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La Bretagne, nouveau pays du vin ?
Enquête Bretagne # Agriculture # Conjoncture

La Bretagne, nouveau pays du vin ?

Le vignoble breton reprend place sur le relief breton ces dernières années grâce à une législation européenne et au changement climatique. Ils sont ainsi 58 viticulteurs en Bretagne qui tentent de faire du vin breton un breuvage haut de gamme et hors du commun. Mais la route sera longue, du fait notamment d’une filière locale encore embryonnaire et peu structurée, ce qui contraint aujourd’hui les professionnels à se tourner vers les Pays de la Loire pour s’équiper.

Laurent Houzé, à la tête du domaine des Terres-Neuvas, à Erquy, a choisi de se reconvertir dans le vin — Photo : Matthieu Leman

Il flotte comme un parfum iodé sur le vignoble français. En sont pour preuves deux événements et une polémique qui sont venus confirmer la place grandissante de la production de vin bretonne dans ce secteur d’activité jusque-là bien établi géographiquement.

Le premier événement est l’attribution du Prix Découverte de l’année 2024 de la Revue du Vin de France au Domaine des Longues Vignes, à Saint-Jouan-des-Guérets (Ille-et-Vilaine). "C’est la première fois de son histoire que La Revue du Vin de France distingue un vin breton", commentait la publication spécialisée le 11 janvier dernier. Le second est l’organisation d’un colloque intitulé "Le Vin Breton : la Renaissance d’un Vignoble", qui a eu lieu le 15 mars à la prestigieuse Cité du vin, située comme il se doit à Bordeaux.

L’IGP Bretagne au cœur de la polémique

Et quoi de plus symptomatique d’un enjeu croissant qu’une polémique ? Celle déclenchée par la création, le 24 février 2024, d’un Syndicat des Vignerons de Bretagne, basé en Loire-Atlantique et composé très majoritairement de professionnels de ce département, est la première à secouer le néo-vignoble. Ce syndicat s’est en effet constitué pour demander une IGP (Indication Géographique Protégée) Vin de Bretagne pour les vins produits dans les quatre départements de la Bretagne administrative… et en Loire-Atlantique.

Une initiative rejetée publiquement par l’Association des Vignerons Bretons (AVB), basée en Bretagne administrative et composée de 33 professionnels installés dans la région. Et qui pourraient s’opposer juridiquement à cette initiative déposée auprès de l’Inao, l’organisme chargé de délivrer les IGP. "Certains veulent surfer sur l’image de la Bretagne et s’en servir commercialement. Mais ils ont déjà une IGP Val de Loire, qu’ils laissent l’IGP Bretagne aux vignerons de la Bretagne administrative", réagit ainsi Laurent Houzé, viticulteur installé à Erquy dans les Côtes-d’Armor et membre de l’AVB.

L’enjeu est en effet d’importance. Car le vignoble breton se développe. Selon les douanes, qui gèrent le Casier Vinicole Informatisé qui recense tous les viticulteurs professionnels, la Bretagne comptait, en mars 2024, 58 exploitations professionnelles. Un chiffre à rapprocher des 450 vignerons installés dans la seule Loire-Atlantique. Et d’autres demandes d’exploitation se préparent en Bretagne, sans que l’on n’en connaisse encore précisément le nombre.

Le pionnier breton a planté en 2017

Le premier à replanter des vignes en Bretagne l’a fait en 2017 sur la commune de Laillé (Ille-et-Vilaine). Les cépages choisis étaient du grolleau noir, du grolleau gris et de l’abouriou. Le récoltant vinificateur s’est senti seul quelques années puisque ce n’est qu’à partir de 2020 que le vignoble breton a pris de l’ampleur. Les néo-exploitants ont alors majoritairement planté du chardonnay blanc, du chenin blanc (cépage emblématique du vignoble de Loire) et du pinot noir.

C’est dans le Morbihan que ces nouveaux professionnels se sont ensuite installé en plus grand nombre. "Le relief assez vallonné de ce département et de celui des Côtes-d’Armor, avec de belles expositions sur les coteaux qui favorisent la qualité et la maturité potentielle des raisins, peut l’expliquer", estime Damien Clavier, responsable d’agences au sein du groupe Jarny-MVS (Loire-Atlantique, 65 M€ de CA, 200 collaborateurs), qui commercialise des machines agricoles, viticoles et vinicoles.

Cette prédominance du département morbihannais se retrouve dans la répartition des membres de l’Association des Vignerons Bretons, créée en novembre 2021 avec 8 membres. Elle regroupe aujourd’hui 33 professionnels, dont 21 ont leur vignoble dans le Morbihan (contre 6 dans le Finistère, 4 dans les Côtes-d’Armor et 2 en Ille-et-Vilaine).

S’il est difficile de connaître la production vinicole totale bretonne, celle des cinq membres de l’AVB ayant commencé la commercialisation de leur vin s’est élevée à 15 000 bouteilles en 2023. 40 000 seront produites cette année.

