L'élevage d'insectes, une filière d'avenir pour les Hauts-de-France ?
Enquête # Industrie # Prospective

L'élevage d'insectes, une filière d'avenir pour les Hauts-de-France ?

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Derrière l’installation de deux mastodontes de l’entomoculture dans les Hauts-de-France, une nuée de petites entreprises attend de prendre sa place sur un marché prometteur. La région est bel et bien en train de voir éclore une nouvelle filière, et elle a des atouts à jouer.

Thomas Dormigny, Charles-Antoine Destailleur et Jérémy Defrize sont les trois fondateurs de la start-up lilloise Nutri’Earth, qui développe des produits à base d’insectes sous l’angle "santé" — Photo : Nutri'Earth

Encore à ses balbutiements, l'entomoculture pourrait bientôt devenir incontournable. Et les acteurs français de l'élevage d'insectes pour la consommation humaine et animale rafler une part conséquente du gâteau. Le classement French Tech 120, qui distingue chaque année les 120 start-up françaises les plus prometteuses, fait d’ailleurs figurer deux poids lourds du secteur dans son classement 2021 : Ynsect et Innovafeed. Le point commun de ces futures licornes ? Établies en région parisienne, elles ont toutes les deux choisi d’implanter leurs unités de production dans les Hauts-de-France. Elles n’y seront pas isolées. La région compte déjà plusieurs entreprises prometteuses fourmillant d’idées autour des insectes.

Synergies industrielles

Les fermes verticales qui accueillent les élevages d’insectes peuvent être installées n’importe où, y compris en ville. Mais l’un des grands intérêts de cet élevage étant environnemental - les insectes représentant une source de protéines bien moins polluante que le bétail -, proximité et circularité s’imposent tout au long de la chaîne de valeur. À ce titre, les Hauts-de-France présentent plus d’un attrait, comme le voisinage des grands bassins de consommation. Et la proximité avec le Royaume-Uni et les pays du nord de l'Europe, qui tolèrent déjà la consommation d’insectes. Mais surtout, ce territoire très agricole fournit une nourriture abondante aux élevages, et de nombreuses synergies y sont possibles.

"Nous développons une stratégie de symbiose industrielle. Pour notre première unité de production, il nous a semblé tout naturel de choisir l’un des plus grands bassins agricoles d’Europe", résume Mathilde Bussard, directrice de la communication d’Innovafeed (120 salariés), qui a inauguré fin 2020 à Nesle (Somme) la première ferme à insectes géante au monde, pouvant produire 100 000 tonnes d’ingrédients à l’année. L’entreprise, qui ne communique pas son chiffre d’affaires, devrait atteindre la rentabilité grâce à son usine. "C’est la co-implantation avec nos deux voisins qui nous a fait choisir le site. L’amidonnerie de Tereos nous fournit en vinasse de blé, dont nous nourrissons nos insectes. Nous avons installé un tuyau entre nos usines, par lequel la vinasse arrive chez nous, prête à être consommée. De l’autre côté, la centrale biomasse de Kogeban nous fournit en électricité et nous récupérons sa chaleur fatale pour nous chauffer. Ainsi, nous produisons 80 % de CO2 en moins par rapport à une implantation classique. Nous proposons un produit durable, et nous sommes attentifs à le produire de la façon la plus vertueuse possible."

Un marché à 100 milliards d'euros en 2030

Innovafeed et Ynsect tirent des larves de leur insecte fétiche (respectivement la mouche soldat noire et le ténébrion) des produits comparables : une farine à partir des protéines, une huile à partir des lipides et des engrais à partir des déjections. Les farines sont notamment utilisées pour l’alimentation des poissons d’élevage, en se substituant à la chair de poisson sauvage, limitant ainsi la surpêche. Les huiles servent de complément alimentaire au bétail, et l’engrais est épandu dans les champs, en conventionnel comme en bio. Soit des débouchés énormes, sur un marché estimé à 100 milliards d’euros en 2030… à la hauteur des ambitions des deux start-up.

"Danone a 200 sites dans le monde, pourquoi pas nous ?", lance Jean-Gabriel Levon, le vice-président d’Ynsect (130 salariés, CA : NC). Après une levée de fonds de 374 millions d'euros en 2020, la start-up basée à Paris a investi 150 millions d'euros pour se construire une première ferme géante près d’Amiens. Là encore, la proximité de grandes exploitations agricoles, pourvoyeuses de son de blé, a été déterminante. Ynsect va produire 200 000 tonnes d’ingrédients sur son site (un tiers de protéines et deux tiers d’engrais) et y générer 150 emplois directs, pour 500 indirects. "Nous prévoyons d’abord une première unité de production de 100 000 tonnes fin 2021, une deuxième identique en 2022. Nous nous déploierons ensuite pays par pays. Puisque nous revendiquons une production de proximité, avoir une unité par pays cible ferait sens", plaide Jean-Gabriel Levon.

Innovafeed vise quant à elle la construction d’une dizaine d’usines en dix ans, et en est déjà à sa deuxième. Implantée au sein du gigantesque site Decatur, l’un des plus grands sites de production de maïs des États-Unis, elle en utilisera les coproduits pour nourrir quatre fois plus d’insectes que dans la Somme. Et une troisième implantation devrait être annoncée prochainement. C’est qu’il s’agit d’aller vite : la demande est déjà bien réelle du côté de l’agro-industrie, qui réclame des volumes.

