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Mobilisation générale en Paca autour de la souffrance du dirigeant d’entreprise
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Mobilisation générale en Paca autour de la souffrance du dirigeant d’entreprise

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Le bien-être au travail est devenu une question majeure. Mais quid des patrons ? Trois ans après le début du Covid, ils doivent toujours faire face à ses conséquences et à toutes les crises qui se sont ajoutées depuis. Mais si la souffrance des dirigeants se fait plus forte, les réponses et solutions aussi se multiplient. Qui émanent souvent des dirigeants eux-mêmes, se fédérant autour de leurs pairs pour les soutenir. À l’image du portail de la prévention lancé dans les Alpes-Maritimes.

La souffrance des dirigeants prend de l’ampleur depuis le Covid et les crises qui s’enchaînent depuis — Photo : Rido

Son livre paraît en ce mois de mars. Le titre est explicite : "Comment j’ai sauvé ma boîte". Kevin Soler est à la tête de Virteem, spécialiste des technologies immersives et du metavers à Sophia Antipolis (Alpes-Maritimes). Un livre comme une thérapie pour prendre du recul et mesurer le chemin parcouru. Il y livre des astuces comptables, légales, en matière de vente ou de psychologie inspirées de son parcours de sportif (il est champion du monde de street workout, une activité mêlant la gymnastique et la musculation), il y explique les bénéfices de la procédure de sauvegarde ("un super outil") mais il y parle aussi beaucoup de solitude et de résilience. "Fin 2019, l’entreprise était en dépôt de bilan. Une partie de mes équipes m’a tourné le dos, des gens sur lesquels je pensais pouvoir compter s’en sont complètement fichus, j’avais une dette immense sur les épaules, je ne me payais plus… À ce moment-là, vous êtes seuls à jouer votre avenir. Quand on a sa propre boîte, il y a ce stress permanent : si je perds cela, je suis à la rue demain. Avec le recul, j’étais en burn-out."

Kevin Soler dirige Virteem à Sophia Antipolis (Alpes-Maritimes) — Photo : Olivia Oreggia

Avec sa société éditrice de logiciels, basée à Aix-en-Provence, Raynald Wauters a quant à lui fait faillite en 2012. "On se retrouve tout à coup devant le tribunal de commerce et c’est une situation assez violente, notamment psychologiquement. On perd l’entreprise que l’on a créée et à laquelle on s’est attaché. Tout cela crée une forte perturbation, à laquelle s’ajoute une chute financière. On se retrouve sans aucun revenu du jour au lendemain. Il peut y avoir un vrai effondrement physique."

Changement d’ère

Selon l’Observatoire Amarok, laboratoire qui étudie la santé des chefs d’entreprise, le niveau d’épuisement professionnel des patrons de TPE-PME a fortement augmenté passant en deux ans de 17 % à 37 %. Entre ces deux données, le Covid a bien sûr fait son œuvre. Sauf que le répit espéré n’est pas arrivé avec la fin de la crise sanitaire. "Un dirigeant n’a aucun mal à gérer son travail quotidien, mais à ce travail s’ajoutent aujourd’hui de nombreuses contraintes externes, souligne Jean-Yves Kbaier, dirigeant de l’entreprise toulonnaise Ennovia et cofondateur d’Entrepreneurs et Citoyens. Il y a eu la crise sanitaire et aujourd’hui, il y a la guerre en Ukraine et ses conséquences, les préoccupations liées à la préservation de l’environnement, la crise économique… Tout se rajoute dans la brouette mais nous restons seuls pour pousser cette brouette. Il est important de prendre soin de soi et d’avoir une écoute."

"La pression ambiante est énorme. Il n’y a pas un métier ou une profession qui ne la subit pas aujourd’hui, confirme Ilan Niddam, délégué de l’Apesa 06, une association qui accompagne les entrepreneurs en détresse psychologique. La notion de travail dans l’entreprise n’est plus la même avec le télétravail, ainsi que la difficulté de faire revenir les salariés au bureau, avec également parmi ceux-ci certains qui veulent changer de carrière. À cela s’ajoute la digitalisation et tout ce qu’elle entraîne. Il y a un changement d’ère. Cela déstabilise et créé de l’anxiété."

