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Plan Eau : la filière occitane en embuscade
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Plan Eau : la filière occitane en embuscade

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Alors que l’eau devient rare, Emmanuel Macron a lancé un plan visant, d’ici 2030, une meilleure gestion de la ressource. En Occitanie, le cluster régional s’estime en avance dans la création de solutions adaptées. Voire trop en avance au regard du retard accumulé par la France, où le verrou réglementaire reste à lever.

À Fréjus, la résidence Primavera, coconçue par la greentech héraultaise Ecofilae, recycle ses eaux usées pour les espaces verts — Photo : Ecofilae

Le couperet est tombé le 10 mai 2023. La préfecture des Pyrénées-Orientales, frappées par une sécheresse record, a placé le département en situation de crise, interdisant ou limitant divers usages professionnels : arrosage des golfs, lavage de voitures, vente de piscines aux particuliers, etc. Pour préserver la ressource "eau" menacée par le dérèglement climatique, Emmanuel Macron a présenté, un mois plus tôt, un plan Eau visant à réduire les prélèvements de 10 % d’ici 2030 dans de nombreux secteurs (l’énergie, l’industrie, le tourisme, les loisirs). L’un des moyens privilégiés est le recyclage (reuse) et la réutilisation (reut) des eaux usées, avec l’objectif de passer de 1 % à 10 % d’eaux usées recyclées en 2030 : un millier de projets seront lancés à cette fin en France.

Une expertise régionale bien ancrée

Depuis une douzaine d’années, le pôle Aqua-Valley, basé à Montpellier, mobilise les acteurs de la filière eau (250 membres, dont 220 entreprises, 1,5 Md€ de CA cumulé) en Occitanie et en Sud-Paca autour des enjeux du stress hydrique. Dans ses missions prioritaires figurent la création de nouvelles solutions de réutilisation ou la mobilisation des ressources pour une utilisation plus raisonnée. "Le plan Eau a presque dix ans de retard, surtout au vu de l’avance prise par l’Italie ou l’Espagne. Mais grâce au travail accompli par notre collectif, il existe déjà sur le marché des procédés bien rodés pour faire de la réutilisation, ainsi que des outils d’analyse pour vérifier l’innocuité de l’eau traitée pour l’habitat et la consommation humaine", indique Sylvain Boucher, président d’Aqua-Valley. Le pôle a labellisé et financé près d’une centaine de projets depuis sa création. Parmi les dossiers les plus en phase avec le plan Eau, Sylvain Boucher cite "Irri’Alt-Eau" : mené à Gruissan (Aude), il s’agit d’un process de micro-irrigation de vignes utilisant des eaux traitées issues d’une station d’épuration. "L’expérimentation conduite depuis huit ans ne montre aucun problème de maladie de la plante. Le reuse à vocation agricole et alimentaire fonctionne bien", souligne-t-il.

Figurant parmi les offreurs de solutions dans les starting-blocks, la société lunelloise Bio-UV (160 salariés, CA 2022 : 51,3 M€), qui fabrique des systèmes de traitement de l’eau par ultraviolets, a récemment élargi sa gamme de produits, capables de traiter des débits larges, de 7 m3/heure (une piscine) jusqu’à 700 m3/heure (une station d’épuration). La PME vient de remporter plusieurs marchés notables, dont un contrat pour six réacteurs d’irrigation au Golf Royal d’Agadir (Maroc). "En tant que pure player de ce marché, nous avons une vraie légitimité sur le sujet du reuse. À ce jour, les équipements que nous avons vendus traitent 30 millions de m3 dans le monde, soit 10 % de l’objectif que vient de fixer le gouvernement", affirme Laurent-Emmanuel Migeon, PDG de Bio-UV.

Convaincre les donneurs d’ordre

Au Pouger (Hérault), Nereus (32 salariés, CA 2022 : 3,5 M€), qui fabrique des machines filtrant les effluents issus de l’industrie, reçoit jusqu’à deux ou trois demandes de devis par semaine. La PME, bien positionnée sur l’industrie et les biogaz, s’étend vers l’habitat et le logement touristique. "Les marchés publics nous sont encore fermés car les collectivités évoluent lentement sur la reuse. En revanche, les acteurs privés vont plus vite par crainte d’être touchés par les mesures de restriction", confirme Emmanuel Trouvé, président de Nereus. Mais ces machines fabriquées sur mesure, qui peuvent atteindre la taille d’un semi-remorque, nécessitent parfois des mois de tests sur site pour démontrer que la solution produit la qualité d’eau attendue. Nereus prévoit donc de lever 15 millions d’euros au cours de l’été, pour recruter des dizaines de salariés et muscler son usine de 4 000 m2 : l’objectif est de passer de la petite à la grande série, en réduisant les délais de livraison. "Il faut une offre claire pour les prescripteurs. N’importe quel bâtiment pourrait être conçu avec un système de recyclage des eaux grises. Mais pour ça, il faudra proposer un produit simple à intégrer. Il n’y a plus de verrou technologique à lever, tout est question de compacité et de facilité de raccordement", évalue Emmanuel Trouvé.

