L’Irlande, le nouvel Eldorado de l’économie normande et bretonne
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L’Irlande, le nouvel Eldorado de l’économie normande et bretonne

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Irlande, Normandie, Bretagne : le tiercé gagnant depuis des siècles a encore pris plus d’importance depuis le Brexit. Et pas seulement au niveau touristique : les entreprises bretonnes et normandes multiplient les coopérations économiques avec le pays du trèfle dans des domaines aussi variés que l’agroalimentaire, la pêche, le transport maritime, les échanges universitaires ou la filière équine. Une amitié et un partenariat mutuels qui ne sont pas près de s’arrêter.

Pour les entreprises normandes et bretonnes, le marché irlandais (ici Dublin), présente de nombreux atouts économiques — Photo : David Soanes - stock.adobe.com

Les liens qui unissent l’Irlande à la Normandie et à la Bretagne sont d’abord historiques. Les trois territoires partagent des valeurs communes depuis le XVIIe siècle. Aujourd’hui, la Bretagne est la région française qui compte le plus grand nombre de jumelages avec l’Irlande. Elle concentre, en effet, 98 des 150 échanges recensés.

Des liens qui se sont encore renforcés ces dernières années, notamment depuis la mise en place du Brexit comme l’a rappelé James Browne, ministre délégué auprès du ministre de la Justice irlandais, lors de l’inauguration du premier consulat honoraire de Bretagne le 2 septembre 2022 à Roscoff (Finistère) : "La France est maintenant le plus proche voisin de l’Irlande au sein de l’Union européenne et la Bretagne est la région la plus proche de nous. Les entreprises françaises se développent en Irlande, et la France est l’un des principaux marchés pour les biens, services et produits agricoles irlandais." Le ministre irlandais évoque même un "rebond Brexit" dans les relations entre la France et l’Irlande. "En 2021, le commerce entre les deux pays a en effet bondi de 18 %, après une année 2020 où les échanges bilatéraux de biens et de services ont dépassé les 30 milliards d’euros."

Montée en puissance des coopérations avec l’Irlande

Il faut dire que l’Irlande présente des atouts non négligeables pour la Normandie et la Bretagne : membre de l’Union Européenne depuis 1973 et seul pays anglophone à avoir adopté l’euro, le pays du trèfle présente ainsi d’excellents indicateurs économiques et financiers et sa position géographique lui permet de se positionner comme plateforme entre le continent nord-américain et l’Europe. La Région Bretagne avait d’ailleurs signé en août 2021, à Dublin, un accord entre ses quatre universités et trois universités irlandaises (Cork, Limerick et Galway), pour une durée de 5 ans. L’idée étant de faire émerger des projets de recherche conjoints, à favoriser les mobilités et les programmes allant vers un double diplôme. Les deux parties imaginent également un accès mutuel futur à des équipements, des formations professionnelles ou stages en entreprise dans des domaines prioritaires comme l’agriculture, la nutrition, la mer, le numérique, la santé ou bien l’environnement, etc. En août dernier, la Bretagne a proposé à ses homologues irlandais (et celtes) d’aller plus loin : la Région a signé la "Déclaration de Rennes", qui engage différentes actions de coopération à venir, notamment avec l’Irlande, autour des mobilités étudiantes, de la pêche, des énergies marines, du transport maritime et de la culture.

La Région Normandie a signé, le 22 février 2023 à Dublin, une déclaration d’intention avec l’Irlande, visant à encourager la coopération entre établissements d’enseignement supérieur normands et irlandais — Photo : Région Normandie

De même, l’Irlande et la Normandie présentent des intérêts communs via l’enseignement supérieur. La Région Normandie a signé, le 22 février 2023 à Dublin, une déclaration d’intention avec l’Irlande, visant à encourager la coopération entre établissements d’enseignement supérieur normands et irlandais. Objectif : favoriser la coopération en faveur de programmes d’actions tels que la mobilité des doctorants et la mise en place de thèses co-supervisées, la mobilité étudiante et des personnels entre la France et l’Irlande, dans les domaines de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Suite à la signature de ce partenariat signé, l’EM Normandie a également signé un protocole d’accord avec Technological University (TU) Dublin pour la mise en place d’échanges d’enseignants-chercheurs.

En Bretagne, cette coopération prend aussi du relief chaque année lors de l’Interceltic Business Forum qui s’est tenu lors du Festival Interceltique de Lorient, le rendez-vous des cultures celtes notamment musicales. Créé par Charles Kergaravat, le créateur de l’association Breizh America (l’association qui représente la diaspora bretonne aux États-Unis), ce rendez-vous ambitionne de créer des relations commerciales entre les pays celtes. "Nous ne sommes pas une agence de développement économique mais un lieu d’échange pour mieux collaborer entre pays celtiques. Il y a des affinités naturelles entre ces différents pays dans l’Irlande. Nous devons gagner en synergie, nous inspirer les uns des autres et la volonté est bien là de faire du business ensemble." La quatrième édition de ce rendez-vous est d’ores et déjà programmée… en Irlande l’an prochain. "Le succès de Lorient Composite Valley, autour de la course au large notamment, inspire. Des tiers lieux locaux trouvent aussi de l’inspiration dans ce qui est fait en Irlande, Pays de Galles… Tout cela monte en puissance."

