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L'industrie du Grand Est s'organise pour moins consommer l'eau
Enquête Grand Est # Industrie # Investissement industriel

L'industrie du Grand Est s'organise pour moins consommer l'eau

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Métallurgie, textile, papeterie, brasserie : l’Alsace et la Lorraine disposent à la fois d’un tissu industriel puissant mais aussi particulièrement gourmand, notamment concernant une ressource en tension : l’eau. Chaque filière travaille à la réduction de ses usages, avec des capacités bien différentes entre grands groupes et PME familiales.

La Brasserie Licorne à Saverne est engagée avec l'Agence de l'eau Rhin-Meuse depuis 2021 pour réduire sa consommation d'eau. — Photo : Philippe Stirnweiss

Après une année 2022 qui a concentré les tensions autour de l’eau, allant jusqu’à l’obligation administrative de restreindre les usages à hauteur de 100 % pour l’industrie dans certains territoires, et notamment dans les Vosges, les filières industrielles du Grand Est n’ont d’autres choix que de travailler à l’efficience de leurs usages. Mais les outils à disposition ne sont pas les mêmes quand il s’agit d’un grand groupe industriel ou d’une petite PME. Pourtant, l’objectif est similaire pour tous les acteurs : réduire de 10 % les prélèvements en eau. Un cap fixé par le ministère de la Transition écologique à travers son plan eau, attendu par les gros consommateurs d’eau, et dévoilé par le gouvernement en août 2023.

Trois sites du Grand Est accompagnés

Parmi les 53 mesures du plan, une en particulier vise à accompagner 12 sites industriels fortement consommateurs dans l’amélioration de leurs usages. Trois d'entre-eux se trouvent en Alsace-Lorraine, démontrant l’enjeu central de la réduction de la consommation d’eau dans la région. Le site d'ArcelorMittal à Florange (Moselle), celui de Saint-Gobain PAM à Foug (Meurthe-et-Moselle) et celui de Constellium à Biesheim (Haut-Rhin). Trois gros industriels de la métallurgie qui n’ont toutefois pas attendu le gouvernement pour prendre la direction de la réduction des usages.

"Sur le site Saint-Gobain PAM (5 000 salariés, 1,5 Md€ de CA) de Pont-à-Mousson (Meurthe-et-Moselle), nous avons déjà réduit de 75 % la consommation d’eau dans les 10 dernières années en investissant dans des boucles fermées", souligne Jérôme Lionet, directeur général du groupe industriel Lorrain spécialisé dans la fabrication de canalisations en fonte. "Nous allons encore réduire de 50 % nos prélèvements en eau dans les trois prochaines années grâce à un investissement dans l’outil de production, et notamment un four électrique dont le besoin en ressource pour le refroidissement est beaucoup plus faible", poursuit le dirigeant.

Une immense avancée pour un site qui consomme 6 millions de m3 par an, contre 25 millions en 2015, pour ses processus de refroidissement mais aussi en tant que matière pour la cimentation. "Nous rejetons 5 des 6 millions de m3 d’eau, une eau qui peut être un peu plus chaude lors du rejet mais qui ne souffre pas de pollution industrielle."

Une transition est toutefois engagée de longue date, bien avant que le plan eau n’arrive sur la table : "Il faut planifier à 15 ans ce genre de transformation industrielle qui vise à réduire l’empreinte environnementale du groupe. Cela fait partie des engagements globaux de la société", confie le dirigeant.

Constellium veut baisser sa consommation de 30 % d’ici 2030

Même son de cloche en Alsace, où Willem Loué n’a pas été surpris lorsque le nom de Constellium est apparu sur la liste des 12 premiers sites industriels identifiés par l’État pour être accompagné dans le cadre du plan eau. "On sentait que ça allait venir", lâche le directeur de l’usine spécialisée dans la transformation d’aluminium (CA : 1,44 Md€ ; environ 1 500 salariés) basée à Biesheim (Haut-Rhin).