Les chiffres attestent de cette nouvelle donne. L’association 60 000 Rebonds en Région Sud, qui accompagne les entrepreneurs ayant perdu leur entreprise, a ainsi accueilli deux fois plus de chefs d’entreprise que depuis sa création en 2012. Dans les Alpes-Maritimes, Apesa a quant à elle établi 56 "fiches alertes" en 2022 contre 36 l’année précédente. Ces fiches ne pointent pas un simple mal-être ou un passage à vide chez le dirigeant, mais des situations critiques pouvant aller jusqu’au suicide. Des "sentinelles" sont formées pour savoir les identifier. Elles sont 150 sur le territoire azuréen, travaillant au sein d’administrations, Urssaf, Impôts, Banque de France, tribunaux de commerce…

Mais comment détecter la souffrance derrière le chef d’entreprise qui, par essence, se fait une mission de se montrer inébranlable en toutes circonstances, épargnant ses salariés et ses proches ? "Cela passe par des mots qui doivent nous interpeller : je dors mal la nuit, je suis épuisé, je n’en peux plus… sont autant d’alertes", précise Ilan Niddam. À l’Apesa, les fiches alertes sont anonymisées. Le dirigeant qui en fait l’objet est contacté dans les 24 à 48 heures pour se voir proposer cinq séances, entièrement gratuites, avec un psychologue. "Dans 90 % des cas, ces séances suffisent à ce qu’ils vident leur sac et prennent conscience de l’importance de s’exprimer, de ne pas être dans le déni. Dans certains cas, des séances supplémentaires sont proposées. Un dirigeant, aujourd’hui reconverti dans une activité salariée, nous a dit : vous m’avez vraiment sauvé la vie. Il ne parlait à personne autour de lui et avait des idées très noires, pensant que le suicide était la seule solution pour mettre fin à ses soucis."

Le bien-être au travail est pourtant devenu une valeur cardinale de l’entreprise, indissociable de sa marque employeur, un facteur essentiel de motivation et de fidélisation des salariés face à "la Grande démission" qui menace, tout autant que d’attraction de nouveaux talents. Englobé dans la RSE (responsabilité sociétale des entreprises), l’acronyme QVT (qualité de vie au travail) a même fait son apparition. Mais qu’en est-il pour le patron ? "Il ne s’agit pas évidemment de les opposer, mais on s’est beaucoup occupé du salarié et pas ou peu du dirigeant, analyse Margaret Barcouda, présidente de l’association Stop Burn-Out, basée à Nice. Également thérapeute, elle dresse le même constat qu’Apesa : les dirigeants en souffrance sont plus nombreux. "Il y a une recrudescence, c’est certain. Le signe premier est l’isolement. Il faut éviter l’isolement. Le chef d’entreprise ne veut montrer ni échec ni faiblesse. La parole s’est certes un peu libérée mais il y a encore beaucoup à faire. Il faut que cela arrive aux sphères politiques et aux sphères régionales de santé."

Front commun

Si depuis le Covid la santé mentale des dirigeants ne se voit donc offrir que peu de répit, parallèlement la mobilisation autour du sujet va grandissant elle aussi. Là encore, ce sont souvent des chefs d’entreprise qui se mobilisent et font front commun pour apporter aide et soutien à leurs pairs.

Ainsi, dans le Var, la crise sanitaire a amené Jean-Yves Kbaier à fonder, avec d’autres dirigeants varois, le fonds de dotation Entrepreneurs et Citoyens notamment pour mener des actions visant à préserver la santé des dirigeants. "Nous, les chefs d’entreprise, nous n’avons pas accès aux soins par manque de temps. C’est primordial, car une entreprise qui marche repose sur un dirigeant en bonne santé. Lors des échanges que j’ai pu avoir avec d’autres dirigeants, une idée a fait son chemin : il faudrait créer une médecine du travail pour les patrons, un service que nous sommes prêts à payer, explique-t-il. Cela faciliterait notre accès à un corps médical sensibilisé aux risques auxquels sont exposés les dirigeants : le stress, la malbouffe, l’alcool…"

