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Les cristalleries face au défi de  la fin du plomb
Enquête Grand Est # Industrie # Innovation

Les cristalleries face au défi de 
la fin du plomb

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Daum, Baccarat, Lalique, Saint-Louis... les plus grandes manufactures françaises de cristal, toutes situées dans le Grand Est, affichent des résultats insolents depuis la crise sanitaire de 2020. Pourtant, le durcissement des réglementations sur l’oxyde de plomb, indispensable dans le cristal, ébranle le secteur, au risque de mettre fin à l’appellation cristal, vitrine d'un savoir-faire. Les manufactures tentent de s'organiser pour passer ce cap.

Dans le Grand Est, où se situent les cristalleries françaises, la filière se prépare à la fin du plomb dans le cristal — Photo : Dorine Maillot

Ce n’est plus un mirage, c’est un cap, presque une échéance. "Dans les 5 ans à venir, l’ensemble des cristalleries abandonnera le plomb dans la composition de ses produits", déclare Élodie Gillet, déléguée générale de la Fédération du Cristal et du Verre, qui regroupe les principales maisons françaises de cristal. Et pour cause : le législateur européen envisage à court terme d’encadrer drastiquement l’utilisation du plomb en Europe, matériau pourtant indispensable au cristal.

Cette nouvelle concerne pleinement le Grand Est, puisque les maisons prestigieuses de cristal ainsi que de plus petites structures familiales se concentrent sur quelques départements d’Alsace et de Lorraine et pèsent ensemble 350 millions d’euros de chiffre d’affaires et 1 800 emplois directs, selon la fédération. Sans parler du rayonnement en termes d’image pour le territoire, puisque "la très grande majorité de la production des cristalleries s’écoule à l’export", précise Élodie Gillet.

Et si la fin annoncée du plomb fait frémir ces fleurons de l’Est, c’est que l’oxyde de plomb apporte son prestige à la matière. Sa présence est en effet indissociable au cristal : la nomenclature en impose au moins 24 % dans la composition pour prétendre à l’appellation.

"Dans les 5 ans à venir, l'ensemble des cristalleries abandonnera le plomb dans la composition de ses produits"

"En dessous de 24 %, c’est du cristallin. Au-dessus de 30 %, du cristal supérieur. Mais en termes de nomenclature, on ne peut pas se passer de l’oxyde de plomb pour obtenir du cristal", indique Patricia Hee, responsable recherche et développement pour le Cerfav, le seul centre européen de formation aux arts verriers, installé à Vannes-le-Châtel, à l'ouest de Nancy, et qui forme une centaine d'apprenants par an.

Salves législatives sur le plomb

Mais le plomb n’a pas bonne presse. Il est revenu au devant de la scène lors de l’incendie de Notre-Dame de Paris et est depuis de nombreuses années dans le collimateur des pouvoirs publics, français et européens.

Jérôme de Lavergnolle, président de la fédération du Cristal et du Verre, pousse pour une normalisation d'un cristal sans plomb — Photo : Jules Petras

Déjà, une directive européenne de 2011 visait à réduire l'usage de plomb dans les équipements électriques, comme les lustres en cristal, "qui représentent jusqu’à 40 % du volume d’affaires de certaines manufactures", amorce Jérôme de Lavergnolle, président de la Fédération du Cristal et du Verre et dirigeant de la plus ancienne cristallerie de France, la manufacture Saint-Louis (groupe Hermès). "Nous avons une dérogation compte tenu de la migration infinitésimale du plomb sur l’ensemble du cycle de vie". Une dérogation qui reste temporaire et dont le renouvellement a été demandé en 2020.

Deuxième aspect : les seuils de libération de plomb pour le cristal en contact alimentaire (une carafe à whisky, par exemple). "Les cristalleries ont conscience de cette épée de Damoclès qui pèse aux dessus de leurs manufactures, et ont travaillé à étudier et limiter fortement ces migrations" souligne ainsi Patricia Hee. "Nous avons par exemple mené un programme de recherche baptisé Lovv avec la maison Daum pour limiter les rejets de plomb en art de la table, le risque est proche de zéro".

