Comment le Covid a changé le fonctionnement des entreprises 
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Comment le Covid a changé le fonctionnement des entreprises 

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Télétravail, bureaux collaboratifs, digitalisation… : le fonctionnement des entreprises a évolué - souvent à marche forcée - avec la crise du Covid. Qu’en reste-t-il deux ans après le déclenchement de l’épidémie ? Quelles mutations pourraient devenir pérennes ?

Avant crise, moins d’un salarié sur dix avait déjà télétravaillé. Désormais 47 % des cadres sont réticents à rejoindre une entreprise ne proposant pas de travail à distance — Photo : kerkezz

La crise du Covid-19 aura été un choc dans la vie des entreprises. Les employeurs ont dû revoir leur organisation et leurs RH, entamer ou accélérer des mutations. Pour beaucoup, il y aura un avant et un après.

La face la plus visible de l’iceberg reste le travail à distance. Jamais on aura autant parlé de télétravail. Une option plus que marginale avant le déclenchement de la crise sanitaire. Seuls 9 % des salariés y avaient alors recours au moins quelques jours ou demi-journées par mois (4 % au moins une fois par semaine), d’après la Dares, un organisme rattaché au ministère du Travail. À titre de comparaison, 28 % des salariés ont effectué au moins un jour de télétravail en avril 2021. Un chiffre tombé ensuite à 20 % en octobre, avant de remonter en fin d’année au moment de la cinquième vague de Covid. À noter toutefois que le pourcentage du 100 % télétravail recule (1 % de l’ensemble des salariés en décembre 2021).

Le télétravail s’ancre dans les mœurs

Reviendra-t-on au statut quo de 2019 ? Peu probable. D’après une enquête de l’Apec, pas moins de 47 % des cadres seraient aujourd’hui "réticents à rejoindre une entreprise ne proposant pas de télétravail". Une attente sous-estimée par les employeurs, toujours selon l’Association pour l’emploi des cadres : seulement 22 % des entreprises interrogées jugent que ne pas proposer cette option constitue un frein au recrutement. Autre chiffre parlant : plus de la moitié des salariés ayant travaillé à distance pendant la crise pensent qu’à l’avenir le travail s’effectuera la moitié du temps au bureau, l’autre en télétravail, selon une étude conjointe de la Fondation Jean Jaurès, de l’Ifop et du cabinet Selkis.

"Si l’on vient au bureau pour travailler seul, autant rester à la maison"

Par effet domino, l’essor du travail "hybride" (à domicile et en présentiel) conduit à repenser le lieu de travail. "Beaucoup plus qu’avant, on pousse la porte de l’entreprise pour travailler ensemble sur des projets, en mode collaboratif. Si l’on vient au bureau pour travailler seul, autant rester à la maison", observe la présidente de l’association nationale des DRH, Audrey Richard.

Des bureaux plus collaboratifs

"Il faut ré-attirer les collaborateurs au bureau, analyse Guillaume Joly, directeur des études chez BNP Paribas Real Estate, une société de conseil en immobilier d’entreprise. Cela passe par davantage d’espaces partagés et de travail collaboratif, du flex office ou encore des services facilitant la vie des employés : une conciergerie, un lieu de restauration convertible ensuite en salle de réunion ou d’afterwork, des bornes de recharges pour véhicules électriques sur le parking, etc.". Une nouvelle philosophie appliquée à l’aménagement de bureaux qui devrait perdurer dans le temps, selon lui. Et qui demande souvent une restructuration complète d’espaces aujourd’hui obsolète.

"Le bureau ne devient pas simplement un lieu où l’on travaille, mais aussi un lieu de vie à part entière, de sociabilité. Il doit donc être plus agréable, plus bienveillant, ajoute de son côté Renaud Tarrazi, associé à l’agence d’architecte marseillaise Map. Nous travaillons sur des dossiers où nous réhabilitons des immeubles de bureaux de moins de 15 ans, afin de créer des zones d’accueil, des espaces verts…" Ce dernier note aussi que la crise a amplifié la création d’espaces de coworking.

