire, l’entreprise nantaise Ressources Mutuelles Assistance. Nos délais de réponses sont extrêmement rapides, l’entrepreneur est recontacté en moyenne 45 minutes après la rencontre. Car quand une personne a des idées noires, il faut réagir au quart de tour. Nous leur proposons alors cinq entretiens avec des psychologues. Pour le chef d’entreprise, ces consultations sont gratuites.

Qui finance le dispositif ?

Ce sont des partenaires comme les chambres de commerce, les chambres de métiers, des entreprises comme Harmonie Mutuelle ou encore des associations comme le Rotary. Certains de ces partenaires interviennent au niveau national, d’autres localement, car Apesa France fédère des dizaines d’associations locales. Toutes ces associations recueillent des fonds pour rémunérer les psychologues. Le coût d’une prise en charge est de 350 euros. La réception et le traitement de la fiche par Ressources Mutuelles Assistance revient à 100 euros ; les psychologues sont rémunérés environ 250 euros pour réaliser cinq entretiens. Pour 350 euros, vous sauvez la vie d’un entrepreneur.

Apesa cherche des fonds ?

Oui et ce n’est pas toujours facile. Il y a eu au printemps un appel à la solidarité lancé par la ministre Agnès Pannier-Runacher. On ne peut pas dire que cet appel ait vraiment été entendu, sauf par le réseau CCI France, CMA France et Harmonie Mutuelle.

"Ne rien faire, rester les bras croisés, cela ressemble quand même un peu à de la non-assistance à personne en danger, non ?"

Nous avons aussi noué de très beaux partenariats, comme avec le réseau d’experts-comptables Walter France. Nous avons formé les experts-comptables et leurs collaborateurs pour qu’ils deviennent sentinelles du dispositif Apesa. De plus, Walter France s’est engagé à prendre en charge le coût de l’intervention du psychologue auprès des entrepreneurs en souffrance qu’ils auront détectés. Vous avez donc des personnes qui sont décidées à agir, qui se sont formées sur le sujet, qui ont bien compris qu’elles étaient au quotidien au contact d’entrepreneurs et que, parfois, ces derniers étaient au bout du rouleau. En leur consacrant un peu de temps, voire un peu d’argent, on arrive à sauver des vies. Ne rien faire, rester les bras croisés, cela ressemble quand même un peu à de la non-assistance à personne en danger, non ?

La crise sanitaire a modifié le fonctionnement d’Apesa, qui s’est doté d’un numéro vert, le 0 805 65 50 50, pour apporter une première écoute aux chefs d’entreprise en détresse. Pourquoi ce service téléphonique ?

Quand la crise est arrivée, le contact entre les sentinelles et les entrepreneurs a été interrompu et l’activité des tribunaux de commerce a été chamboulée. À la demande du ministère de l’Économie, nous avons créé le numéro vert d’Apesa pour permettre aux entrepreneurs d’appeler à l’aide. Nous disons simplement aux chefs d’entreprise qu’ils ne sont pas seuls. Ceux qui souffrent peuvent se manifester et entrer en contact avec une personne formée à la prise en charge spécifique de la souffrance des entrepreneurs.

Ont-ils appelé ?

Au 11 octobre, nous avons eu 900 appels. Nous avons pris en charge 390 personnes, les autres appelaient pour d’autres motifs, comme obtenir un prêt garanti par l'Etat par exemple.

Comment fonctionne ce service téléphonique ?

Nous nous appuyons sur le réseau des 1 200 psychologues d’Apesa. 400 d’entre eux se sont mobilisés. Ils s’inscrivent sur un planning et répondent au téléphone, de 8 heures du matin jusqu’à 20 heures. On leur propose ensuite trois entretiens avec un psychologue. Même trois consultations et un numéro vert, cela permet de sauver la vie d’un entrepreneur qui envisage le pire. À l’origine, nous avions lancé ce service pour une durée de six mois, mais compte tenu de la crise, nous allons le prolonger.

Est-ce que la crise du coronavirus a fait naître des angoisses particulières chez les dirigeants d’entreprise ?

Non, elles prennent la même forme qu’auparavant. Nous avons affaire à des entrepreneurs qui ne croient plus en rien, qui pensent que personne ne s’intéresse à eux. Finalement, quand ils découvrent que des personnes peuvent les aider ; cela leur fait du bien. Le fait de parler à des professionnels évite que cette souffrance ne pèse sur leur environnement, leur conjoint, etc. Les études montrent que les entrepreneurs souffrent le plus au moment de la liquidation judiciaire de leur entreprise.

"Ne vous jugez pas plus durement que le ferait un tribunal !"

Mais il nous arrive aussi d’intervenir lorsque l’entreprise va bien – cela n’est pas le plus fréquent, mais cela arrive. Certains entrepreneurs ont du mal à suivre le développement de leur entreprise, cela peut créer un certain nombre de problèmes, d’angoisses, le sentiment de perdre la main. Mon sentiment aussi, c’est qu’être chef d’entreprise aujourd’hui, cela demande une telle énergie, que certaines personnes n’existent plus que comme chef d’entreprise. Si cette fonction s’arrête, ils se retrouvent avec une terrible sensation de vide et d’inutilité.

Est-il possible de prévenir la souffrance des chefs d’entreprise ?

J’ai d’abord un message pour les chefs d’entreprise. Premièrement, ne vous jugez pas plus durement que le ferait un tribunal ! Les idées noires apparaissent aussi parce que certains entrepreneurs n’arrêtent pas de se dire tous les jours pendant des mois : « Je suis un raté, je suis nul ! » Deuxièmement, même en cas d’échec – qui fait partie de la vie et de la vie de l’entreprise -, il faut faire respecter sa dignité.

Par ailleurs, mon souhait c’est que les organisations professionnelles s’intéressent un peu plus à ces notions de souffrance qu’elles ne le font aujourd’hui. Sur ces questions, nous n’en sommes encore qu’au début du chemin. Je pense par exemple qu’il faut faire preuve de pédagogie sur ces questions et ce, dès la création de l’entreprise.

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