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Les secrets de la longévité des entreprises familiales des Pays de la Loire
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Les secrets de la longévité des entreprises familiales des Pays de la Loire

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Elles sont centenaires, et elles sont toujours là. Elles ont tenu bon lors des crises économiques, survécu à deux guerres mondiales, résisté aux épidémies, de la grippe espagnole au Covid, et réussi leur succession, génération après génération. Enquête, dans les Pays de la Loire, sur les secrets de la longévité des entreprises familiales centenaires.

Édith Giffard, Pierre Jouanneau-Giffard et Emplie Giffard : les deux trentenaires seront nommés co-directeurs généraux en janvier 2024 — Photo : David Pouilloux

Dans l’ouest de la France, il n’est pas rare que l’on vous propose à la fin d’un repas un digestif que l’on boit bien frais : la menthe-pastille. Cette boisson a été élaborée en 1885, à Angers, par un certain Émile Giffard, pharmacien de profession. Les premiers clients seront à l’époque les clients de l’hôtel d’à côté, rue d’Alsace. Depuis l’invention de ce produit phare, la maison Giffard a bien grandi. C’est aujourd’hui une PME prospère de 140 salariés, qui réalise 45 millions d’euros de chiffre d’affaires, exporte 70 % de sa production dans 80 pays dans le monde et s’est diversifiée notamment dans les liqueurs et les sirops. Référence mondiale dans son domaine, Giffard est surtout une entreprise familiale qui voit arriver aux manettes de cette société âgée de 138 ans la cinquième génération. Emilie Giffard et son cousin Pierre Jouanneau Giffard occuperont conjointement, en janvier prochain, le poste de directeur général.

"Mon père Bruno, l’actuel président directeur général, restera président, et ma tante Édith, sera directrice générale déléguée, explique Emilie Giffard. Nous sommes en pleine période de transmission. C’est un moment important de la vie de l’entreprise. Mon père et ma tante vont nous accompagner durant une période de transition. On tient à profiter de leurs expériences et de leurs conseils. Par ailleurs, sept autres cousines et cousins vont devenir actionnaires. C’est pour cette raison que nous sommes en train d’élaborer une charte familiale. Ce document est important, car il permet à tout le monde de bien connaître l’entreprise, ses valeurs, sa raison d’être et la vision que l’on porte pour l’avenir. Notre objectif, c’est que l’entreprise soit encore là dans 100 ans."

En quelques phrases, la future codirigeante de Giffard révèle plusieurs secrets qui expliquent la longévité des entreprises familiales : accompagnement de la nouvelle génération par l’ancienne, gouvernance claire, partage de la stratégie de l’entreprise avec les autres membres de la famille, écriture des valeurs de l’entreprise et projection sur le temps long.

Tradition et innovation

Thierry Immobilier : les trois associés, Laurent Thierry, Vincent Cavé et Benoît Thierry — Photo : © Thierry Immobilier - photo Ronan Rocher - Agence Thierry Immobilier

À la tête de Thierry Immobilier, société nantaise qui fêtera ses cent ans dans quelques semaines, Benoît Thierry, confirme : "Les entreprises familiales s’inscrivent dans le long terme. Il faut donc réfléchir à ce que nous voulons être dans 10 ans, dans 20 ans. Cela implique de décrypter les tendances de long terme pour s’adapter sans renier le passé. Il faut maintenir la cohérence entre l’héritage du passé et l’avenir. Dans notre entreprise, nous sommes très vigilants à préserver ce que nous ont transmis les générations précédentes, c’est-à-dire le respect du client et la qualité de service."

Mais chez Thierry Immobilier, comme dans de nombreuses entreprises familiales, la 4e génération a apporté sa touche d’innovation. "Une entreprise familiale ne peut pas prendre le risque d’être trop conservatrice, note Benoît Thierry. Sinon, on risque de rater des trains et de disparaître. À titre d’exemple, nous avons créé il y a huit ans un poste d’innovation digitale pour faire notre transition numérique et testons des choses sur l’intelligence artificielle. Nous sommes engagés dans une démarche de neutralité carbone à l’horizon 2030. Nous innovons également beaucoup dans le domaine sociétal. Nous essayons en permanence de faire bouger les lignes."

Toujours à Nantes, Frédéric Devorsine, codirige le cabinet Devorsine, un cabinet de courtage en assurance, avec deux de ses frères, Laurent et Henri. Il illustre lui aussi l’importance de porter l’innovation dans leur entreprise familiale fondée par son arrière-grand-père Henri, en 1909. "Notre métier, dans l’assurance, c’est de permettre aux entreprises de développer leur business, sans avoir à se soucier des risques. Toute notre raison d’être est là, dit le trentenaire. Nous sommes le contrefort des entreprises. Pour anticiper les risques de nos clients, mon père Eric a été un des premiers à s’équiper en informatique dans les années 70. Cela a coûté cher à l’époque, mais cela permettait de faire avancer l’entreprise. Pour ne pas vivre les difficultés, il faut les anticiper, en étant toujours dans l’innovation."