La réglementation a accouché d’un vignoble

Mais pourquoi ce développement soudain, à partir de 2017 ? En fait, plutôt qu’une naissance du vignoble, c’est plutôt un retour de la vigne. Car la Bretagne avait déjà porté des vignes. On en trouve des traces à partir du Ve siècle, notamment en Ille-et-Vilaine, Côtes-d’Armor et Morbihan, souvent exploitées par des abbayes. Mais les vignes avaient ensuite progressivement disparu et au XVIIe siècle, Colbert avait imposé le remplacement des vignes restantes - dont beaucoup étaient affaiblies par le phylloxéra - par des pommiers. Au début du XXe siècle, la fabrication du vin était finalement interdite dans plusieurs départements au nord de la Loire.

Au XXIe siècle, l’acte fondateur du renouveau du vignoble breton a été la libéralisation des droits de plantation des vignes, décidée par l’Union Européenne. Elle est entrée en vigueur le 1er janvier 2016. Le second événement est moins réjouissant. Il s’agit du réchauffement climatique. "Forcément, il joue un rôle, permettant l’accessibilité de nouveaux cépages qu’on n’aurait pas imaginé planter il y a 20 ans", convient Guillaume Bauché, trésorier de l’Association des Vignerons Bretons. "Cependant, il a toujours été possible de faire du vin en Bretagne. Cela dépend notamment des choix en termes de matériel végétal et de la finalité qu’on lui donne, de ce que l’on veut en faire. Il est, par exemple, plus simple de faire un effervescent dans un climat froid car le besoin de maturité n’est pas aussi haut que pour faire un blanc et encore moins un rouge."

Des reconversions et des agriculteurs

Quels sont les profils de ces néo-viticulteurs ? Certains (trois sur les 33 membres de l’Association des Vignerons Bretons) sont des agriculteurs qui ont converti tout ou partie de leurs terres à la viticulture. D’autres sont des patrons amateurs de vin qui achètent des terres et y plantent des vignes (lire par ailleurs).

D’autres encore se reconvertissent dans la vigne. C’est le cas de Laurent Houzé, qui a planté cinq hectares de vignes à Erquy (Côtes-d’Armor) en mars 2023 et cinq hectares supplémentaires un an plus tard et qui compte en replanter trois hectares en 2025. Le Breton âgé de 51 ans a fait sa carrière dans l’énergie, dirigeant une agence d’une filiale d’Engie en Loire-Atlantique. Originaire d’Erquy et amoureux du vin (il a une cave depuis 1996), il a passé il y a trois ans un brevet professionnel de responsable agricole à la chambre d’agriculture de Nantes. Et bénéficie des conseils d’un vigneron installé à Saumur, qu’il rémunère comme prestataire.

Un voisin omniprésent

L’homme a donc mis tous les atouts de son côté pour réussir sa reconversion. Même s’il doit souvent tourner son regard vers les Pays de la Loire, en premier lieu pour le financement de son investissement d’1,5 million d’euros, entre achat des terres, des bâtiments pour y installer son chai et sa boutique de vente, des plants, du matériel… "Deux banques m’ont suivi : la Vitibanque (filiale de la Caisse d’Épargne dédiée à la filière viticole) des Pays de Loire et le Crédit Agricole des Côtes-d’Armor", raconte Laurent Houzé.

Pareil pour les fournisseurs de matériel, de plants, les services d’œnologie : tous se situent dans la région voisine. "Ils se déplacent, il n’y a pas de problème. Mais la rapidité d’intervention posera toujours problème", témoigne Laurent Houzé, qui a accueilli sur son exploitation à la mi-mars le pépiniériste Pépinières Viaud (Maine-et-Loire) et l’entreprise Robert Frères (Maine-et-Loire) pour réaliser la plantation de ses vignes.

Des professionnels dans l’expectative

Damien Clavier, responsable d’agences au sein du groupe Jarny-MVS, qui commercialise et assure le SAV des machines agricoles, viticoles et vinicoles, ne compte que quelques clients vignerons bretons. "Au vu du potentiel, même en progression, cela reste largement insuffisant pour amortir une agence en Bretagne. Même si nous intervenons aussi chez les cidriers, qui utilisent du matériel vinicole comme des pressoirs ou des filtres tangentiels."

Même constat du côté de Loire Vini Viti Distribution (LVVD, 33 M€ de CA en 2023, 70 salariés), qui ne compte qu’une poignée de clients bretons, qui lui ont acheté des "produits de palissage, œnologiques, des bouchons, des bouteilles…" Mais l’entreprise s’intéresse à ce nouveau marché. "En fin d’année dernière, nous avons rencontré l’Association des Vignerons Bretons afin de comprendre leurs besoins et voir comment on pouvait leur apporter nos produits et services sur la Bretagne", témoigne Benjamin Grellier, directeur de LVVD.