Le risque sanitaire en cause

Mais la troisième salve réglementaire porte une estocade douloureuse au cristal : l’abaissement des seuils de plombémie admis chez les verriers. Ainsi, une préconisation d’août 2022 de l’Agence nationale sécurité sanitaire (ANSES) qui évalue les risques professionnels, pointait la nécessité d’abaisser les seuils maximaux de plomb dans le sang pour les salariés des manufactures. "Le plomb est la seule substance avec des valeurs limites contraignantes de présence dans le sang chez les travailleurs, en France et en Europe", indique Dominique Brunet, cheffe de l’unité d’évaluation des risques liés aux substances chimiques à l’Anses. Ces travaux ont inspiré l’Agence européenne des produits chimiques, qui a soumis mi-avril 2023 une recommandation à la commission européenne pour encadrer fortement l’usage du plomb avec une division par 5 des valeurs de plombémie autorisé dans le sang d’ici 2026.

"L’impact d’une telle mesure serait important puisque 35 % des salariés dépassent les valeurs proposées", souligne Jérôme de Lavergnolle. "L’objectif est bien de mettre fin au plomb dans les procédés", assure Patricia Hee.

Dans l'Atelier Daum, le travail de R&D se concentre sur la recherche de coloris compatibles avec un cristal sans plomb — Photo : Jean-François Michel

Changer de recette pour se passer du plomb

Se passer du cristal dans le plomb nécessite de revoir ses recettes. "Pour le moment, chaque cristallerie travaille de son côté afin de trouver un nouveau mélange pour se passer du plomb, mais personne n’est prêt !", déclare Vanessa Sitbon, directrice marketing de la maison Daum installée à Vannes-le-Châtel (Meurthe-et-Moselle).

Cette cristallerie lorraine, spécialisée dans la pâte de cristal, technique où l’on coule la matière dans un plâtre réfractaire à usage unique tourne à plein régime. Au point que l‘atelier a vu son chiffre d’affaires progresser de 11 millions d’euros en 2020 à 16 millions d’euros en 2022. "Et nous dépasserons les 22 millions d’euros sur l’exercice en cours", ambitionne la directrice marketing de la maison.

"Chez Daum, la moitié des 40 coloris, signature de la maison, sont d'ores et déjà prêts à être utilités avec un cristal sans plomb"

Un chiffre d’affaires triplé en trois ans pour Daum et une tendance de marché à retrouver chez les autres maisons comme chez Baccarat, qui dépasse les 200 millions d’euros de volume d’affaires en 2022, en hausse de 20 % sur deux ans. "Nous pensions que l’engouement pour les produits de décoration de luxe serait conjoncturel, avec la crise sanitaire, mais c’est aujourd’hui véritablement structurel", se réjouit Eric Briant, directeur industriel de la maison Baccarat qui a recruté 170 personnes sur les 15 derniers mois, portant à 670 le nombre de salariés pour la plus importante manufacture française de cristal.

À Baccarat, le cristal sans plomb concernera l'ensemble de la production d'ici 2 ans — Photo : Jules Petras

Des maisons de luxe à leur apogée : cela sonne comme un facteur de succès pour accueillir ce défi majeur de l’arrêt du plomb qui nécessite une capacité d'investir dans l'outil de production (lire par ailleurs) : "le dynamisme de la filière doit permettre d’envisager la réalisation de ces investissements", souligne Jérôme de Lavergnolle. C’est déjà le cas chez Baccarat qui a lancé un important programme d’investissement à hauteur de 68 millions d’euros et se prépare à passer à 100 % sur du cristal sans plomb dans les 2 ans à venir. Un choix stratégique contraint par le calendrier des réglementations, mais dont l’ambition est bien de produire du "Cristal 2064" selon l’appellation dévoilée par la manufacture fin 2022.

Innovation : chacun dans sa ligne d’eau

Chez Daum, le défi de la fin du cristal réside dans un panel de 40 couleurs, "qu’il faut redévelopper pour s’adapter à un nouveau matériau" indique Benjamin Brami, PDG de l’entreprise, précisant qu’une moitié des coloris est prête à être utilisée dans un cristal sans plomb. La course à l’innovation s’amorce entre les grandes maisons, chacun dans sa ligne d’eau. "Nous ne sommes pourtant pas vraiment concurrents, si vous voulez des arts de la table vous allez chez Saint-Louis, pour un lustre chez Baccarat, pour du cristal noir chez Lalique et du cristal de couleurs chez Daum", déclare Vanessa Sitbon, qui déplore qu’il n’y ait pas eu plus de travail collaboratif, ou de budget dédié à la recherche commune entre les différentes maisons.

