Auvergne Rhône-Alpes
L'industrie du médicament sous pression pour se relocaliser
Enquête Auvergne Rhône-Alpes # Pharmacie # Implantation

L'industrie du médicament sous pression pour se relocaliser

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Forte d’un riche passé industriel dans le secteur pharmaceutique et d’un écosystème innovant, Auvergne-Rhône-Alpes se retrouve en première ligne pour incarner les ambitions gouvernementales de souveraineté nationale pour les médicaments. Les acteurs locaux s’organisent pour relocaliser tout ou partie de la chaîne de synthèse, confrontés au double défi d'accroître leur compétitivité tout en respectant des normes environnementales exigeantes.

Auvergne-Rhône-Alpes est la deuxième région française en matière d'emplois (17 000) et d'entreprises (274, dont 39 sites de production) du secteur du médicament — Photo : Pixabay

C’est un nouveau départ. Presque un symbole, pour l’industrie pharmaceutique d’Auvergne-Rhône-Alpes. Dans quelques mois, six nouveaux médicaments sortiront de l’ex-usine Famar, à Saint-Genis-Laval (Rhône), reprise à la barre du tribunal de commerce par le groupe libanais Benta en 2020, après plusieurs années d’errements économiques. Des génériques d’anticoagulants, d’anxiolytiques, ou encore de diurétiques, qui n’étaient plus produits en France et qui, depuis des mois, sont en situation de tension, voire de rupture, dans les officines françaises.

La situation de ces six molécules est loin d’être anecdotique. En 2022, le nombre de signalements de ruptures de stock de médicaments a atteint un niveau inédit (plus de 1 600). Et les médicaments matures – souvent des génériques - sont les plus concernés. En parallèle, la France a connu ces quarante dernières années, une délocalisation massive de son industrie pharmaceutique, la faisant passer de premier à cinquième producteur européen.

Mais la vapeur est en train de s’inverser, sous l’impulsion du gouvernement qui, à la suite de la crise sanitaire, a exhorté les industriels du médicament à revenir produire dans l’Hexagone. Une volonté politique de souveraineté nationale dont Auvergne-Rhône-Alpes, deuxième région française en matière d’emplois (17 000) et d’entreprises (274, dont 39 sites de production) du secteur du médicament, compte bien tirer parti.

La région dans les starting-blocks

Dans ce berceau de l’industrie pharmaceutique, qui a vu naître le groupe Rhône-Poulenc, devenu Aventis, puis Sanofi, les projets industriels se multiplient. Dès 2021, le groupe Seqens (1,5 Md€ de CA, 3 400 salariés), lui-même issu de Rhône-Poulenc, a lancé en Isère un emblématique projet de relocalisation de production de paracétamol. En début d’année, le suisse Carbogen Amcis a inauguré une deuxième usine dans le Puy-de-Dôme, moyennant un investissement de 45 millions d’euros. Quelques mois plus tard, c’est le façonnier Adragos Pharma (220 salariés , environ 30 M€ de CA en 2022) qui a investi 12,5 millions d’euros pour construire un nouveau site à Livron-sur-Drôme.

En juin 2023, encore, la moitié des huit projets soutenus par le gouvernement dans le cadre de son plan de "reconquête sanitaire" se situaient dans la région. Sur les 160 millions d’euros d’aide publique, 110 millions ont été fléchés en Auvergne-Rhône-Alpes. Grâce à cette enveloppe, SkyePharma va investir 6 millions d’euros dans son site de Saint-Quentin-Fallavier pour produire des médicaments anticancéreux stratégiques. Aguettant (179 M€ de CA, 800 salariés) va de son côté injecter plus de 31 millions d’euros pour quadrupler ses capacités de production dans trois médicaments. Benta Lyon (115 salariés, 24 M€ de CA visé pour 2024), qui est également concerné par ce plan, a investi 4,8 millions d’euros pour moderniser ses lignes et financer les autorisations de mise sur le marché de ses six molécules. Et il ne s’agit là que d’une première étape. Le groupe libanais va investir 13 millions dans ce site fondé en 1982 par Rhône-Poulenc, pour sortir 30 nouvelles molécules. "Toutes sont en situation de tension, souligne Damien Parisien, le dirigeant du site rhodanien. Notre objectif est d’aider à diminuer les ruptures."

Délocaliser, une erreur stratégique

Des ruptures en grande partie dues à la délocalisation de toute la chaîne de synthèse des principes actifs, en Asie et en Inde, dès les années 1980. Ainsi, par exemple, le principe actif du paracétamol, maillon crucial et hélas faible de la chaîne jusqu’à présent, n’était plus fabriqué en France depuis une quinzaine d’années. Une situation en partie causée par la pression des pouvoirs publics, qui réclamaient des prix de plus en plus serrés pour les génériques. "Une logique délétère", selon Robert Monti, responsable monde de l’activité paracétamol du groupe Seqens, dont le siège est basé à Écully. "Le premier épisode Covid en mars 2020 a mis en lumière la fragilité de la chaine du médicament et notre dépendance à l'égard de l'Asie, estime-t-il. Produire à l’étranger était et reste une erreur, d’autant que la substance active ne représente que 4 à 5 % du prix final."