"À l’issue du premier confinement, quand j’ai proposé à mes collaborateurs de réinvestir nos bureaux, aucun n’a souhaité revenir"

L’extension du télétravail pourrait-elle en outre réduire la demande en bureaux ? La question se pose au vu de certains exemples. Comme celui d’Émilie Legoff qui a choisi de troquer ses 350 m² de bureaux loués en plein centre de Lyon… pour un espace de 40 m², afin d’y transférer Troops, sa société éditrice de logiciels RH. "À l’issue du premier confinement, quand j’ai proposé à mes collaborateurs de réinvestir nos bureaux, aucun n’a souhaité revenir", explique-t-elle. Avec le budget auparavant alloué à l’immobilier, la PME organise désormais chaque trimestre un séminaire regroupant ses 65 salariés dispersés en France mais aussi à Berlin, Kiev ou Tel Aviv. "Le 100 % télétravail nous a permis d’aller chercher de nouvelles compétences en dehors de Lyon et de gagner en productivité", affirme Émilie Legoff. En un an, Troops a recruté et quadruplé son chiffre d’affaires.

Un cas isolé ? Pas tout à fait. "Sur les transactions de bureaux de plus de 5 000 m², on observe une baisse de 25 à 30 % des surfaces en Île-de-France, sur l’année 2021 comparée à 2019", constate Guillaume Joly. Mais attention, pas de chute drastique du marché attendue au niveau national. "On espère retrouver un volume de transactions proche du niveau d’avant crise à horizon 2022-23 en Île-de-France. Et dès 2022 sur les grandes métropoles régionales", ajoute l’expert en immobilier d’entreprise. Et malgré un tassement possible par la suite, le marché devrait rester "assez stable", estime-t-il. L’augmentation prévue de l’emploi salarié dans les prochaines années devrait stimuler la demande. Ainsi que la "dédensification" de certains espaces de bureaux. En gros, même s’il y aura sans doute moins de personnes à l’instant T en entreprise (avec le télétravail), chacun disposera d’un peu plus de place, en incluant tous les espaces (collectifs et individuels).

Digitalisation et cybersécurité renforcées

Derrière ces mutations se cache aussi une petite révolution numérique sous-jacente. Boom de l’e-commerce, nouvel essor du cloud, des outils de visioconférence… : "La digitalisation s’est fortement accélérée en 2020 et 2021. Impactant les business models et le fonctionnement des entreprises. Des verrous ont sauté chez certains de nos clients", observe Marc Palazon, membre du conseil d’administration de Numeum, syndicat qui représente des entreprises de services du numérique (ESN). Qui dit, digitalisation des flux dit aussi cybersécurité renforcée côté entreprises. D’autant plus face à l’explosion récente des attaques de hackers. "Le domaine de la cybersécurité affiche une croissance phénoménale ces deux dernières années", souligne Marc Palazon.

Un pas vers le métavers

Un peu plus futuriste à l’heure du débat sur les "métavers", les événements virtuels ou hybrides se multiplient déjà. En témoigne la naissance de la marque Komodal, propriété de l’association Laval Virtual (40 salariés, 3,2 M€ de budget). Cette dernière livre depuis 2020 des univers 3D accessibles en ligne, où l’on circule comme dans un jeu vidéo. Avec la crise sanitaire, Laval Virtual a d’abord organisé son propre salon sur internet. Avant d’être sollicitée afin de créer des événements "portes ouvertes" pour des grandes écoles, des séminaires d’entreprise ou encore des salons professionnels, comme le salon Nautique de Paris en 2021. Depuis peu, Komodal propose même des plateformes virtuelles "permanentes" - comme une sorte de petit double numérique de l’entreprise - avec bureaux, salles de conférences ou formation, showrooms… Des projets sont notamment en cours pour des grandes entreprises comme Alstom ou Capgemini.

Attention portée aux risques psychosociaux

Mais avant de prédire à quoi ressemblera le monde d’après, reste à réguler certaines pratiques. La fragmentation des lieux de travail, entre domicile, entreprise, espaces de coworking et tiers lieux engendre en particulier un risque de "dilution du sens collectif ", souligne la Fondation Jean Jaurès. "Comment le collectif pourrait-il exister si les individus ne se croisent jamais ou seulement dans une salle de réunion virtuelle ?", questionne l’une de ses enquêtes. Le risque étant au final "de voir les salariés passer d’un sentiment d’appartenance à une logique de service telle une cohorte de freelances". Voire de faire émerger un "sentiment d’inutilité" chez les salariés. "Or, l’on sait combien le sens perçu et donné à son travail joue un rôle prédominant dans la santé au travail, l’efficacité et le plaisir à travailler", ajoute l’enquête. D’où la nécessité de préserver "des lieux communs, des lieux de décision où 100 % des salariés ont leur place (même si ce n’est pas classiquement derrière une table de travail)".

