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Retards de paiement : les entreprises redoutent la réforme européenne
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Retards de paiement : les entreprises redoutent la réforme européenne

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Les délais de paiement bientôt limités à 30 jours partout en Europe ? C’est ce que propose la Commission Européenne dans le but d’aider les PME. Mais nombre d’entre elles accueillent les projets de Bruxelles avec scepticisme. Explications.

La Commission Européenne veut réformer les textes régissant les délais de paiement des transactions commerciales entre les entreprises — Photo : Songsak C

L’Europe est-elle en train de faire fausse route en matière de délais de paiement ? La question mérite d’être posée tant le projet de règlement européen sur les retards de paiement soulève de méfiance au sein des fédérations patronales françaises. Jugeant la directive en vigueur, datant de 2011, inefficace, la Commission européenne, à travers une proposition de règlement du 12 septembre 2023, s’attaque aux délais de paiement des transactions commerciales entre les entreprises. Pour les auteurs du texte, qui estiment que "l’une des premières causes des retards de paiement est l’asymétrie du pouvoir de négociation entre un client important et un fournisseur de plus petite taille", il s’agit clairement de protéger les PME.

Bruxelles serre la vis

"L’initiative est louable", positive Arnaud Haefelin, président de la commission affaires européennes à la CPME. Il faut dire que les retards de paiement sont responsables d’une faillite sur quatre sur le continent. Et, qu’en termes de ponctualité des règlements, il existe encore une bonne marge de progression en Europe : une facture sur deux est payée tardivement, voire pas du tout, assure la Commission Européenne. Ce qui a évidemment un impact sur la compétitivité et la pérennité des entreprises. "Une réduction d’un jour des retards de paiement augmenterait de 0,9 % les flux de trésorerie des entreprises de l’UE et leur permettrait d’économise 158 millions d’euros en coûts de financement", poursuit-elle.

Jusqu’alors l’Europe a laissé une bonne marge de manœuvre aux États avec sa directive de 2011. Manifestement, cela n’a pas suffi. Bruxelles veut reprendre la main avec un règlement. "Alors qu’une directive nécessite une transposition dans chaque pays de l'UE, un règlement est d'application directe. Au cas particulier, il serait appliqué un an après son adoption par le Parlement et le Conseil européen en prévoyant les mêmes dispositions dans tous les Etats membres. Le règlement s'appliquera alors immédiatement, y compris pour les contrats commerciaux signés avant son adoption", explique Arthur Pierret, avocat associé en droit des affaires au sein d'In Extenso Avocats.

Des délais de paiement de 30 jours maximum

Mesure phare qui cristallise les craintes du patronat : l’instauration d’un délai de paiement maximum de 30 jours partout en Europe pour les transactions B to B et entre les entreprises et les pouvoirs publics. Ce délai commence à compter de la date de réception de la facture, pour autant que le débiteur ait reçu les marchandises ou les services. 30 jours : c’est déjà le délai par principe en France. Sauf que la loi française prévoit de multiples aménagements. Elle autorise les entreprises à aller jusqu’à 60 jours à partir de la facturation (ou 45 jours fin de mois) si cela est précisé dans le contrat commercial ; certains secteurs d’activité bénéficient en outre de délais supplémentaires (jusqu’à 110 jours pour le matériel agricole). Des exceptions que Bruxelles compte réduire au strict minimum.

Du coup, le projet européen ne suscite aucune effusion de joie au sein du patronat français. Bien au contraire. À la CPME, Arnaud Haefelin craint que "les PME deviennent les dindons de la farce", arguant que "le projet de règlement est beaucoup trop directif" et que "le Diable se cache dans les détails". Au Medef, on est tout aussi sceptique : "La réduction des retards de paiement est un enjeu majeur mais le passage à 30 jours s'avère compliqué. Nous savons d'ores et déjà que nombre d'entreprises ne pourront pas s'y conformer et qu'il y aura une augmentation mécanique des retards de paiement à court et moyen terme, car l'ensemble des entreprises ne parviendra pas à raccourcir les délais au rythme imposé".

Les gagnants et les perdants de la réforme des délais de paiement

Au Medef, on s'interroge sur les gains à long terme pour les entreprises : "Ce que des entreprises en B to B vont gagner d'un côté avec des délais plus courts de leurs clients, ne le perdront-elles pas de l'autre vis-à-vis de leurs fournisseurs ?". L’avocat Arthur Pierret estime, pour sa part, que certains, comme les sociétés de prestation de services, ont à y gagner. "Prenez un concepteur de drones. Il peut être payé par son client à 60 jours alors qu’il doit faire face à des salaires ou des remboursements d’emprunts tous les 30 jours. Pour les entreprises de prestation de services, passer à 30 jours change énormément de choses".

Du côté des syndicats patronaux, on rétorque que la réforme des délais de paiement va aussi fragiliser des entreprises. Ceux qui risquent d’en faire les frais, "ce sont les entreprises en bout de chaîne, en B to C, comme les commerces, les artisans du bâtiment ou encore l’hôtellerie et la restauration. Elles vont devoir payer plus tôt leurs fournisseurs, mais ne seront pas payées plus tôt par leurs clients. Cela peut se traduire par des compressions de trésorerie susceptibles de mettre en difficulté ces entreprises", estime-t-on au Medef.