Des exportations vers l’Irlande en hausse

Selon Team France Export de Normandie, le service international de la CCI Normandie, l’Irlande, en 2022, occupe la 11e place des pays clients de la Normandie et la 14e place des pays clients de la France. En progression de 24 % par rapport à l’année précédente, les exportations normandes vers l’Irlande atteignent 931 millions d’euros en 2022 et représentent ainsi 2,2 % du total des exportations régionales. Les produits chimiques de base, les produits azotés, les matières plastiques et le caoutchouc synthétique constituent près de la moitié des exportations normandes en direction de l’Irlande en 2022.

Le pays du trèfle est également fournisseur de la Normandie. La Normandie, l’an passé, a en effet importé d’Irlande l’équivalent de 896 millions d’euros, soit 1,5 % de ses importations totales. En croissance de 61 % entre 2021 et 2022, ces importations concernent essentiellement les produits pharmaceutiques, qui restent en 2022 le premier poste d’importations en provenance d’Irlande, loin devant les denrées alimentaires.

Raphaëlle Voreux: "La fiscalité en vigueur en Irlande contribue à l'attractivité du marché — Photo : DR

Pour les entreprises normandes et bretonnes, le marché irlandais présente de nombreux atouts : "La fiscalité en vigueur en Irlande contribue à l’attractivité du marché. L’impôt sur les sociétés (Corporation Tax) s’élève en 2022 à 12,5 %, soit près de 10 % de moins que la moyenne de l’UE, et fait partie de l’un des taux les plus bas des pays industrialisés", confirme Raphaëlle Voreux, conseillère en charge des questions de commerce international de Team France Export de Normandie. "Par ailleurs, elle peut servir de porte d’accès au marché nord-américain grâce à sa relation commerciale privilégiée avec les États-Unis…"
Du côté de la Bretagne, les relations commerciales avec l’Irlande s’intensifient également.

L’Irlande représente 1,04 % des exportations de la Bretagne et se classe au 19e rang des pays partenaires : progression des exportations vers l’Irlande entre 2021 et 2022 : + 37,9 % (alors que les exportations globales ont progressé de +11,2 %). L’Irlande pèse 1,08 % des importations de la Bretagne et se classe au 17e rang des pays fournisseurs (+ 18,7 % entre 2021 et 2022). Dans le détail des produits échangés : la direction régionale Bretagne des douanes précise qu’en 2022, les engrais azotés ont concentré 17 % des exportations de la Bretagne vers l’Irlande. Cette même année 2022, les produits de la pêche représentent 23,5 % des importations de produits irlandais en Bretagne.

Un marché complémentaire du Royaume-Uni

Le Brexit est en train de donner un élan considérable à la relation normando-irlandaise — Photo : Dillan Le Prévost Les Fils de Pub

Consciente des enjeux économiques, la Région Normandie a souhaité renforcer encore plus ses liens avec l’Irlande en organisant des missions sur le territoire irlandais : la première s’est déroulée en juin 2022 et une seconde aura lieu à l’automne 2024. Objectif : développer de nouveaux partenariats commerciaux entre des entreprises irlandaises et les entreprises normandes, mais aussi l’offre de transport maritime entre la Normandie et l’Irlande, ainsi que de proposer une offre de services pour la construction et l’installation d’éoliennes offshore. "Le Brexit est en train de donner un élan considérable à la relation normando-irlandaise. Nous avons de nombreux enjeux communs : l’éolien offshore, le développement portuaire et maritime, le tourisme, l’enseignement supérieur. Si les entreprises normandes de cette délégation ont fait le chemin vers l’Irlande, c’est qu’elles considèrent que son potentiel économique et sa croissance attirent toute leur attention" reconnaît Hervé Morin, président de la Région Normandie. Lors de la première mission, la Région était accompagnée d’une délégation d’une dizaine d’entreprises normandes, mais aussi de représentants de l’Université de Caen, de la filière équine normande Hippolia, de la filière des entreprises de l’agro-alimentaire AREA.

Parmi les entreprises de la délégation, Filt 1860 (3,1 M€ de CA en 2021), fabricant de filets et de cordons à Mondeville (Calvados), espère bien voir ses produits se développer en terre d’Irlande. Pour les dirigeants Catherine et Jean-Philippe Cousin, le marché est "naissant mais intéressant. Nous travaillons avec l’Angleterre depuis plus de 30 ans, et on a paradoxalement vendu plus de filets après le Brexit. Quant au marché irlandais, il se met tout doucement en place." De même, la coopérative laitière Isigny Ste-Mère (1 246 collaborateurs ; 607 M€ de CA) dans le Calvados porte de nouveaux espoirs vers l’Irlande, notamment depuis le Brexit. "Small is beautiful, mais ne rêvons pas sur le volume", a relativisé Daniel Delahaye, ancien directeur général (à la retraite depuis septembre 2023, NDLR) à propos des opportunités du marché irlandais, moins mature que son voisin anglais. "Le Brexit a été une déchirure, avec un coût de 30 % plus cher pour le consommateur mais là aussi, le brouillard se dissipe, on voit de nouveaux prospects revenir, la confiance revient".