Un large panel de solutions

La start-up Aqua. ecologie (4 salariés), basée à Mèze (Hérault), suit un cheminement similaire. Elle développe des solutions pour dépolluer et purifier les eaux grises et/ou noires. Elle a signé une centaine de contrats en quatre ans, dont le plus gros vise le recyclage complet d’une station autonome traitant 8 000 m3/jour. La pépite devrait générer 3 millions d’euros de chiffre d’affaires au vu des marchés en cours. "Je reçois de nombreuses demandes d’industriels pour des demandes de mise en conformité avec la réglementation. Le reuse attire beaucoup d’entreprises opportunistes, qui cassent les prix et proposent des solutions miracle sans rien y connaître : une part de nos devis porte sur l’audit d’équipements déjà installés", note Romain Salza, président d’Aqua. ecologie. L’atout de la start-up est de s’appuyer sur le fabricant américain BioMicrobics, qu’elle représente sur les territoires francophones : elle peut assembler des briques technologiques issues de son catalogue pour des solutions visant aussi bien les particuliers que les industriels. "Les technologies que nous utilisons sont éprouvées. Amorties sur dix ans, nos solutions de recyclage reviennent à 10 centimes/m3, contre 4 euros/m3 pour l’eau potable ", fait valoir le dirigeant. L’une de ses nouveautés, cocréées avec BioMicrobics, sera un mini-recycleur d’eaux grises "plug and play" : disponible d’ici la fin 2023, il a déjà généré 10 000 promesses de vente. Acqua. ecologie prévoit de recruter 15 personnes d’ici 2025 pour gérer ce décollage commercial, qui passera notamment par la grande distribution.

Cibler ports et campings

Créatrice de solutions permettant de préserver la ressource, la PME montpelliéraine AquaTech Innovation (10 salariés) a elle aussi étendu sa gamme en quelques années : collecte, traitement et recyclage (avec des produits dédiés aux espaces verts, aux piscines et, depuis peu, aux douches). Ses cibles principales sont les ports et les campings : à raison d’une demande par jour, elle affiche plus d’une centaine de prospects. En croissance, l’entreprise prévoit de porter son chiffre d’affaires de 600 000 à 2,4 millions d’euros cette année, dont la moitié déjà signée en avril. "Nous avons intégré notre unité de gestion digitale : nos trois solutions de reuse sont pilotées par un seul service, et non plus un automate, plus limité. Si bien que nous pouvons déployer nos propres applicatifs, ou tout type de solution, tout en garantissant la qualité d’eau attendue", vante la présidente, Geneviève Marais. AquaTech Innovation a levé 1,75 million d’euros en mai pour industrialiser certaines de ces solutions, après l’installation d’un nouvel atelier de production en mars. Les effectifs passeront à 16 personnes d’ici la fin d’année.

Implanter la mesure hydrologique

À Toulouse, la start-up vorteX. io (16 collaborateurs, CA prévisionnel 2023 : 1 M€) a développé un service clé en main de mesures hydrologiques en temps réel permettant de surveiller les cours d’eau et de prévenir les risques d’inondations et de sécheresses, au moyen d’une station d’observation au sol alimentée par panneau solaire. Membre des pôles Aerospace Valley et Aqua Valley, elle a intégré le programme EIC Accelerator porté par la commission européenne. “Nous allons créer des jumeaux numériques des cours d’eau en utilisant nos microstations, dans un premier temps sur 1 000 points de mesure, 500 en Croatie et 500 en France”, explique Guillaume Valladeau, son président. Ce projet est subventionné à hauteur de 2,5 millions d’euros par la commission européenne. “Nous espérons qu’en France, la Région Occitanie sera candidate à l’accueil de ces 500 points de mesure, précise-t-il. Pour l’instant, elle n’a pas manifesté un soutien fort, l’eau étant au cœur d’enjeux politiques. À défaut, nous n’excluons pas d’aller dans la région Sud ou l’Île-de-France.” En parallèle, vorteX. io prépare une levée de fonds d’1 million d’euros pour déployer son expertise partout en Europe. Elle lui permettra de porter son effectif à une quarantaine de collaborateurs dans les deux ans et de déployer 2 000 points de mesure supplémentaires.

