La démarche low-tech s’immisce dans les entreprises
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La démarche low-tech s’immisce dans les entreprises

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La low-tech regroupe les innovations frugales en énergie, simples, facilement disponibles pour tous, et durables. Longtemps centrée autour de modèles associatifs, cette démarche fait aujourd’hui irruption dans de plus en plus d’entreprises et de secteurs, notamment dans l’Ouest, où des structures accompagnent les entreprises dans cette voie, les invitant à repenser leurs innovations sous ce prisme.

Jean-François Robert et Jérémy Jeusset, codirigeants de Humbird, ont fabriqué le Woodybus, un moyen de transport low-tech — Photo : David Pouilloux

"Il faut repenser l’innovation. Elle ne peut plus répondre systématiquement à tous nos usages. Il faut se centrer sur nos besoins". Cette phrase ne vient pas d’une personne que l’on peut qualifier d’anti-technologie. Elle est de Jean-Baptiste Avriller, directeur de l’Ecole Centrale de Nantes, qui perçoit un changement de paradigme dans la manière d’innover. À la rentrée 2022, la prestigieuse école d’ingénieurs a été la première en France à proposer une formation sur la low-tech. L’engouement a été phénoménal dès l’ouverture de la formation, autant du côté des futurs ingénieurs, que des entreprises intéressées par ces nouveaux profils. "Nous sommes en lien avec de nombreuses PME engagées, avec des fédérations d’industriels, comme la Fédération des Industries Mécaniques (regroupe 11 000 entreprises de plus de 10 salariés, NDLR), ou avec de grosses sociétés comme Orange, ou encore le Crédit Agricole", remarque Jean-Marc Benguigui, responsable de la formation low-tech à l’École Centrale de Nantes, et auparavant chef de produit chez Manitou.

De prime abord, la low-tech peut apparaître comme un nouveau terme, qui vient s’ajouter à une longue liste aux côtés de l’écoconception, du développement durable, voire de l’écologie industrielle. "Une innovation low-tech se différencie avec trois piliers : elle répond à un besoin essentiel, est faite pour durer avec un minimum d’impact dans le temps, et est accessible pour le plus grand nombre", définit Jean-Marc Benguigui. "La réparabilité et l’aspect local du produit sont aussi deux autres fondements qui s’ajoutent à cette définition". L’enseignant milite pour dissocier la low-tech de son image stéréotypée de technologie, bricolée sur un coin de table, sans grand sérieux. "La démarche scientifique est au cœur des procédés low-techs. En termes d’ingénierie, faire simple est parfois loin d’être facile", remarque-t-il.

Éviter les sirènes du tout technologique

Le Low-tech Lab, basé à Concarneau, s’impose comme la structure initiatrice du mouvement low-tech en France. Fondée en 2013, l’association a créé une cartographie des projets qui suivent ce mouvement. "Loin d’être exhaustifs, nous recensons actuellement 950 initiatives, dont environ 400 en France. Un tiers d’entre elles sont portées par des entreprises", témoigne Gwenolé Conrad, coordinateur de projets pour le Low-tech Lab. Il peut s’agir de nouveaux moyens de transport comme celui du nantais Humbird, qui a remporté un premier appel d'offres d'un million d'euros début 2023, de peintures réflectives comme celles, à Nantes (Loire-Atlantique) d'Enercool (4 salariés, 350 000 € de CA 2022, qui devrait doubler en 2023), ou encore de divers projets de microméthanisation. "L’objectif de cet annuaire est de mettre en réseau les initiatives low-techs d’un même territoire afin de capitaliser dessus".

Si la majeure partie des entreprises référencées sont des TPE ou des PME, la démarche low-tech commence aujourd’hui à éveiller la curiosité de plus grands groupes. "Des industriels comme Eiffage (18 Md€ de CA 2021) ou Bouygues (44 Md€ de CA 2022) ont tendance à ralentir sur les communications autour des Smart City, des villes toujours plus connectées, et vont de plus en plus vers des constructions sobres", remarque Alan Fustec, fondateur et directeur de Goodwill-management, un cabinet de conseil en performance économique responsable, situé dans les Côtes-d’Armor.

De nombreuses entreprises n’ont pas attendu la low-tech pour s’engager dans des actions environnementales afin d’améliorer leur impact. "Nous nous rendons compte que les démarches RSE permettent en moyenne de faire des progrès, de 10 à 20 %. Mais en France, nous consommons toujours l’équivalent de deux à trois planètes par an. Les modèles restent donc pour la plupart peu durables", témoigne Alan Fustec. Ce dernier a fait de la démarche low-tech le cheval de bataille de son cabinet de conseil.

Il a lancé depuis une dizaine d’années Kerlotec, un institut qui accompagne les entreprises dans leur transformation, notamment en réduisant leur complexité et leurs externalités, tout en conservant compétitivité et taux de croissance. "J’ai travaillé auprès d’industriels dont les lignes de production étaient régulièrement stoppées pour des pannes techniques, comme sur la caméra d’une machine par exemple. Nous avons supprimé cette caméra, qui apportait des données, mais n’était pas essentielle. Moins de données remontent, mais tout se passe pour le mieux sur la chaîne de production", décrit Alan Fustec.

Afin de suivre ces programmes, plusieurs entreprises ont signé un partenariat avec Kerlotec, comme l’industriel centenaire Hénaff (230 salariés, 39 M€ de CA 2022). "Cette formation nous a confortés dans notre premier bilan : nous avons un ADN d’entreprise plutôt low-tech et avons optimisé beaucoup de choses, soit en maintenant des systèmes industriels anciens comme des échangeurs de chaleur, soit en ne succombant pas aux sirènes du tout technologique. Néanmoins, il était jusqu’à il y a peu difficile de le faire tant la société nous pousse à suivre ce mouvement", témoigne Loïc Hénaff, dirigeant de l’entreprise agroalimentaire de Pouldreuzic (Finistère), et ancien président de Produit en Bretagne (lire par ailleurs).