Des entrepreneurs qui se mobilisent pour les entrepreneurs, c’est aussi la démarche d’EntreHead, créée à Nice en 2020. Tous les premiers lundis du mois, l’association organise un café à Nice et à Valbonne. Les dirigeants qui en ressentent le besoin viennent confier une problématique : problème de trésorerie, avec un associé ou un collaborateur, perte de chiffre d’affaires, divorce, moral en berne… "C’est un moment d’écoute active entre dirigeants, explique Laurent Tissinié, son fondateur. Nous ne sommes pas en mode solutions en disant : voilà ce qu’il faut faire. On s’oublie pendant un instant pour se concentrer sur le plus fragile de la table à un moment donné, afin qu’il reparte avec des recommandations et son propre plan d’action. On est alors un peu moins seul et à plusieurs, on est plus intelligents."

Dans les Alpes-Maritimes, l’association Entre Head organise désormais ses cafés une fois par mois pour échanger problématiques et recommandations — Photo : Olivia Oreggia

Pour les situations les plus délicates, l’accompagnement fait l’objet d’une méthodologie approfondie. Cinq membres de l’association reçoivent la personne à l’écart, pendant 1h30, de manière strictement confidentielle et toujours gratuitement. EntreHead a ainsi aidé 55 dirigeants depuis sa création et compte aujourd’hui plus de 120 membres dont 90 dans les Alpes-Maritimes. À la tête d’une agence immobilière, Laurent Tissinié a fondé l’association quelques années après avoir lui-même vécu une expérience professionnelle douloureuse. De nombreux départs avaient déstabilisé son entreprise, entraînant perte de clients et de chiffre d’affaires. En ce lundi matin de février, près d’une trentaine de personnes est présente, adhérents ou non, dans une ambiance détendue. Sophie, notaire "à la limite du burn-out", a tout arrêté pour créer une nouvelle activité. Delphine est devenue sophrologue à la suite d’un burn-out. Katia, membre des Femmes Chefs d’Entreprise, avait créé une école bilingue Montessori, le "rêve de ma vie. Je me suis beaucoup investie. J’ai vu arriver le burn-out. Entre-temps j’ai divorcé. Le 30 juin dernier, j’ai tout arrêté, je suis désormais manager RH et je me sens beaucoup plus heureuse aujourd’hui. On peut rebondir."

Un portail en ligne pour répondre à tous les besoins

EntreHead a poussé son engagement plus loin en lançant un portail en ligne (prevention-entreprises.com) avec le GPA 06 (Groupement de Prévention Agréé), le CIP 06 (Centre d’Information et de Prévention des difficultés des entreprises où œuvrent avocats, experts-comptables, anciens juges du tribunal de commerce) et Apesa 06. Autour d’eux, ils ont fédéré de nombreux partenaires, "pour parler d’une même voix", antennes locales d’Initiatives, Chambre de Commerce et d’Industrie azuréenne, UPE06, Clinique juridique, CPME, les associations Stop Burn-out, Second Souffle ou 60 000 Rebonds. Sur ce site internet, 20 questions simples posées en tout anonymat, permettent d’établir un diagnostic. Quelques minutes suffisent pour évaluer le besoin et flécher le dirigeant vers la bonne association correspondant. À chaque difficulté son association. Là encore, la démarche est totalement gratuite. "Trop souvent, le chef d’entreprise pense encore pouvoir surmonter cette épreuve tout seul car c’est dans sa nature de ne pas être pris en charge, analyse Raynald Wauters, vice-président de 60 000 Rebonds Région Sud (150 bénévoles). Pourtant, quand on se retrouve en situation de liquidation, il ne faut pas avoir peur d’aller chercher de l’aide. D’autres sont déjà passés par là et s’en sont sortis. Il n’y a aucun jugement et beaucoup de bienveillance. L’objectif est principalement de se remettre en route." Ce qu’a fait le dirigeant après avoir croisé la route de l’association et avoir recréé une nouvelle activité, Emana (10 salariés). Quant à Virteem, avec "une équipe solide" d’une vingtaine de collaborateurs, un chiffre d’affaires de "plusieurs millions d’euros", une première acquisition en 2022, l’entreprise de Kevin Soler ne s’est jamais si bien portée.

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