"Chaque génération doit innover, assure Édith Giffard, intarissable sur l’histoire de son entreprise. Les périodes de difficultés doivent servir de temps de réflexion, de temps pour préparer l’après crise, pour investir et permettre le redémarrage rapide. Durant le Covid, nous avons eu l’idée de créer la première gamme au monde de liqueur sans alcool. Cela nous a demandés plus de deux ans de recherche et développement, et quatre ans en tout pour les sortir. Mais c’était une demande du marché et nous devions trouver une réponse avec un produit nouveau et de qualité. Il fallait innover. C’était complexe, mais la complexité ne nous fait pas peur. C’est même pour nous une façon de nous singulariser en proposant quelque chose que les autres ne proposent pas."

Pérennité, humilité, solidarité

Emmanuelle Charier est la nouvelle présidente du Conseil de surveillance de l’entreprise de BTP Charier — Photo : GO

Dans la vie d’une entreprise, les périodes compliquées ne manquent pas. Le Covid a marqué au fer rouge nombre de sociétés, mais il n’est pas le seul malheur du siècle écoulé. L’entreprise Charier, basée à Couëron, compte 1 800 salariés et porte un chiffre d’affaires de 350 millions d’euros. Emmanuelle Charier est depuis peu présidente du conseil de surveillance de cette ETI qui œuvre dans les travaux publics. En 1971, le décès subi suite à un infarctus du grand-oncle d’Emmanuelle Charier a amené, pour la première fois, Charier à faire appel à un directeur général extérieur à la famille. Idem en 2013 avec l’arrivée de Paul Bazireau à la direction générale de Charier, qui ensuite a pris la présidence du directoire en 2014.

"La famille a eu l’humilité de reconnaître ses limites et d’aller chercher à l’extérieur une personne pour redresser le navire"

"La famille a eu l’humilité, et c’est le premier ingrédient de la pérennité, de reconnaître ses limites et d’aller chercher à l’extérieur une personne pour redresser le navire, raconte-t-elle. Au vu des risques courus par l’entreprise en 2011-2012, la famille actionnaire a fait preuve de cohésion, car ce qui primait, c’était l’intérêt de l’entreprise. L’entreprise était alors lourdement endettée, car elle avait beaucoup investi entre 2007 et 2008 en lien avec le renouvellement des carrières. Au même moment, l’activité s’est beaucoup ralentie en raison de la crise de 2008. Nous avons engagé des actions pour remédier à cette situation, avec notamment la cession des activités déficitaires… En parallèle, la famille a été mise à contribution pour racheter l’ensemble de l’immobilier d’entreprise. La famille s’est endettée pour désendetter l’entreprise. Toute la famille s’est rangée derrière l’entreprise."

"Dans les périodes difficiles, on se serre les coudes, dit Emilie Giffard. Pas seulement au sein de la famille, mais aussi avec nos salariés, et tout au long de la chaîne de valeur, avec nos clients et nos fournisseurs." Sa tante Édith abonde : "Quand on tisse des liens depuis 40 ans, on se fait confiance, on s’entraide. On traverse la tempête ensemble."

Trésorerie saine et diversification

Frédéric Devorsine, co-dirigeant du Cabinet Devorsine, fondé en 1909, qu’il pilote avec ses frères Laurent et Henri — Photo : David Pouilloux

Frédéric Devorsine a une formule qui résume cette façon de faire primer la survie de l’entreprise aux autres intérêts : "La famille est au service de l’entreprise, et pas l’inverse. Nous devons la gérer en bon père de famille. Entretenir des liens forts est important. Et avoir une trésorerie saine permet de traverser les périodes difficiles. Les entreprises familiales ont tendance à faire des réserves, pour supporter les périodes de mauvais temps." Cette stratégie de l’écureuil qui garde des noisettes pour supporter la rudesse de l’hiver économique est une constance des entreprises familiales.

