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Quand la crise plonge des dirigeants de Loire-Atlantique et de Vendée dans la tourmente
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Quand la crise plonge des dirigeants de Loire-Atlantique et de Vendée dans la tourmente

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Lorsque le spectre du dépôt de bilan frappe à la porte, des chefs d’entreprise sont entraînés dans une spirale qui, dans les cas les plus extrêmes, peut les conduire au geste fatal. Des réseaux et associations se sont constitués pour les épauler. Lesquels sont d’autant plus vigilants que les aides gouvernementales en ces temps de crise maintiennent en vie artificiellement certaines entreprises fragiles.

Les associations venant en aide aux chefs d’entreprise en souffrance craignent que la vague déferle, une fois les aides de l’État à destination des sociétés les plus fragiles stoppées — Photo : ©Rido - stock.adobe.com

Les mots sont délicatement choisis : " Je me fais aider médicalement. " Puis, la conversation glisse jusqu’à lever le voile de la pudeur : " Voilà, j’ai tenu jusqu’en octobre. Désormais, je prends des antidépresseurs ". Guillaume Benéteau dirige Pubvolume à Montaigu en Vendée. Sa société d’événementiel, concevant et fabriquant des stands aux 1,8 million d’euros de chiffre d’affaires en 2019, a traversé une année 2020 cauchemardesque : activité en chute de 85 %, passage de 12 à 9 collaborateurs, ceux qui demeurent travaillant deux jours sur quinze… " Plus on avançait dans la crise, plus je prenais des coups, confie Guillaume Benéteau. Le chef d’entreprise est souvent seul. Et pour défendre les emplois, la société, réfléchir à la manière de rebondir, il faut avoir la tête au clair. Mais je voyais tout en négatif, je n’étais plus en capacité de prendre du recul. "

Exprimer sa souffrance reste tabou, selon Claude Villain, président de l’association 1nspire — Photo : Kieferpix

La pandémie puis la crise économique bouleversent les trésoreries comme fait flancher les esprits les plus solides. Selon l'enquête menée en janvier de l'observatoire Amarok de Montpellier, "la crise avec son lot d'incertitudes, de fermetures et de ruptures englue les chefs d'entreprises dans une incapacité à agir et à prévoir. Elle fait émerger une forme inédite d'épuisement". Les CCI de Nantes Saint-Nazaire et de Vendée ont sondé en janvier les dirigeants sur leur activité et perspectives, 2 322 entreprises interrogées pour la première, 1 563 pour la seconde. En Loire-Atlantique, 58 % ont observé une diminution de leur chiffre d’affaires en 2020, et près de la moitié diagnostiquait une baisse au premier semestre 2021. Pour la Vendée, 64 % enregistraient une décrue de leur activité en 2020 et près d’un quart déclarait craindre une cessation d’activité en 2021. Des proportions inédites.

Un sujet tabou

Écrire que les résultats de l’entreprise pèsent sur le moral est certes une lapalissade, mais ce sujet reste tabou. Lors d’un webinaire, le 29 janvier, sur le thème " les entreprises face aux troubles psychiques en période de crise sanitaire ", Lionel Fournier, président de l’association Dirigeants Responsables de l’Ouest, faisait part de son étonnement, fruit de ses rencontres. " J’ai été frappé par le fait que des chefs d’entreprise disaient qu’ils n’avaient pas le droit d’être malades ". Il est à l’origine en 2019 de la création de l’association 1nspire, qui intervient auprès de dirigeants des Pays de la Loire pour favoriser leur bien-être. Laquelle va bientôt lancer un système de référencement de thérapeutes, c’est-à-dire un réseau que les chefs d’entreprise pourront consulter si besoin.