C’est d’autant plus vrai pour certains secteurs d’activité qui bénéficient aujourd’hui de régimes dérogatoires en France. C’est le cas dans le bâtiment, comme l’explique David Morales, vice-président de la Capeb. Aujourd’hui, pour les entreprises artisanales du BTP, il est possible d’avoir des factures périodiques, payables 45 jours après leur émission. "Les petites entreprises du bâtiment s’approvisionnent en matériels chaque jour, voire plusieurs fois par jour, dans un négoce. Ce dernier n’émet pas une facture à chaque passage. Il attend pour cela la fin du mois", explique David Morales. D’une part, cet artisan occitan craint que le projet de règlement européen vienne perturber le mode de fonctionnement entre les artisans et leurs fournisseurs. "Comme simplification administrative, il y a mieux que d’émettre des factures et les payer tous les jours !", peste-t-il, arguant que les 62 000 entreprises adhérentes à la Capeb n’emploient en moyenne que trois salariés et ne disposent pour la plupart pas des moyens humains pour ces tâches administratives. D’autre part, en raccourcissant les délais de paiement de 45 à 30 jours, "on va se retrouver avec un trou dans la trésorerie".

Un long combat pour les commerces de jouets

Autre secteur où l’on observe avec inquiétude les projets européens : le jouet où les délais de paiement sont tantôt de 95 jours nets (entre janvier et septembre), tantôt de 75 jours (d’octobre à décembre). Ce qui explique cette spécificité ? La forte saisonnalité de l’activité : "Quasiment la moitié du chiffre d’affaires annuel des magasins est réalisée entre le 20 novembre et le 20 décembre", explique Philippe Gueydon, directeur général de King Jouet (2 000 salariés) et coprésident de la FCJPE, la fédération des commerces de jouets. "Dans le jouet, il y a des marchandises que l’on rentre en début d’année et que l’on vend seulement juste avant Noël. Les rotations de stocks sont très lentes, il est facile de comprendre que le secteur a besoin de délais de règlements adaptés". Même si Bruxelles ne ferme pas totalement la porte à des dérogations qui ne devront être accordées par les États qu'"à titre exceptionnel", Philippe Gueydon s’attend à "un long combat".

"Si les délais de paiement sont ramenés à 30 jours, pour un commerce spécialisé, cela représente une avance de trésorerie équivalant à un mois de chiffre d’affaires"

À la fédération du jouet, on a déjà sorti la calculette : "Si les délais de paiement sont ramenés à 30 jours, pour un commerce spécialisé, cela représente une avance de trésorerie équivalant à un mois de chiffre d’affaires. C’est énorme !", assure le patron de King Jouet. Certains commerçants disposent certes de ce niveau de trésorerie, mais "la plupart vont devoir s’adresser à leurs banques et vont n’avoir d’autres choix que de réduire leurs stocks. Les marchandises seront donc chez les fournisseurs, pas en magasins : personne ne va s’y retrouver !", poursuit le dirigeant isérois. Sans compter que, dans un secteur dominé par la fabrication asiatique, le made in France risque de tanguer. "Le dindon de la farce, ce sera le fabricant français", appuie le coprésident de la FCJPE. L’industriel tricolore devra être réglé sous 30 jours, alors que les industriels non européens pourront accorder des facilités de paiement à leurs distributeurs, qui pourraient en conséquence être tentés de davantage flécher leurs achats en dehors des pays européens.

Sanctions automatiques pour les mauvais payeurs

Le texte de la Commission Européenne ne se limite pas à la question des délais de paiement. Il prévoit d’autres dispositions pour éviter les retards de paiements. Car comme le rappelle Arthur Pierret, "typiquement, 30 jours ou 60 jours, la différence n'est pas si déterminante quand on constate que certains fournisseurs ne se font pas payer pendant des mois. On est toujours surpris du nombre de sociétés obligées d'aller devant les tribunaux pour se faire payer". L’avocat en droit des affaires voit d’un bon œil les dispositions du projet de règlement européen durcissant le ton avec les mauvais payeurs.

Bruxelles veut agir à deux niveaux. Il s’agit d’abord de couper l’herbe sous le pied aux tentatives de contournement des textes. "Les clauses de vérification et d'acceptation de factures ou de marchandises sont aujourd'hui très courantes dans les contrats commerciaux. Or, ces clauses peuvent permettre d'allonger artificiellement, et parfois de manière abusive, le délai de paiement", explique Arthur Pierret. Bruxelles veut les rendre exceptionnelles et les encadrer. La Commission Européenne va ensuite rendre obligatoire et automatique le paiement des intérêts et des indemnités de retard de paiement. "Le créancier ne peut renoncer à son droit d’obtenir des intérêts de retard", fixe la Commission qui en profite pour durcir les sanctions. Désormais, les mauvais payeurs devront s’acquitter d’une indemnité forfaitaire de 50 euros et de taux d’intérêt de retard correspondant aux taux de référence de la Banque Centrale Européenne, majorés de 8 %. Une bonne nouvelle pour Arthur Pierret pour qui "les sanctions appliquées aujourd’hui ne sont pas suffisamment dissuasives".

500 factures par seconde

Un dispositif répressif qui laisse Arnaud Haefelin, de la CPME, pour le moins dubitatif. "Des sanctions, il en existe déjà. Mais je ne connais aucune entreprise qui les applique". La différence, c’est qu’aujourd’hui les entreprises peuvent y renoncer par geste commercial, du fait d’un rapport de force avec le client ou à cause de frais de recouvrement jugés trop élevés par rapport à la somme à récupérer.

Pour protéger les financiers contre les mauvais payeurs, la Commission Européenne va charger les États membres de mettre en place des autorités chargées de contrôler et faire appliquer les règles. "La question est de savoir comment cela peut être mis en œuvre", indique Arthur Pierret. Peut-être que le passage à la facturation électronique - qui a pour l’instant été reportée en France - pourra aider. Ce qui est sûr, c’est que les futurs gendarmes des paiements européens auront du pain sur la planche : chaque année, près de 18 milliards de factures sont émises au sein de l’Union européenne. Ce qui fait plus de 500 factures à vérifier à chaque seconde…

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