Le groupe Dubreuil, entreprise familiale vendéenne bien connue, fondée en 1924, possède deux compagnies aériennes, Air Caraïbes et French Bee. Durant le Covid, les 15 appareils du groupe sont restés cloués au sol durant trois mois. Paul-Henri Dubreuil, PDG d’un groupe qui pèse 2,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires et compte 6 000 salariés, évoque cette période de turbulence : "Le transport aérien est un secteur où il faut avoir le cœur bien accroché, car il est sous le feu d’impondérables techniques, météorologiques, et l’objet d’une concurrence féroce. C’est un métier où il faut avoir un certain âge, un certain recul, car chaque décision peut être lourde de conséquences. Le Covid nous a fait réfléchir aussi. Jamais nous n’aurions pensé survivre à un choc comme ça. Avec une chute de 50 % d’activités durant deux ans, et trois mois sans aucun chiffre d’affaires. Notre trésorerie a fortement chuté, mais nous avions les reins solides. Et l’expérience de mon père nous a rassurés." "Quand on est passé par ce genre d’épreuve, on peut passer par tout, estime Jean-Paul Dubreuil, ancien président directeur général du groupe Dubreuil. Cette période très difficile a montré notre résilience, et l’intérêt d’être un groupe diversifié et l’intérêt d’avoir des gérants familiaux qui savent garder la tête froide et les pieds sur Terre."

S’adapter à son époque

Charles et Jean-Pierre Pubert, de l’entreprise Pubert fondée en 1840 — Photo : Benjamin Robert

Les entreprises familiales connaissent des hauts et des bas, pas seulement dans le secteur aérien. Jean-Pierre Pubert, 62 ans, dirige l’entreprise familiale Pubert (250 salariés pour un chiffre d’affaires de 100 millions d’euros), installée à Chantonnay en Vendée. Cette PME fabrique des motoculteurs et motobineuses afin de travailler les terres agricoles. Il est la 6e génération à la tête de l’entreprise fondée en 1840. En 1983, Henri Pubert tombe malade et son fils Jean-Pierre se prépare à prendre la tête de l’entreprise. "Le monde changeait et je voulais miser sur de plus petites machines pour de plus petites parcelles, et sur l’export, afin de redresser l’entreprise qui n’allait pas bien", se souvient le dirigeant. Une vision en décalage avec l’adage de l’époque. "Pubert était alors surnommé Les Costauds Vendéens. Faire petit, c’était faire de la mauvaise qualité". Le fils se bat néanmoins contre la vision de la génération précédente.

"Nous sommes passés entre les gouttes, car nous avons su nous adapter aux vicissitudes de chaque époque."

"J’entendais parfois : tu exporteras lorsque tu seras déjà champion en France", poursuit le dirigeant. Après plus de deux ans de bataille idéologique avec son père, il finit par reprendre l’entreprise au bord du gouffre, en 1988, notamment grâce au soutien de sa mère. L’entreprise se lance alors sur le marché espagnol, puis au Portugal et en Italie. En 1989, le mur de Berlin tombe. "Nous sommes alors allés vers l’Est : Pologne, Hongrie, Bulgarie… Un pari gagnant pour la nouvelle génération, car Pubert réalise aujourd’hui 60 % de son chiffre d’affaires à l’export. Il conclut : "Nous sommes passés entre les gouttes, car nous avons su nous adapter aux vicissitudes de chaque époque."

Anticipation de la transmission

Quand on interroge Paul-Henri Dubreuil, en compagnie de son père, Jean-Paul, on perçoit l’incroyable complicité qui s’est nouée entre les deux hommes. Et le père le reconnaît volontiers : "La plus grande satisfaction de ma vie est d’avoir trouvé une succession à la tête de l’entreprise en la personne de mon fils." Une succession réussie est bien sûr l’un des ingrédients de la pérennité d’une entreprise familiale. Encore faut-il trouver, au sein d’une famille, le meilleur candidat, homme ou femme, qui a envie d’être dirigeant et qui en a les capacités et la légitimité.

"La légitimité, c’est souvent l’une des plus grosses difficultés dans l’établissement d’une direction, estime Frédéric Devorsine, qui tient les rênes de l’entreprise depuis 2016, avec ses frères Laurent et Henri. Souvent, les collaborateurs vous ont vu naître, vous êtes le fils de ou la fille de… Toute cette prise de légitimité est longue. La question que l’on se pose est celle-ci : comment je peux diriger des gens à qui je n’ai rien prouvé ? La recette : on bosse deux fois plus et on fait ses armes ailleurs. Il faut éviter d’être uniquement biberonné au sein de la famille."

"Vous existerez vraiment en tant que dirigeants quand on arrêtera de vous poser la question : comment va ton père ? Comment va ta mère ?"

La légitimité arrive en réalité petit à petit. "Nos parents existent beaucoup plus que nous dans les réseaux, par exemple. Souvent, quand on va dans une soirée, au début de notre prise de responsabilité à la tête de l’entreprise, on nous demande : comment vont tes parents ? Mon père nous avait préparés à ça en nous disant : vous existerez vraiment en tant que dirigeants quand on arrêtera de vous poser la question : comment va ton père ? Comment va ta mère ?"