Autre revers de la médaille, les risques psychosociaux. En janvier 2021, parmi les télétravailleurs, 33 % avaient connu une nette intensification de leur travail, 14 % une dégradation (contre 4 % une amélioration relative), a en effet calculé la Dares. La crise sanitaire ayant alors "impacté un peu plus les télétravailleurs que les autres actifs". La prise de conscience collective s’étend aujourd’hui peu à peu. En Meurthe-et-Moselle, par exemple, organisations patronales et syndicats de salariés ont signé l’an dernier une déclaration commune engageant à "évaluer les risques psychosociaux liés au télétravail" et à renforcer le dialogue social pour apporter des réponses.

"Désormais, nous n’avons de cesse de dire : comment faire pour être recrutés par nos salariés ?"

Chez Smile - l’entreprise de Marc Palazon - les cadres ont été formés au management à distance. "Au niveau RH, on a également mis en place un suivi de la santé psychologique des collaborateurs. Avec des points collectifs et individuels. Notre mutuelle offre aussi une plateforme, avec une chatroom où chacun peut s’exprimer de façon assez anonyme, voir demander un entretien en visio auprès d’un psychologue. Si on se sent isolé, si l’on rencontre des difficultés à trouver un équilibre vie pro/perso, etc.", liste l’entrepreneur. Ce dernier, qui proposait déjà le télétravail avant crise, a vu la demande de travail à distance exploser.

Nouvelles aspirations des salariés

Le télétravail symbolise-t-il l’émergence de nouvelles aspirations côté salariés ? "Une chose est sûre. Cette période a obligé tout le monde à réfléchir à sa propre vie", répond Marc Palazon. Beaucoup confirment. À la tête du réseau de 250 salons de coiffure qui porte son nom, Pascal Coste s’en est vite aperçu. "Nous avons eu des démissions de salariés. Beaucoup ne voulaient plus travailler, avaient découvert une autre vie chez eux, en famille", confie-t-il. Le Niçois a alors convoqué ses équipes pour dessiner un nouveau modèle économique et social à partir d’une feuille blanche. Un enjeu de taille pour celui qui ambitionne de dépasser la barre des 400 salons en 2024. "Désormais, nous n’avons de cesse de dire : comment faire pour être recrutés par nos salariés ?", commente-t-il. Résultat, les employés peuvent désormais prendre un samedi par mois - une petite révolution dans la coiffure - ou prendre leur mercredi après-midi en le rattrapant plus tard. L’ancienneté est récompensée par une nouvelle grille de salaires. Un comité d’entreprise a été créé dont même les franchisés bénéficient…

Quand les entreprises passent à la semaine de 4 jours

Parmi les leviers d’attractivité, le Centre des Jeunes Dirigeants (CJD) propose une expérimentation massive de la semaine de quatre jours. L’association argue que "l’emploi désirable de demain ne correspond plus aux formes de travail d’hier", dans une tribune du JDD. D’après un sondage interne, un adhérent sur deux du CJD se dit même prêt à tester la formule. Des sociétés françaises se sont déjà lancées. Comme le rennais MV Group (320 salariés, 52 M€ de CA). Depuis janvier, l’expert en marketing digital offre la possibilité (ou non) de faire 35 heures sur 4 jours. Avant lui, le distributeur de matériel informatique lyonnais LDLC était déjà passé à la semaine des 32 heures en 2021. Deux projets préparés avant la crise qui rencontrent un fort écho aujourd’hui, en période de pénurie de main d’œuvre et de difficultés de recrutement.

Délocalisations virtuelles

La pénurie de main d’œuvre liée à la forte reprise économique pourrait-elle prendre fin avec un nouveau phénomène, celui des délocalisations virtuelles ? "Avec la généralisation du télétravail, les activités de services des pays développés courent aujourd’hui le risque d’être délocalisées dans des pays à bas coût. Une délocalisation virtuelle, notamment d’emplois qualifiés et de cadres", annonce Marcos Carias, économiste à la Coface, qui estime qu’en France, un emploi sur trois est potentiellement concerné par ce nouveau risque né de la pandémie. L’Europe peut-elle perdre de nouveau des millions d’emplois du fait de ces délocalisations ? Difficile à dire, selon Marcos Carias :"L’ampleur du phénomène est difficile à déterminer. Par contre, je pense vraiment que les délocalisations virtuelles vont arriver".

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