À la cristallerie Lehrer qui fait le choix de passer du cristal au verre en 2023 — Photo : Jules Petras

Plus modeste dans la collection des manufactures séculaires, la cristallerie Lehrer (1,7 M€ de chiffre d’affaires, 17 salariés), installée à l’est de la Moselle, est la première à franchir le Rubicon en se passant du plomb. "Depuis début 2023, l’intégralité des pièces qui sortent de l’atelier n’est plus soufflée en cristal mais en verre", confie le dirigeant, Arnaud Lehrer, 3e génération aux commandes de l’atelier familial, à la fois manufacture et site touristique de premier ordre pour l’est mosellan avec plus de 50 000 visiteurs par an. "Paradoxalement, nous payons plus cher le verre que le cristal à la tonne", précise le dirigeant, que les seuils de plomb dans le sang de ses salariés lors des derniers contrôles ont achevé de décider d’engager la transition de l’atelier vers du verre haut de gamme, et sans plomb.

"Paradoxalement, nous payons plus cher le verre que le cristal à la tonne"

Des premiers changements précurseurs d’une mutation

Ce changement de pratique est déjà amorcé depuis 4 ans dans le seul lycée qui propose une formation aux arts verriers dans le Grand Est, le lycée professionnel Dominique-Labroise de Sarrebourg, qui accueille 60 élèves par an dans ses parcours du verre. "Nous avions des taux de plombémie anormalement haut chez certains apprenants, notamment les filles. Nous avons fait le choix d’arrêter le cristal", explique Francis Vignola, le proviseur. Cela n’empêche pas les maisons d'inciter à augmenter les effectifs de l’établissement : "Sur la demande de Lalique, nous ouvrons en 2023 un nouveau parcours en alternance", assure le proviseur de l’établissement.

Changer la recette, mais pas l’appellation

Si chacun se prépare à sa fin, le terme cristal reste encore sur toutes les lèvres, qui par l’appellation Cristal sans plomb, qui par une appellation maison comme Baccarat et son "cristal 2064". "Il n’y a pas de communication unique. Chacun va user de ses propres outils marketing", remarque Vanessa Sitbon. Mais à en croire la récente norme Afnor d’avril 2023, il faudra bien se mettre au diapason. En effet, l’organisme de normalisation dévoile les contours du cristal de demain, l’appellation officielle sera "Cristal sans plomb" et ses caractéristiques sont établies. La norme siffle la fin de la récréation, ce que Jérôme de Lavergnolle salue. "De nombreux acteurs tentent de mettre sur le marché des produits sous l’appellation Cristal sans plomb, ne réunissant pas les caractéristiques de sonorité, densité et d’éclat".

La filière travaille pour que le changement de composition soit imperceptible pour le consommateur — Photo : Saint-Louis

La transition est ainsi encadrée, permettant une certaine sérénité : "Les cristalleries avaient absolument besoin d’une évolution réglementaire permettant de préserver leur différenciation avec l’industrie verrière mécanisée, en conservant l’appellation cristal", souligne encore Jérôme de Lavergnolle. D'ailleurs, "90% de nos clients exigent du cristal, et ne pourront se satisfaire de verre" insiste Guy Ferstler, dirigeant de l'entreprise Cristal de Paris (3 M€ de chiffre d'affaires, 15 salariés) tailleur et négociant en cristal installé à Montbronn en Moselle. Et ce nouveau matériau peut être aussi un atout pour la filière. "Pour certains pays, communiquer sur la présence de plomb est déjà contreproductif, la matière étant considérée comme néfaste", explique le dirigeant de la cristallerie Lehrer qui accueille des milliers de touristes internationaux chaque année. "Le consommateur est en attente de produits éco responsable", renchérit Patricia Hee. "Et dans les États comme la Californie aux États-Unis où une notice Warning accompagne les produits en cristal, la suppression du plomb facilitera le marketing produit", conclut Jérôme de Lavergnolle.

Les savoir-faire plus forts que la matière

La transition s’amorce pour ces maisons, dont les noms ont bien souvent passé les frontières de la matière. Ainsi, Baccarat s’invite dans l’hôtellerie et la parfumerie, tout comme Lalique dans le domaine du vin. Le prestige de ces maisons résonne à la simple évocation d’un nom, et assure la qualité en dehors des frontières du cristal. Si le cristal tel qu’on le connaît vit ses dernières heures, ses intérêts sont bien préservés avec une fédération qui veille au grain pour "maintenir une différenciation, qui doit rester imperceptible pour le consommateur", précise Jérôme de Lavergnolle. Le luxe, à bas bruit, organise sa mue.

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