Depuis, Seqens a opéré un virage stratégique pour produire à proximité de ses principaux clients, notamment en France, où ses partenaires Sanofi et Upsa se sont engagés à l’intégrer dans leurs produits. Pour l’aspirine, Seqens a produit de façon continue de l’aspirine sur son site rhodanien de Saint-Fons, fort de son intégration amont en acide salicylique, intermédiaire principal de l'antalgique issu de sa plateforme de Roussillon dans l’Isère. L'objectif est de produire au plus près des clients avec un site aspirine en France et un autre en Asie. "Nous allons dupliquer ce modèle pour le paracétamol", affirme-t-il. Avec l’objectif, à horizon 2026, de devenir le leader mondial de cette classe d’antalgiques, un marché ultra-concurrentiel (200 000 tonnes de principe actif dans le monde) que se disputent une dizaine d’acteurs.

Une question subsiste néanmoins : à quelles conditions la plateforme de Roussillon pourra-t-elle produire de façon rentable le principe actif du paracétamol, traditionnellement issu d’un procédé polluant et consommateur d’énergie, dans un contexte où les charges salariales sont beaucoup plus élevées qu’en Asie et les normes environnementales, plus exigeantes ?

Réindustrialisation verte

"L’avantage est que nous allons mutualiser notre infrastructure iséroise au profit de la compétitivité de la nouvelle unité de production de paracétamol : foncier, laboratoires de contrôle qualité, salle de contrôle, accès à une énergie décarbonée", répond-il.

Seqens a concentré ses efforts d’investissement (100 millions d’euros à Roussillon, dont plus de 30% financés par l’État français) sur l’innovation. Grâce aux dix-huit mois de travaux de son unité de R&D Seqens Lab, la plateforme sera compétitive. Là où il faut 200 personnes pour faire fonctionner une entité équivalente en Chine, l’unité de paracétamol n’emploiera "qu’une cinquantaine de salariés". Outre les investissements de productivité, Seqens annonce que "la plateforme a permis d'atteindre des performances inégalées en terme d'impact environnemental". Stricto sensu, le projet porte sur la relocalisation verte du principe actif, certains intermédiaires ne seront pas produits en France.

Pour respecter des normes réglementaires environnementales beaucoup plus exigeantes en France qu’en Chine et en Inde, la consommation d’énergie a été réduite de 60 à 70 % et les émissions de CO2 seront inférieures de 75 %. La compétitivité suppose également de prendre en compte la notion de "taille critique", estimée à une production minimale de 10 000 tonnes par an. "D'où l'idée de frapper fort en s'organisant pour produire 15 000 tonnes de principe actif par an sur le territoire national. Ce qui représente deux à trois fois les besoins du marché français", affirme-t-il.

À Roussillon, la deuxième tranche de travaux de construction, qui a commencé fin 2023 se poursuivra par une phase de qualification d’un an en 2025 par les clients de Seqens. La production devrait, enfin, prendre son rythme de croisière à compter de début 2026.

Procédés plus efficaces et moins polluants

Même timing serré et logique locale, de la graine jusqu’à l’étagère, pour le fabricant de principes actifs Euroapi, propriétaire du site de Vertolaye (plus de 700 salariés) dans le Puy-de-Dôme. Sur place, sont élaborés des corticoïdes ainsi que de la morphine et ses dérivés.

Pour produire ces antalgiques, la spin-off de Sanofi a sécurisé 10 000 hectares de champs de pavot auprès d’agriculteurs français. "Notre défi est d’accroître notre flexibilité pour pouvoir accélérer de façon significative la livraison de nos commandes", annonce Eric Berger, président d’Euroapi. L’entreprise devrait investir une enveloppe d’environ 70 millions d’euros sur le site pour les opiacés, dont 15 % en R&D. "Il faut que nous repensions le procédé d’extraction pour le rendre plus efficace et réduire son impact sur l'environnement", précise-t-il. Le reste de l’investissement - d’un montant de 60 millions d'euros - sera consacré à l’industrialisation et à la production industrielle. Mais le lieu de production, en France, n’est pas encore décidé et la société, "toujours en discussion avec l’État français pour le montant de l’aide qu’elle pourrait obtenir".

Par ailleurs, à horizon 2030, Euroapi veut se donner les moyens de mettre au point des procédés efficaces et peu polluants pour opérer la synthèse totale de deux nouvelles molécules de la famille des corticostéroïdes, la méthylprednisolone et la dexaméthasone, notamment utilisée pour les cas sérieux de Covid. Dans ce but, elle a déposé deux demandes de financements auprès de la Commission européenne, via le dispositif des PIEEC (Projet Important d’Intérêt Économique Européen Commun) pour les corticostéroïdes (anti-inflammatoires). "L’objectif est de devenir plus compétitifs que tous nos concurrents et d'être en capacité de maintenir et développer la production en France, résume-t-il. Aujourd’hui 80 à 85 % de la production de corticostéroïdes, en particulier les précurseurs de ces molécules, provient d’Asie et la grande majorité des productions sur le sol européen ne couvre que les derniers stades de fabrication."

Auvergne-Rhône-Alpes, un écosystème idéal

Pour relocaliser, Euroapi peut compter sur un "écosystème assez exceptionnel en Auvergne-Rhône-Alpes". "Nous avons tout ce qu’il nous faut pour nous développer grâce à nos partenariats R&D avec les universités de Lyon et Clermont-Ferrand, à l’excellence de son tissu industriel et à la présence d’un réseau électrique de première catégorie", développe-t-il. Sans compter le fort engagement de la région pour la réindustrialisation.

Reste à réfléchir à "une façon de privilégier les médicaments européens". Même appel du côté de Seqens qui milite pour la valorisation du médicament Made in France, dont les coûts de production, plus élevés, devraient être répercutés dans le prix de vente. Un point d'achoppement dans les négociations entre industriels et ministère de la Santé, qui pourrait mettre en péril la pérennité des relocalisations.

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