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L'horizon incertain des liaisons maritimes vers les iles bretonnes 
Enquête Bretagne # Agroalimentaire

L'horizon incertain des liaisons maritimes vers les iles bretonnes 

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Entre ressources comptées, activités traditionnelles et manne touristique, les îles bretonnes restent dépendantes de la qualité de leurs liaisons maritimes vers le continent. Alors que les conditions de cette continuité territoriale sont renégociées à l'échelon régional à travers de nouvelles délégations de service public (DSP), l'enjeu s'avère crucial pour beaucoup d'entreprises.

La liaison entre Quiberon et Belle-île demeure la plus fréquentée, mais aussi la plus concurrentielle — Photo : Bertrand Tardiveau

Faire prospérer son entreprise à partir des îles bretonnes n'est pas chose évidente. La plupart d'entre elles sont rattachées au continent par le biais d'une délégation de service public (DSP) selon le principe de la continuité territoriale. Ce principe vise à rompre l'enclavement des îles en assurant toute l'année, sauf circonstance extraordinaire, le passage des personnes et des marchandises entre le continent et les îles. Depuis l'entrée en vigueur de la loi NOTRe en 2016, c'est la Région Bretagne qui s'en porte garante, se positionnant comme deuxième armateur public de France, avec en propriété 17 navires mais aussi 13 gares maritimes.

Grâce à différents contrats de DSP passés avec des opérateurs privés, environ 120 liaisons quotidiennes (70 en hiver) veillent à préserver le lien physique entre le continent et une dizaine d'îles bretonnes, pour répondre aux besoins des professionnels et des résidents, comme des touristes.

Les principales DSP, qui concernent deux ensembles jusqu'alors distincts - le Finistère (Ouessant, Molène et Sein) et le Morbihan (Groix, Belle-Ile-en-Mer, Houat et Hoëdic) -, doivent être redéfinies et réattribuées à compter du 1er janvier 2023 et jusqu'au 31 décembre 2029.

Pour répondre à l'appel d'offres passé fin 2021, trois propositions ont été soumises au conseil régional de Bretagne en mai 2022. Actuels délégataires et candidats à un renouvellement de leur contrat, à périmètre constant, la Penn ar Bed, pour le Finistère, et la compagnie Océane, pour le Morbihan, jouent la carte de l'expérience.

Face à ces opérateurs historiques, la Brittany Ferries (2 500 salariés, 202 M€ de CA) s'est positionnée comme un outsider partisan d'une DSP mutualisée, c'est-à-dire regroupant les deux DSP actuelles. Un bouleversement qui permettrait de rationaliser à une dimension régionale des liaisons jusqu'alors organisées au sein des départements.

La Brittany Ferries se pose comme un candidat sérieux à la nouvelle DSP vers les îles bretonnes — Photo : Brittany Ferries

Match à trois

"Nous sommes très attentifs à cette question de changement de DSP, insiste Marianne Guyader, dirigeante de la conserverie Groix et Nature (30 salariés, 5,4 M€ de CA), et coprésidente de l'association des professionnels des îles du Ponant, réseau rassemblant plusieurs dizaines d'entreprises engagées dans le développement économique des îles allant de Chausey à l'île d'Aix. Nous vivons au rythme des bateaux." Après un important travail de consultation auprès des collectivités et des acteurs concernés, les discussions avec les candidats permettent depuis quelques début septembre de cadrer leurs offres respectives : les horaires, les tarifs ou encore les services.

Dans ce match à trois, la Brittany Ferries, compagnie maritime basée à Roscoff (Finistère) dispose de sérieux arguments, à commencer par une importante flotte en propre. A contrario, la Penn Ar Bed et la Compagnie Océane affrètent la plupart de leurs navires auprès de la Région Bretagne à travers le réseau Breizh Go.

En Mer d'Iroise, la Penn ar Bed (groupe Keolis) exploite 6 navires pour transporter chaque année environ 330 000 passagers en assurant 1 520 rotations à destination d'Ouessant, Molène et Sein au départ de quatre ports (Brest, Le Conquet, Audierne et Camaret). Un service pour laquelle elle emploie plus de 90 personnes à l'année. Avec 4,86 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2021, en hausse de 25 %, la compagnie brestoise a retrouvé ses couleurs d'avant crise (4,75 M€ en 2019).