Sur les cinq dernières années, Constellium puisait 18,6 millions de m3 d’eau en moyenne dans la nappe phréatique d’Alsace, réputée pour être la plus grande réserve d’eau potable d’Europe occidentale. Cette eau sert au refroidissement de plaques d’aluminium, de moteurs, d’équipements industriels, de fluides ainsi qu’à la fabrication d’une eau osmosée pour la création d’émulsions et le traitement de surface. À cela s’ajoutent 67 000 m3 d’une eau potable consommée chaque année.

Situé au bord du Rhin depuis 1967, le site a commencé sa lutte contre le gaspillage de l'eau il y a deux ans, "avec des actions bien ciblées et du bon sens", d’après son directeur. Enregistrant des résultats encourageants puisque sa consommation a baissé de 14 % au premier semestre 2023. "Nous avons installé des compteurs connectés pour suivre notre consommation, machine par machine. En réalisant cette cartographie, on a ouvert la chasse aux fuites. Comme dans tout réseau, il y a beaucoup de fuites", détaille Willem Loué. Le constat d’une surconsommation d’eau à la fonderie pour le refroidissement des plaques a également été effectué.

Préservation de la biodiversité

L’accompagnement par les services de l’État permettra à Constellium d’approfondir le diagnostic sur ses besoins, d’identifier les leviers d’amélioration et de mettre en œuvre des optimisations pour une meilleure sobriété. C’est dans ce cadre que le site haut-rhinois a signé, le 10 octobre 2023, un contrat industriel "Eau et Climat" avec l’agence de l’eau Rhin Meuse sur la période 2023-2025 qui comprend une enveloppe de 1,1 million d’euros liée aux travaux pour un montant d’aides prévisionnelles de l’agence de l’eau Rhin Meuse de l’ordre de 311 000 euros. Outre la ressource eau, ce contrat porte également sur la préservation de la biodiversité, autre enjeu pour Constellium qui présente une emprise foncière de plus de 240 hectares avec des forêts en bordure du Rhin.

"C’est un mariage de haute couture, s’est félicité Thierry Quéffelec, préfet du Haut-Rhin. Ce n’est pas la signature d’un contrat standard qu’on passerait avec n’importe quelle entreprise, c’est l’ambition d’un pays qui accompagne ses industriels vers la transition écologique". La future fonderie de Constellium, qui devrait être opérationnelle d’ici septembre 2024, sera pourvue de nouvelles technologies avec un système à boucle fermée qui lui évitera d’utiliser l’eau à un usage unique. "Si l’essai s’avère concluant, on pourra le transposer sur le reste du site", avance Willem Loué qui estime pouvoir réduire la consommation hydrique de l’entreprise de 30 % en 2030.

À Saverne, la recette de la Brasserie Licorne

Qualifiée à présent d'or bleu, l'eau est devenue une ressource à préserver. À Saverne (Bas-Rhin), la Brasserie Licorne (CA : 80,50 M€ ; plus de 150 salariés) en a conscience depuis une vingtaine d'années. Sur cette période, le brasseur a réalisé une économie de 25 % d'eau en passant de 4,6 litres à 3,5 litres d'eau pour chaque litre de bière produit. Prochain objectif d'ici 2025 : passer sous la barre des 3 litres. Pour cela, la brasserie est accompagnée depuis 2021 par l'Agence de l'eau Rhin-Meuse dans le cadre du contrat "Eau et Climat". Licorne fut d'ailleurs la première entreprise à signer ce partenariat, qui concerne aujourd'hui de plus en plus d'industriels, avec l'agence régionale. La première étape fut de cartographier les usages de l'entreprise qui permettent de déterminer les volumes d'eau utilisés. "On peut déjà facilement identifier les possibilités de réduction", éclaire Carine Bernard, chargée d'intervention à l'Agence de l'eau Rhin-Meuse.