"Le chef d’entreprise n’est pas à l’aise pour en parler, abonde le président de l’association Claude Villain. Souvent, la souffrance est muette ". L’extérioriser peut pourtant enclencher un cercle vertueux. Car " quand il est en bonne santé, l’entreprise l’est et réciproquement. "

Claude Villain et Lionel Fournier, fondateurs de l’association 1nspire qui épaule les chefs d’entreprise pour s’assurer de leur bonne santé — Photo : Harmonie Mutuelle

Philippe Fourquet, secrétaire général de l’association 60 000 Rebonds - qui aide les entrepreneurs à se réinvestir professionnellement après une liquidation judiciaire - et président de 60 000 Rebonds Grand Ouest (Pays de la Loire et Bretagne), constate à cet égard que les chefs d’entreprise mettent du temps avant de manifester leur appel à l’aide : " Il peut se passer de deux à quatre mois avant qu’ils viennent nous voir. " Un délai qui s’explique par " une sorte de repli sur soi, avec des mécanismes similaires à ceux d’un un deuil. La majeure partie du temps, ils se sont battus comme des beaux diables pour essayer de sauver leur entreprise, de maintenir les emplois. Une période intense où ils en oublient leur santé. "

Deux extrêmes gangrènent souvent les esprits après un échec. " Parfois, ils sont en situation de déni, constate Philippe Fourquet, le dépôt de bilan est la faute d’acteurs extérieurs comme le banquier, l’expert-comptable, les clients… À l’inverse, d’autres prennent toute la responsabilité sur eux. "

Baisse des revenus

" Je pense avoir ma part de responsabilité, avoue Rodolphe Lepreux, j’aurais peut-être dû mettre en place des formations à distance, ce que j’avais prévu de faire, mais pas dans l’immédiat. Je ne pouvais investir dans tout. Et puis il y a eu cette crise sans précédent… " Lui avait racheté en décembre 2018, avec 100 % des parts, A3CV-A3 Conseil à Nantes, dédié à la formation des demandeurs d’emploi en reconversion dans le métier de commercial. " C’était l’aboutissement d’un projet depuis pas mal de temps, celui de devenir dirigeant, une passion aussi. J’avais trouvé de nouveaux bureaux plus grands, embauché trois salariés, réussi à obtenir une certification très importante. Tous les feux étaient au vert et soudain le confinement a engendré un arrêt total de l’activité ". Lui qui avait l’état d’esprit d’un " marathonien qui fait une course de fond depuis un an et demi ", a senti " un gros claquage que je n’avais pas anticipé ". À l’été 2020, sa société a été liquidée. Il a dû rembourser 50 000 € d’emprunts. Et verra ses allocations-chômage (il était auparavant salarié) prendre fin en mai. " Plusieurs postes me sont passés sous le nez, et j’ai très peu de retours à mes candidatures. Les entreprises ont beaucoup de choix et la période d’incertitude sur la pandémie ne les incite pas à recruter. Après mai, ça risque d’être compliqué pour moi financièrement. "

La chute de revenu pèse sur le moral des entrepreneurs. Jérôme Guilbert est propriétaire de 14 établissements (200 salariés) à Nantes : brasseries, restaurants, bars, discothèques. " Depuis mars 2020, je ne me verse pas de salaire, témoigne-t-il, j’ai pris l’option de protéger les entreprises et les salariés. Je vis sur l’héritage de mon papa décédé en janvier 2020 pour payer mes engagements privés. " Et de fustiger les non-dits sur le chef d’entreprise : " On ne le protège pas du tout et pourtant nous sommes des individus comme les autres avec les mêmes contraintes personnelles. Le chef d’entreprise se rémunère après tout le monde, comme un capitaine de bateau qui quitte le navire en dernier. Le salarié lui est protégé, tout comme l’outil de travail, c’est bien, mais pour celui qui dirige le navire, on ne se pose pas la question sur comment il peut être maintenu hors de l’eau. Personne n’en parle, c’est insupportable. Nous subissons une situation mondiale qui nous est imposée et on doit l’assumer à titre personnel, c’est une honte. " Comment voit-il l’avenir pour ses finances ? " J’évite de me poser la question. "

Restaurateurs, Nathalie et Jean-Luc Senée sont mari et femme dans le civil. Après avoir dirigé de nombreuses années durant un établissement gastronomique à Vertou (44), ils ont repris le Nota Bene à Nantes en février 2020, soit un mois avant le premier confinement. " Nous avions beaucoup investi pour l’acheter et le rénover. Puis il y a eu l’annonce du Premier Ministre sur les fermetures le 14 mars, se souvient Nathalie. Aujourd’hui, j’ai la boule au ventre, je pense tellement à la reprise, je me demande comment la gérer quand elle arrivera. Mais si la fermeture continue, comment va-t-on gérer le tout au niveau financier ? Je l’ignore, nous sommes deux à vivre sur le restaurant. "