Dans le Golfe de Gascogne, la Compagnie Océane (Groupe Transdev) relie depuis les ports de Lorient et Quiberon, Groix, Belle-Île, Houat et Hoëdic avec également 6 navires pour 6 000 rotations annuelles et 1,4 million de passagers. Employant 240 personnes, l'entreprise a également redressé un chiffre d'affaires réduit de plus de 15 % en 2020 à 18,8 millions d'euros, au prix de vives critiques sur le management de la flotte comme des effectifs, avec pour résultat des grèves ayant paralysé encore récemment les liaisons vers les îles.

De son côté, pour remporter sa mise, la Brittany Ferries mettrait en place une filiale dédiée qui reprendrait les moyens humains (à conditions de travail équivalentes) et les capacités en propre (soit deux navires) des délégataires existants. De quoi consolider et diversifier des activités passablement perturbées entre le Brexit et la pandémie de Covid. Pour mener à bien ce dossier, l'entreprise a fait appel à Patrick Gerbeno, 62 ans, depuis deux ans à la tête du cabinet conseil nantais Guerveur. Cet ancien directeur de la Compagnie Océane, fin connaisseur des liaisons maritimes, demeure apprécié au sein des effectifs de l'entreprise qu'il a pilotée entre 2008 et 2016, avant de prendre en main la Compagnie Maritime Nantaise. Malgré nos sollicitations, les différents postulants se sont refusés à tout commentaire.

Marchandises et attractivité

"Le transport des marchandises et des personnes est un point crucial pour nos entreprises", rappelle Marianne Guyader. Tout comme pour son entreprise, les insulaires sont nombreuses à aborder la question comme un mal nécessaire. C'est le cas à Ouessant, par exemple, pour le

laboratoire cosmétique Nividiskin, qui exporte 30 000 tubes de crème par an sur le continent. "Il n'y a déjà qu'un seul bateau par jour pour faire le transport : le futur délégataire pourra difficilement faire moins, et si c'est le cas nous saurons toujours nous adapter," assure Guy Potier, dirigeant de l'entreprise (2 salariés; 200 000 euros de CA). Un avis partagé par Lydia Rolland, responsable du laboratoire Algues et Mer (6 salariés), spécialisé dans les extraits d'algues pour l'industrie cosmétique, et qui utilise la navette pour transporter une soixantaine de palettes à l'année. "On arrivera à s'organiser à partir du moment où on reste sur une navette quotidienne", estime-t-elle.

"Nous souhaitons que les tarifs des futurs délégataires ne soient pas un frein au développement de nos entreprises, ni à de potentielles implantations", recommande toutefois Marianne Guyader. "C'est dur d'admettre que les liaisons puissent être interrompues, comme lors de la grève des personnels de la compagnie Océane en mars dernier, renchérit Gilles Romieux, qui a racheté fin 2019 l'Hôtel de la Marine sur l'île de Groix pour le réhabiliter intégralement. Il faut déjà beaucoup anticiper en partant du principe que tout coûte 25 à 30 % plus cher." Proposant une vingtaine de chambres, l'établissement qui a ouvert en juin dernier se positionne sur un segment qualitatif avec une dizaine de salariés à l'année, le double durant la haute saison. Montant de l'opération : 4,5 millions d'euros.

Gilles Romieux devant l'établissement qu'il a restauré à Groix — Photo : DR

Talon d'Achille

Pour l'acheminement des marchandises, le futur délégataire se trouvera aussi face à d'autres difficultés. En effet, chaque opération de transit nécessite la meilleure préparation, dans des conditions forcément contraintes en raison de l'insularité. "Le fret représente à peine 10 % du chiffre d'affaires des liaisons, tout en occasionnant 90 % des problèmes de la DSP, à commencer par les retards", assure Mathieu Le Quellec, dirigeant de la compagnie morbihannaise Seaway (15 salariés ; 2 M€ de chiffre d'affaires) qui travaille de plus en plus régulièrement en sous-traitance du délégataire actuel. "Avec le passage d'environ 35 000 tonnes par an, matériaux et biens en tout genre, mais aussi de déchets qu'on réachemine vers le continent, notre activité explose durant la période estivale, jusqu'à 80 palettes certains week-ends", explique cet ostréiculteur de métier dont l'effort de diversification dépasse les attentes. Il se prépare à lancer l'an prochain un nouveau navire pour accompagner cet essor fulgurant face à son concurrent vannetais TMC (20 salariés, 3 navires), davantage positionné sur les vracs de construction.