40 % d'économies sur le processus de pasteurisation

À titre d'exemple, la brasserie peut optimiser ses lavages et supprimer d'éventuelles fuites. Il s'agit ensuite de définir ce qui ne nécessite pas une qualité d'eau potable et de repérer les gisements d'eau réutilisable. "On parle notamment des eaux de pluie, des eaux usées ou traitées", complète Carine Bernard. La Brasserie Licorne est passée par toutes ces étapes afin de procéder à une réduction de sa consommation. Elle est ainsi parvenue à diminuer de 40 % sa consommation lors du processus de pasteurisation, qui s'avère particulièrement gourmand, soit une baisse de 60 000 m3 par an, notamment en privilégiant une régulation automatique du chauffage et du refroidissement des bouteilles. "Le système suit les cadences des bouteilles et ne tourne plus en continu", explique Amandine Monnerie, responsable hygiène, sécurité et environnement à la Brasserie Licorne. "Il y a quatre ans, nous avions déjà supprimé nos tours de refroidissement qui fonctionnaient avec de l'ammoniac. Outre le risque de légionelle, ces tours consommaient 6 000 m3 d'eau par an", poursuit-elle. L'entreprise avait alors opté pour un autre fluide de refroidissement, ne nécessitant pas d'eau. Pour tenir ses résolutions, la brasserie a également installé une pompe sèche pour la fabrication de ses panachés et boissons énergisantes ainsi qu'un osmoseur en entrée de chaudière vapeur. "Ce dispositif nous permet de réduire notre consommation d'eau quotidienne de 60 %, ce qui se traduit par une économie de 15 m3 d'eau par jour", ajoute Amandine Monnerie. Enfin, l'entreprise a entièrement revu ces process de nettoyage des tanks de bière filtrée, en utilisant des produits plus respectueux de l'environnement qui demandent moins de rinçage.

3,74 litres d'eau pour produire 1 litre de bière chez Kronenbourg

À Obernai (Bas-Rhin), cela fait quelques années que Kronenbourg (CA 2022 : 910 M€ ; environ 1 000 salariés) transforme ses modes de fonctionnement pour faire baisser au maximum sa consommation d'eau. En 2022, il lui fallait 3,74 litres d'eau pour produire 1 litre de bière. Un chiffre en baisse de 25 % sur les cinq dernières années. "Le résultat d'une forte sensibilisation et mobilisation des salariés autour d'actions de réduction et de réutilisation d'eau. Les premiers résultats enregistrés depuis le début 2023 laissent espérer une nouvelle baisse de la consommation d'eau", fait savoir la filiale du danois Carlsberg.

De l'autre côté des Vosges, plus à l'Ouest, c'est l'usine du papetier Norske Skog de Golbey (CA : 340 M€ ; 350 salariés), à proximité d’Épinal, qui multiplie les efforts pour maîtriser sa consommation d'eau. Dans le process papetier, l'eau est utilisée pour mettre en suspension les fibres de cellulose qui formeront la feuille, puis contribue à leur bonne répartition. Concrètement, dans une pâte à papier, il y plus de 95 % d'eau qui a vocation à être traitée pour être rejetée dans l'environnement. Chez Norske Skog, les prélèvements varient entre 11 et 15 m3 d'eau par tonne de papier produit, sachant que l'usine affiche une capacité annuelle théorique de 580 000 tonnes. Pour rester dans les clous de son autorisation préfectorale, l'industriel doit rejeter une eau propre mais aussi pas trop chaude, pour ne pas perturber le milieu aquatique. En 2021, la température des rejets aqueux de l'usine était sous les 28°C, contre 31°C en 2017. Le résultat d'efforts, portant aussi sur une limitation des prélèvements grâce à des boucles de recyclage de l'eau dans les procédés. Lancé dans un chantier à 250 millions d'euros visant à convertir une de ses deux machines à papiers pour produire du papier carton, Norske Skog Golbey s'est engagé à maintenir constants les volumes prélevés et la qualité de l'eau rejetée dans la Moselle, malgré une augmentation de plus de 50 % des volumes produits. L'industriel suit plusieurs pistes pour tenir cet engagement : 10 millions d'euros ont été investis dans la station d'épuration des effluents, budget comprenant notamment une nouvelle ligne de méthanisation. Les volumes d'eau recyclée utilisée dans le procédé devront passer de 4 500 m3 par jour à 11 200 m3 par jour. Autre piste : "En cas d'alerte sécheresse renforcée, nous serons autorisés à prélever une partie de nos volumes en eaux souterraines pour préserver les eaux de surface. Cette autorisation résulte d'une étude démontrant l'absence d'impact", précise l'industriel dans son rapport RSE.