L'agro-industrie en demande

"La demande est très importante et nous avons fait la preuve que notre modèle fonctionne", assure Mathilde Bussard. Comptant l’Association Famille Mulliez parmi ses premiers actionnaires, Innovafeed travaille depuis 2017 avec Auchan pour créer des filières d’élevage plus durables. Après la truite nourrie aux insectes, c’est la volaille, puis le porc produits dans les Hauts-de-France qui ont fait leur entrée dans les rayons, au rythme des autorisations européennes. "Nos produits sont intéressants pour la planète, pour le consommateur, et pour les éleveurs, plaide Innovafeed. Les animaux nourris à l’insecte grossissent plus vite, et notre huile améliore leur santé intestinale, donc leur bien-être, avec moins d’antibiotiques."

Innovafeed fournit également Cargill, le géant américain du négoce de matières premières et de l’alimentation, notamment animale. De son côté, Ynsect adresse le même type d’interlocuteurs, tout en lançant la R & D sur des produits destinés à l’humain. "Nous respectons scrupuleusement la règlementation européenne mais nous anticipons les évolutions. Même si elles sont incomplètes, les autorisations existantes au niveau européen nous offrent déjà un boulevard", assure Jean-Gabriel Levon.

Des insectes encore loin de nos assiettes…

Car si elle est profitable à la planète et aux animaux d’élevage, la consommation d’insectes l’est aussi pour les humains. C’est en tout cas le pari d’autres entreprises régionales, aux ambitions encore modestes. Et pour cause, la vente de produits à base d’insectes pour la consommation humaine est, pour le moment encore, bannie dans l’UE (voir encadré). Malgré les contretemps, Virginie et Matthieu Mixe Mixe ne désespèrent pas de voir bientôt prospérer Minus Farm. L’entreprise de Marcq-en-Baroeul propose des micro-élevages d’insectes dans des containers aménagés, à proximité immédiate du lieu de consommation - une chaîne de foodtrucks selon les plans de ses dirigeants. Un projet né suite à la lecture d’un rapport de l’ONU, en 2013, pointant les bienfaits environnementaux de la consommation d’insectes. Virginie et Matthieu Mixe libèrent alors une pièce de leur maison et y installent vers de farine, criquets et grillons. "On a commencé à les cuisiner sous forme de biscuits et de burgers. On a dû apprendre seuls. Sur l’élevage, l’abattage et la transformation, il n’y avait aucune ressource disponible", retrace Virginie Mixe. Le couple met au point ses cellules d’élevage mobiles et crée Minus Farm en 2016. Mais alors qu’ils lancent la commercialisation de leurs premiers produits, l’UE leur oppose un veto, en 2018. "Ça a été la douche froide, on était si sûrs que la réglementation allait évoluer rapidement ! Plusieurs start-up comme la nôtre ont renoncé à ce moment-là. On a décidé de s’accrocher et d’attendre le temps qu’il faudra." En 2021, Minus Farm attend toujours, et a revu son modèle pour tenir. "Nous sommes devenus experts de l’élevage d’insectes. Nous proposons donc nos containers clés en main, avec notre accompagnement, à ceux qui voudraient se lancer dans l’entomoculture." Un Esat à Calais s’est doté d’un container, et le dirigeant d'une entreprise d'aménagement, à Calais également, est en train de s’équiper pour envisager une diversification. Le signe d’un marché en frémissement ?

… mais bientôt en pharmacie ?

Du côté de Nutri’Earth, l’optimisme est de mise. La start-up (6 salariés, CA : NC), créée en 2017 à Lille, parie sur une ouverture des insectes à la consommation humaine en 2021. La start-up a en tout cas déboursé les "dizaines de milliers d’euros nécessaires" pour déposer un dossier auprès de l’UE. Après la bonne nouvelle obtenue par le toulousain Micronutris en janvier 2021 (voir encadré), Nutri’Earth, qui utilise une farine de ténébrions similaire, espère un feu vert. "Avec mes associés, dont l’un est chercheur depuis douze ans dans le domaine des insectes, nous avons eu un déclic en découvrant les carences en vitamines dont souffrent beaucoup d’adultes, dès 40 ans. Nous avons fait immédiatement le lien avec les qualités nutritives des insectes et nous avons lancé la R & D", présente Thomas Dormigny, l’un des trois fondateurs de Nutri’Earth.

Protégé par de nombreux brevets, leur procédé permet de transformer naturellement la farine d’insectes en un ingrédient dopé en nutriments et notamment en vitamine D3. "Notre procédé permet de démultiplier les propriétés déjà énormes de la farine d’insectes, en lui adjoignant de la vitamine D. Cet ingrédient est destiné à enrichir des produits courants comme des compotes ou des biscuits, pour en faire des "super-aliments", à même de limiter les carences, surtout chez les personnes âgées. Avec plus de résultats que tous les additifs chimiques utilisés aujourd’hui", détaille Thomas Dormigny. Nutri’Earth ne produit pas d’insectes mais se fournit auprès d’éleveurs français. Une fois enrichie, sa farine sera revendue aux grands acteurs de l’agro-industrie, pour créer des produits destinés aux Ehpad. Et dans un second temps, des produits protéinés pour les sportifs. "Nous sommes prêts pour la commercialisation. Nous sommes en train de lever 2 millions d’euros, pour amorcer notre industrialisation. Pour l’instant, notre local à Lomme, au sein du pôle Euralimentaire, nous permet de produire trois tonnes par mois. En 2023, nous visons les 10 tonnes mensuelles, en recrutant une trentaine de personnes supplémentaires", déroule Thomas Dormigny.

Reste à savoir si le grand public est mûr, en Europe, pour ce type de produits. Jean-Gabriel Levon, d'Ynsect, balaie les réticences d’un revers de la main. "Je ne pense pas que le blocage culturel perdurera. On le voit déjà, plus personne n’est surpris quand on parle de manger des insectes. Alors bien sûr, on ne séduira pas tout le monde mais les changements d’habitude vont plus vite qu’on ne le croit. Vous verrez, on aura un jour ou l’autre notre épreuve dans Top Chef !"

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