Mathieu Le Quellec, dirigeant de la compagnie Seaway — Photo : Bertrand Tardiveau

"Le transport des biens constitue un talon d'Achille," confirme Jean-Pierre Rennaud, qui a fondé en 2019 une brasserie sur l'île de Groix, la Bière de Groix. Son investissement initial de 1,7 million d'euros lui donne la capacité de produire jusqu'à 2 000 hectolitres par an. "La partie comptable de la logistique se révèle délicate. Elle dépend non pas du poids de nos palettes, mais selon que l'on achemine des flacons pleins ou des flacons vides", sourit le dirigeant qui a créé 5 emplois et envisage prochainement la création d'une malterie afin d'intégrer davantage sa production.

Parmi les interrogations concernant les acheminements de fret, se pose aussi celle du prix des traversées. "À partir de quand pratique-t-on un tarif insulaire pour les salariés qui viennent travailler sur l'île ?", interroge encore Marianne Guyader. Attirer et fidéliser des travailleurs qualifiés sur les îles peut virer au casse-tête, si l'employé doit faire la navette chaque jour. "Impensable", selon Gilles Romieux : "Durant la haute saison, on peut embaucher des jeunes sans expérience, mais l'exercice a ses limites. De plus, trouver un logement n'est pas de tout repos. Aussi, nous nous donnons la capacité d'héberger certains de nos salariés."

Solutions sur mesure

Sur le transport de passagers, plus consistant et plus rentable, la forte saisonnalité des flux peut également pénaliser les délégataires. Durant les beaux jours, ils font face à la vive concurrence de navires à utilisation commerciale (NUC) mais aussi d'entreprises spécialisées dans les excursions, comme la Navix dans le Morbihan, Kersea dans le Finistère, ou encore Escal Ouest dans le pays lorientais.

Cette dernière compagnie conforte sa position, avec l'achat cette année pour 900 000 euros d'un 4e navire pouvant recevoir 145 personnes, le Stereden Glaz. "Parmi 35 000 passagers que nous transportons à l'année, ce bateau a reçu un millier d'entre eux sur une liaison inédite entre Lorient et Belle-Île. Une rotation hebdomadaire qui a fait le plein tout l'été", se félicite Bastien Malgrange, gérant d'Escal Ouest (850 000 euros de CA ; 5 à 15 salariés en pleine saison).

Opérateur privé historique vers Port Tudy à Groix, la compagnie Escal Ouest développe ses activités — Photo : Bertrand Tardiveau

Dans le même temps, l'essor de nouveaux modes de transport interroge les contours de la future DSP. La question du bilan carbone devient prééminente, dans le sillage de la compagnie Iliens qui, depuis l'an dernier, propose des liaisons régulières entre Quiberon et Le Palais (Belle-Île) en voilier. Le temps de trajet -certes plus vertueux pour la planète- s'avère trois fois plus long, mais la fréquentation est déjà au rendez-vous. A l'inverse, le recours croissant aux moyens aériens, permettant aux usagers de gagner du temps de trajets, se développe aussi. Il permet ainsi à la compagnie aérienne Finist'Air (7 salariés ; 350 000 € de CA) d'imposer depuis 2021 des lignes estivales vers Belle-Île depuis Vannes et Rennes, en s'appuyant sur le succès de la liaison entre Brest et Ouessant, qui permet de transporter plus de 4 000 personnes et 60 tonnes de fret chaque année, sur une base quasi quotidienne.

Au final, la question de la DSP suscite inquiétudes et interrogations pour les entreprises iliennes ou travaillant avec les îles. Tous ces paramètres devraient beaucoup peser dans l'attribution des prochaines DSP, avant le choix des lauréats qui intervient pour la fin de cette année 2022. D'ici là, les entreprises insulaires auront à peser pour que leur activité puisse en bénéficier - ou ne pas trop en souffrir.

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