Moins de moyens pour les PME

Mais à l’autre bout du spectre économique, la transition est bien plus complexe quand il s’agit de PME. Séverine Crouvezier dirige ainsi un site d’ennoblissement textile dans les Vosges. Une PME familiale de 50 personnes, Crouvezier Développement (CA non communiqué), qui teint des millions de mètres de tissus pour ses clients. "Nous consommons 200 000 m3 par an", confie la dirigeante, fraîchement élue par ailleurs à la tête du Syndicat Textile de l’Est, qui regroupe les industriels du textile en Alsace Lorraine. Une quantité qui peut sembler peu importante en valeur absolu, mais qui représente quatre fois plus d’eau utilisée par salarié que pour le groupe Saint-Gobain PAM, par exemple.

"40 % de la consommation va dans les réseaux de refroidissement, et 60 % dans les procédés de fabrication", poursuit la dirigeante. Sur la première partie, l’investissement dans des boucles fermées, à l’image de Saint-Gobain PAM est tout à fait supportable, puisqu’il s’agit de quelques dizaines de milliers d’euros. Mais toucher au processus industriel est autrement complexe : "il existe un procédé appelé osmose inversée, qui permet de réutiliser l’eau dans le process de fabrication, mais l’investissement est trop important, malgré les subventions possibles", déplore la dirigeante.

Au-delà de l’investissement dans ce genre de technologie de pointe, la patronne textile pointe aussi le surcoût énergétique de ce genre de solution. "Il faut compter une facture complémentaire en électricité de plusieurs centaines de milliers d’euros, c’est la double peine". Impossible pour cette dirigeante d’une industrie si concurrentielle de répercuter ce genre de coût sur ses clients. C'est pourquoi elle a mis en place une solution tout autre : la disruption des usages : "Nous investissons dans de l’impression numérique, qui consomme 0,5 m3 d'eau par heure contre 10 m3 pour une impression rotative classique". Reste que pour traiter des gros volumes, essentiels à l’activité, les procédés industriels classiques restent encore les plus adaptés.

Une nouvelle unité de distillation pour Kermel

Développeur de solutions textiles intégrées dans des vêtements de protection, Kermel SAS a de son côté récemment investi 13 millions d'euros dans une nouvelle unité de distillation pour augmenter la production de sa fibre de 50 % d'ici 2026. Un outil qui permet également à l'entreprise colmarienne d'être plus vertueuse sur le plan environnemental. En effet, les circuits de l'ancienne distillation étaient refroidis par de l'eau directement pompée dans la nappe phréatique. Une eau qui était ensuite rejetée à une température légèrement plus élevée que la température de pompage. À l'inverse, la nouvelle unité est refroidie par air à l'aide d'une installation adiabatique située sur le toit du bâtiment. "Nous réduisons ainsi notre consommation d'eau de 90 %, soit près de 2 millions de m3 par an", indique Élodie Pitois, directrice RSE de Kermel.

Si la réduction des usages en eau peut représenter un coût supplémentaire pour certaines industries, le Plan Eau peut aussi être un levier d’activité pour la région. D’une part via la rénovation des réseaux, qui représente des montants colossaux pouvant bénéficier à des fabricants de canalisations à l'image de Saint-Gobain PAM. Mais aussi grâce à la mise en avant de procédés faiblement consommateurs, comme ce qu'a mis en place le fabricant de jeans 1083 (105 salariés, 13 M€ de CA) basé dans la Drôme, qui produit ses jeans dans les Vosges, et qui se targue de fabriquer des pantalons dont l’utilisation en eau est divisée par 20 par rapport à un jean conventionnel. La vertu peut se révéler payante quand elle entre en ligne de mire des acheteurs.

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