Un marché mature

Un constat d’opportunité économique qui se confirme en Bretagne : pour Jean-Christophe Piot, président du Comité Bretagne des Conseillers du Commerce Extérieur et ancien directeur de Timac Agro Ireland (groupe Roullier), de 2002 à 2006, "l’Irlande n’est certes pas un grand pays mais elle a un marché ouvert sur le Royaume-Uni. La frontière entre les deux Irlande reste théorique, ce qui facilite les flux logistiques entre l’Irlande et l’Irlande du Nord, puis l’Angleterre." Principaux domaines d’activité porteurs en Irlande pour le président breton : l’agriculture, la tech, la cosmétique ou la pharmacie. "Il y a sans doute des ponts à faire avec la Bretagne, qui a des activités proches. Nous sommes tellement proches qu’il serait dommage de passer à côté de ce marché mature", ajoute-t-il.

Le projet Celtic Interconnector doit relier les réseaux électriques de la France et de l'Irlande en 2026 — Photo : DR

Preuve de ce renforcement des liens entre voisins, le projet Celtic Interconnector doit relier les réseaux électriques de la France et de l’Irlande en 2026, via la Bretagne. Le projet vise à créer une interconnexion électrique entre les deux pays pour permettre l’échange d’électricité. Il est porté par RTE et son homologue irlandais Eirgrid. Il consiste en une liaison électrique de 575 km (dont 500 km en mer) d’une capacité de 700 mégawatts entre les deux réseaux électriques. Les câbles sous-marins en provenance de l’Irlande rejoindront les câbles électriques souterrains en France sur le territoire de la commune finistérienne de Cléder. Le coût estimé du projet est d’un milliard d’euros, dont 530 millions d’euros d’aide de l’Union européenne.

Attrait touristique à double sens

Au niveau touristique, l’attrait de la Bretagne et de la Normandie pour les visiteurs irlandais reste indéniable. L’Irlande était cette année à l’honneur du festival Interceltique de Lorient 2023 (jumelée avec Galway) : l’événement a connu une affluence record avec la venue de plus de 950 000 personnes. Irlande également à l’honneur en Normandie en juin 2023, avec le Normandy Food Tour, organisé par Normandie Tourisme, en partenariat avec l’agence Normandie Attractivité, l’Association Régionale des Entreprises Agroalimentaires de Normandie (AREA), qui a choisi le pays, pour faire la promotion de la gastronomie normande, mais aussi susciter chez les Irlandais une envie de voyage en Normandie, en valorisant les traversées en ferry depuis l’Irlande. Même si les Irlandais ne sont encore qu’à la 21e place du classement des provenances étrangères en Normandie, "le marché irlandais est en plein boom et se montre à très fort potentiel" selon Normandie Tourisme qui a enregistré quelque 214 500 nuitées touristiques de visiteurs irlandais en 2022, soit + 66 % par rapport à 2021, et 567 500 visites d’excursionnistes (+ 64,7 %).

Nouvelles cartes maritimes pour le fret

Les cartes du trafic de marchandises de part et d’autre de la Manche se sont trouvées redessinées au profit des flux maritimes issus des ports de Normandie et de Bretagne — Photo : Brittany Ferries

Autres conséquences du Brexit, les cartes du trafic de marchandises de part et d’autre de la Manche se sont trouvées redessinées au profit des flux maritimes issus des ports de Normandie (en particulier de Cherbourg et du Havre) et de Bretagne (Roscoff et Saint-Malo). "L’intérêt du transport par mer consiste à rejoindre directement l’Irlande, sans passer par le Royaume-Uni, devenu entretemps pays tiers à l’Union européenne. La sortie du Royaume-Uni de l’UE a œuvré en faveur des exportations normandes en Irlande. Celles-ci ont connu, entre 2020 et 2022, un bond de 147 % contre une augmentation de 44 % des exportations régionales en direction du Royaume-Uni", souligne Raphaëlle Voreux, de la Team France Export de Normandie qui tempère néanmoins : "pour autant, les envois de marchandises vers l’Angleterre n’ont pas diminué durant la même période, au contraire. À titre de comparaison, le volume des exportations de Normandie adressées à l’Irlande est largement en deçà de celui des flux de la région vers le Royaume-Uni : 931 millions d’euros contre 2,6 milliards d’euros en 2022".

Les intérêts économiques entre la Bretagne, la Normandie, et l’Irlande ont donc un bel avenir devant eux. Et si les Irlandais restent des "hommes d’affaires redoutables" comme le rappelle Jean-Christophe Piot, président du Comité Bretagne des Conseillers du Commerce Extérieur, les affaires se traitent souvent au pub, lors d’un parcours de golf ou d’une sortie voile : de quoi mêler l’utile à l’agréable !

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