L’autre volet d’une succession réussie repose sur l’anticipation. "La succession se passe bien, quand la décision est prise tôt, 10 à 15 ans, avant qu’elle ne soit effective, explique Miruna Radu-Lefevre, professeur en entrepreneuriat à Audencia, à Nantes, et titulaire de la chaire entrepreneuriat familial et société, créée en 2013. Il peut arriver qu’un décès du dirigeant survienne brutalement. La prise en main de l’entreprise, si elle a été préparée bien en amont, se fera dans de meilleures conditions. La question de la succession doit arriver tôt, être claire pour tout le monde et expliquée à la famille et aux salariés. Elle doit faire l’objet d’un processus de choix transparent et d’un calendrier précis."

"Avant de prendre la présidence du conseil de surveillance de notre groupe, rapporte Emmanuelle Charier, j’ai travaillé pendant 5 ans avec Pierre-Marie Charier pour me préparer, monter en compétences et avoir un temps d’avance. Actuellement, le conseil de surveillance mixe la 4e et la 5e génération. La transmission à la 5e génération s’achèvera en 2024. Nos parents quitteront le conseil de surveillance à la prochaine assemblée générale. Trois de mes cousines viendront les remplacer. Pour les désigner, nous avons réuni mes 17 cousins de la 5e génération en présence de nos parents. Chacun a exprimé son souhait de rejoindre ou non l’entreprise, en motivant sa réponse. C’est là que nous avons constaté que tout le travail mené en amont, avec la rédaction de la charte, les séminaires, les conseils, les assemblées générales, nous avait donné les codes pour bien communiquer entre nous et permettre à chacun de se positionner en fonction des postes disponibles."

Bonne gouvernance

Daniel Robin, président du conseil de surveillance d’Herige — Photo : Charles Marion

Au sein du groupe vendéen Herige, fondé en 1908 par Clément Baudry, aucun membre de la famille n’a aujourd’hui de rôle opérationnel. L’entreprise du BTP compte 3 000 salariés et réalise 793 millions d’euros de chiffre d’affaires. Daniel Robin est le dernier membre de la famille à avoir exercé un rôle opérationnel dans le groupe, en tant que directeur général de la branche béton, devenue Edycem, pendant 30 ans. Aujourd’hui, il est le président du conseil de surveillance d’Herige, poste auquel alternent les familles Caillaud et Robin. "Mon rôle consiste à surveiller le travail du directoire (présidé par Benoît Hennaut), à participer aux décisions stratégiques et à embarquer la famille, notamment les 4e et 5e générations, voire la 6e, dans la gouvernance de l’entreprise. Nous sommes actuellement 50 actionnaires familiaux, dont aucun n’est présent dans l’opérationnel. Pour préserver la cohésion familiale et l’envie de s’investir dans l’entreprise, nous multiplions les instances dans lesquelles sont présents les actionnaires familiaux."

"J’aime bien dire que l’on est une start-up centenaire"

Daniel Robin précise que pour chacun des trois métiers du groupe, il existe des comités stratégiques où sont présents deux enfants de la famille. "Au niveau de la holding, 20 familiaux sont mobilisés pour participer aux différents comités (comités des rémunérations, de la RSE, d’audit…) avec des rôles importants. Les représentants de la famille sont très contributifs. La gouvernance est organisée pour être productive afin que les familiaux trouvent un intérêt à être présents dans le groupe. Les familiaux actionnaires travaillent un peu comme des administrateurs indépendants." Il ajoute : "Notre organisation montre que le groupe vit aussi bien sans opérationnels familiaux. Pour autant, nous sommes loin d’être des actionnaires dormants. Le rythme, soutenu, de nos réunions et le fait d’avoir des comités stratégiques permettent de déceler les compétences assez tôt dans la jeune génération pour préparer l’avenir."

La conclusion de cette enquête revient à Frédéric Devorsine. "J’aime bien dire que l’on est une start-up centenaire, parce que l’on a l’agilité d’une start-up, sa capacité d’innovation, ce capital mobilisable rapidement pour l’opérationnel, et notre capacité à décider très rapidement, sans avoir à rendre de comptes à des actionnaires extérieurs. Mais nous sommes aussi les héritiers d’une histoire centenaire, avec un long chemin derrière nous d’expériences, une passion pour le temps long et l’absence de recherche d’une rentabilité immédiate. Ces termes, start-up et centenaire, ont l’air opposés, mais ils sont en réalité très cohérents dans l’idée d’entreprise familiale."

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