Une microéconomie pour chaque territoire

Pour faire tourner une entreprise qui s’inscrit dans cette démarche, il faut aussi un modèle économique adapté. La démarche low-tech revêt en outre un aspect open source, qui peut sembler, de prime abord, problématique pour un modèle entrepreneurial. "À partir du moment où les entreprises répondent à un besoin commun, et utilisent pour cela des ressources locales, il y aura une demande et le modèle économique sera ainsi stable. Par exemple, la société Ecofiltro, au Guatemala, utilise des filtres en céramique pour rendre l'eau potable. Ils travaillent déjà avec les autorités locales du pays et ont largement assez de travail là-bas. Leur outil est entièrement disponible par d’autres si le besoin se fait ressentir ailleurs", remarque le chef de projets. Les modèles low-tech ont ainsi tendance à créer une multitude de microéconomies, adaptées à chaque territoire. Le recours aux ressources locales fait aussi en sorte que les modèles ne peuvent être reproduits ou copiés ailleurs à l’identique.

Certains modèles économiques sont également à privilégier pour avoir une moindre consommation de ressources. “Un industriel peut passer de la vente d’un produit à la vente d’un service, sous la forme de location. La conception est ainsi à sa charge, et l’industriel ne peut être accusé d’obsolescence programmée, puisque le changement de produits augmentera ses coûts au lieu de multiplier les ventes”, met en avant Alan Fustec, pour qui tout l’enjeu est de repenser le fonctionnement de l'entreprise autour des low-tech, et pas seulement la technologie.

L’énergie au centre des préoccupations

Si la low-tech trouve aujourd’hui une résonance particulière auprès d’entreprises, la crise énergétique n’y est pas pour rien. "Que ce soit un entrepreneur ou un boulanger qui s’installe, il pense forcément aujourd’hui à son bilan énergétique. Face à cela, les modèles doivent changer. De plus en plus de boulangers utilisent par exemple des fours solaires ou à bois, des technologies low-techs de plus en plus performantes. Ils ne veulent plus être impactés par une inflation qu’ils ne maîtrisent pas", ajoute Gwenolé Conrad. Bien sûr, il ne s’agit pas seulement de remplacer l’énergie électrique par une source solaire ou éolienne, car ces énergies intermittentes nécessitent de repenser l’organisation autour avec plus de flexibilité (horaires des salariés, charges de travail variables, etc.).

Lors du forum Low-tech, organisé début 2023 à l'Ecole Centrale de Nantes, l'entreprise finlandaise Solar Fire Concentration exposait un concentrateur d’énergie solaire, destiné à des activités de cuisson, telles que la boulangerie ou la torréfaction. Sa puissance est équivalente à celle d’un four à bois — Photo : Benjamin Robert

Par exemple, la conserverie finistérienne Océane Alimentaire (20 salariés, 2,3 M€ de CA en 2018) a mis en place une stratégie liée à la low-tech, en faisant des choix opposés aux autres acteurs du secteur. Elle a conservé des procédés plus manuels, plus simples et sobres en énergie. L’entreprise se retrouve aujourd’hui moins soumise à l’envolée des prix. "De plus, pour faire face à la saisonnalité et la raréfaction des produits de la pêche, la société a adapté son savoir-faire à d’autres produits en s’ouvrant à des maraîchers et producteurs d’algues, par exemple. Elle a ainsi un modèle plus durable", témoigne Gwenolé Conrad.

Une démarche qui se démocratise

Un projet d’expérimentation va voir le jour cette année entre la région Bretagne et l’Ademe pour imaginer les valeurs low-techs à l’échelle du territoire avec une vingtaine d’acteurs (Brasserie, CHU, professionnels du BTP etc.). L’ambition sera de répondre ensemble à des problèmes communs, et de créer localement des réseaux de réemploi, avec une société qui peut bénéficier des chutes de production d’une autre par exemple.

Jonathan Gueguen, coordinateur de l'association nantaise Apala, vient de lancer une première société, Enerlog, sous la forme d'une Scic — Photo : Benjamin Robert

Il faut dire que de plus en plus de projets publics prennent en compte de critères environnementaux, avec des seuils de soutenabilité. "Un récent appel à projets de Nantes Métropole Aménagement, en Loire-Atlantique mentionnait l’utilisation de briques en terre crue, un matériau clairement low-tech qui possède une très faible empreinte énergétique, notamment car il n’a pas besoin d’être chauffé et nécessite peu d’étapes de conception. C’est un détail révélateur du changement de perspective", remarque Jonathan Gueguen, coordinateur de l’association nantaise Apala. Cette dernière a participé à la création d'une société, Enerlog, sous la forme d’une Scic (Société coopérative d’intérêt collectif). "Nous voulons développer un chauffage d’appoint avec un capteur solaire", poursuit Jonathan Gueguen. L’association organise également un festival fin juin à Nantes sur la low-tech, et incluant un village professionnel pour se rendre compte de cet écosystème émergent.

Et pour les entreprises qui souhaiteraient s’engager dans un modèle plus durable, Alan Fustec le résume ainsi : "Il y a un besoin. Comment y répondre avec le minimum de ressources ? Si la réponse est une solution qu’on ne pourra plus présenter dans 20 ans, car elle est trop énergivore, ce n’est pas la peine de se lancer".

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