Trouver le scénario mobilisateur

Le manque de maturité des collectivités locales – par exemple les petites communes dépourvues de services techniques – sur ces questions guide la démarche de la greentech montpelliéraine Ecofilae (15 salariés, CA 2022 : 1,5 M€). Plus qu’un bureau d’études, elle se positionne comme un tiers de confiance : elle a créé et gère une plateforme qui identifie des centaines d’opérations de reuse en développement afin de faciliter les échanges entre acteurs publics et offreurs de solutions. "Il est normal que les fabricants se positionnent après l’annonce du plan Eau. Mais les projets de reuse sont difficiles à faire émerger car la solution n’est pas clé en main. Il faut trouver le bon scénario économiquement viable et socialement accepté", plaide le fondateur Nicolas Condom. Agissant comme "un assembleur de métiers", Ecofilae est intervenu sur 160 études ou projets, dont 80 en cours. Parmi ses plus grandes références : la création d’une stratégie d’économie circulaire de l’eau pour 12 filières agricoles et agro-industrielles des Landes, ou encore un projet visant à réutiliser les eaux traitées générées par les industriels présents sur le port de Dunkerque, en cours d’élaboration. "Ce dernier projet, sans équivalent, suppose d’inventer un système. C’est un des enjeux de notre approche : réaliser des premières techniques alors que les acteurs de terrain attendent encore les réglementations", poursuit Nicolas Condom.

Quelle approche à long terme ?

Il n’empêche, l’inertie réglementaire est le principal obstacle au plan Eau identifié par les membres d’Aqua Valley. "Depuis toujours, les politiques de l’État sur l’eau ont eu une approche sanitaire, où la priorité est d’éviter la propagation des maladies. Maintenant que les technologies de reuse évoluent, nous observons que les autorités telles que l’Agence nationale de sécurité sanitaire et les Agences régionales de santé conservent une vision réglementaire trop restrictive, qui gêne les entreprises dans la mise en œuvre des solutions", commente Sylvain Boucher. Emmanuel Macron a promis de simplifier les procédures, mais une sorte de guichet unique existe déjà sur le terrain et pourtant, les problèmes subsistent. Fin 2022, Ecofilae et le promoteur montpelliérain Roxim ont inauguré, à Fréjus (Var), une résidence de standing (124 logements) nommée "Primavera", l’un des rares projets d’habitat à ce jour réutilisant ses eaux grises pour l’arrosage des espaces verts. "Le dossier a nécessité un an et demi d’instruction, nous coûtant de ce fait une fortune. Nous l’avons porté dans un vide juridique total puisque les textes encadrant la reuse dans les bâtiments ne sont toujours pas sortis. On ne peut plus multiplier les expérimentations à l’infini. Si nous voulons accélérer sur le sujet, il nous faut un nouveau corpus réglementaire", pointe Nicolas Condom.

Réduire le prélèvement de la ressource

Mais des divergences apparaissent sur la nature des mille projets à développer dans le cadre du plan Eau. "Il y a aura beaucoup de petits projets de recyclage tels que les lavages automatiques", semble regretter Nicolas Condom. De son côté, Romain Salza craint l’effet contraire : "La France reste dans le modèle du gigantisme des stations d’épuration. On risque de se reposer dessus pour atteindre l’objectif des 10 % d’eaux usées recyclées. Pour ma part, je prône la réutilisation sur site, où on traite et on recycle l’eau là on s’en sert".

Loin d’être un débat technique entre experts, cette question pourrait conditionner la réussite du plan à long terme. "Plutôt que réduire la consommation d’eau chez les industriels, réduire le prélèvement de la ressource s’avère plus efficace. Nous préconisons de décentraliser le traitement d’eau au point d’usage, car c’est le meilleur moyen de réduire le prélèvement. De plus, cette approche ne nécessite pas de gros travaux, et fera faire des économies à la collectivité. Si on décide que les gros consommateurs doivent recycler à 50 %, il y aura moins besoin de volumes d’eau dans le réseau. Et si on se projette à 25 ou 30 ans, ce sont des volumes dont nous aurons sans doute besoin par ailleurs…", conclut Emmanuel Trouvé.

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