Se relancer professionnellement

La force de caractère des chefs d’entreprise qui ont su dans leur vie professionnelle surmonter nombre d’épreuves est un ressort puissant pour tenter de rebondir. Ainsi de Vincent Bercé, qui avait fondé en 2008 BK Event, société d’événementiel du Bignon (44) qui affichait 10 M€ de chiffre d’affaires en 2019 et employait une centaine de salariés. Son entreprise a été liquidée fin 2020 et rachetée à la barre du tribunal de commerce. " Cela m’a fait un choc avec l’impression de tout perdre, se souvient-il. Il y a eu d’un côté un grand vide, de l’autre un quotidien administratif important, ayant passé beaucoup de temps avec le mandataire et l’administrateur judiciaire. Cela m’a occupé, ça aide psychologiquement. " Après avoir tourné la dernière page de son entreprise, il a endossé le rôle du combattant, " à la recherche " d’un nouveau challenge ", un poste de directeur-salarié ou une entreprise à racheter. Un objectif qui lui fait dire que le moral tient bon, pour l’instant.

Présent deux jours par semaine dans les locaux de sa société, le reste du temps en télétravail, Guillaume Benéteau, plutôt que de rester à se morfondre, pense de son côté à l’après. " Je reste infiniment convaincu que l’événementiel va redémarrer, même si j’ignore quand. Je profite donc du peu d’activité actuellement pour réfléchir à des projets pour l’avenir, à la manière de rebondir, de repositionner l’entreprise. "

Lui aussi dans un état d’esprit positif, Rodolphe Lepreux, ex-PDG de A3CV-A3 Conseil, se dit conscient que " ça ne sert à rien de me lamenter sur mon sort, je suis dans une attitude guerrière pour retrouver du travail. Je me suis du reste mis à refaire du sport, ainsi je me lève tous les matins comme si j’aillais au boulot ". Il est suivi par l’association 60 000 Rebonds, l’un des réseaux épaulant les dirigeants (tout comme 1nspire, Apesa ou SOS entrepreneur, cette dernière intervenant en amont de la liquidation), en l’occurrence ceux qui ont connu une liquidation judiciaire.

La crainte d’un afflux après la fin des aides de l’État

Accompagnement individuel par un coach professionnel pour retrouver la confiance en soi, suivi d’un parrain ou d’une marraine bénévole (un chef d’entreprise en activité ou jeune retraité), réunions collectives mensuelles… : l’aide de 60 000 Rebonds peut s’étaler sur 24 mois. En 2020, dans le Grand Ouest, l’association a suivi 120 dirigeants pour 110 en 2019. Sur le plan national, 660 entrepreneurs ont été suivis l’an passé. " Nous prévoyions d’en épauler autour de 850-900 en 2020 ", se souvient Philippe Fourquet, car la crise était annonciatrice de davantage de ravages. Mais comme le relève le secrétaire général de 60 000 Rebonds, " les défaillances d’entreprises ont baissé en France de l’ordre de 38 % en 2020 par rapport à 2019, le plus bas niveau depuis 1990. "

Philippe Fourquet, président de 60 000 rebonds Grand Ouest, association aidant les dirigeants à rebondir professionnellement — Photo : JDE

Le gouvernement, en injectant des aides massives dans l’économie, permet à certaines entreprises de conserver la tête hors de l’eau. Lorsqu’elles seront " débranchées ", celles qui ne pourront survivre sans aide de l’État pourraient faire faillite et par ricochet leur dirigeant sombrer psychologiquement. Ce que résume par ses propres mots Claude Bolloré, président d’Apesa Loire-Atlantique, association aidant les dirigeants au bord du suicide : " On ne sait pas quand la nouvelle vague va arriver ni sa hauteur, mais quand elle sera là, il risque d’y avoir un contrecoup d’ampleur derrière. "

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