Quant à la chambre régionale d’agriculture, elle ne propose pas d’aides spécifiques aux viticulteurs, contrairement à celle des Pays de la Loire. "J’ai par exemple acheté un pulvérisateur, dont la chambre régionale aurait financé 40 % si j’avais été en pays nantais", note Laurent Houzé.

Les vignerons bretons au salon

Pour structurer cette filière naissante, l’Association des Vignerons Bretons, dont les membres assurent une production bio, se retrouve donc un peu seule. Elle propose à ses membres de la veille sur l’innovation, des formations techniques, des partages de connaissances… et assure la promotion de la production de ses adhérents par les réseaux sociaux et les salons. L’AVB était par exemple présent au récent Salon de l’Agriculture à Paris.

"Nous accompagnons également les porteurs de projets dans leurs installations, avec la recherche de foncier, l’administratif viticole, les fournisseurs", souligne Guillaume Bauché, trésorier de l’AVB. "Nous intervenons également pour aider la filière à émerger et se construire auprès de la chambre d’agriculture, de la MSA et de la Région Bretagne." Une autre association, L’Association pour la Reconnaissance du Vin Breton, qui regroupe depuis 2006 des connaisseurs de vin et des viticulteurs amateurs, œuvre également à vulgariser et développer la vigne et les vins bretons.

Autre élément qui apporte sa pierre à l’édifice, le lycée Kerplouz d’Auray (Morbihan), qui possède une vigne pédagogique, propose depuis septembre 2021 plusieurs diplômes autour de la viticulture : un brevet professionnel agricole Travaux de la vigne et du vin, et un brevet professionnel Responsable d’Exploitation Agricole orientation viticulture, notamment.

Les Bretons d’ici ou d’ailleurs

Ces vins arrivant peu à peu en commercialisation, quelles seront leurs cibles et canaux de distribution ? L’objectif de Laurent Houzé sur son domaine des Terres-Neuvas est de produire à terme 70 000 bouteilles, de blanc et de rouge, par an. Ses axes de commercialisation - qui démarrera en 2026- sont d’abord la vente directe, grâce à la création d’une boutique sur son exploitation dans une ancienne étable. "Je vise une clientèle locale et les touristes", explique-t-il. Ces ventes devraient représenter 40 % de son chiffre d’affaires. Le reste viendra à parts égales des cafés hôtels restaurants, d’un côté, et des cavistes, de l’autre. Un réseau local même si le professionnel compte également sur toute la diaspora bretonne, en France et dans le monde pour écouler ses produits. Son prix moyen de vente devrait être de 12 euros la bouteille, sous réserve de l’inflation d’ici le lancement de la commercialisation.

Un autre acteur de la filière s’est lancé dans cette commercialisation du vin breton. Le grossiste rennais Vinebioz (3 collaborateurs, 500 000 euros de CA environ), habituellement spécialisé dans la distribution de vins français bio, va proposer à ses clients les vins du Vignoble de Rhuys (installé à Sarzeau dans le Morbihan), notamment lors de festivals, qui est l’un de ses débouchés. "Nous sommes en discussion avec le festival Les Vieilles Charrues à Carhaix, dans le Finistère, dont nous sommes partenaires depuis longtemps, pour proposer ce vin breton en VIP", confie Gildas Launay, dirigeant fondateur de Vinebioz.

Un vin "sincère et sans déviance"

Le distributeur de boissons costarmoricain Cozigou (groupe Mat !, 210 M€ de CA en 2023, 800 salariés) se montre lui aussi attentif. "Nous sommes pleinement conscients de l’enjeu que représentent les vins bretons", explique Anne-Charlotte Collet, responsable de la communication. "C’est pourquoi nous avons entamé des discussions avec différents vignerons de la région. Nous nous sommes rencontrés et nous avons même commencé à déguster. En revanche, nous n’avons pour le moment pas finalisé d’accord. Nous restons bien évidemment à l’affût et voulons nous positionner sans tarder sur la distribution de ces produits. Nous avons d’ores et déjà des demandes de nos clients et nous tâcherons d’y répondre au plus vite."

Au Domaine Les Longues Vignes, à Saint-Jouan-des-Guérets (Ille-et-Vilaine), Édouard Cazals a, lui, vu ses ventes boostées par son prix de la Revue des Vins de France, bluffée par des vins qualifiés de "sincères et sans déviance". La montée en notoriété ne s’est pas fait attendre. "On a trouvé énormément de débouchés commerciaux supplémentaires", sourit le professionnel, qui a travaillé une dizaine d’années chez des vignerons réputés dans le Bordelais (à Saint-Émilion), en Italie et en Nouvelle-Zélande.

Son domaine des Longues Vignes (deux hectares plantés en 2019 et deux autres en 2022, sur des coteaux situés plein sud, avec du chardonnay, du pinot noir, du grolleau du pinot blanc et du geil frühburgunder) vise le haut de gamme. Ses vins figurent à la table des meilleurs restaurants de la région (Le Coquillage à Saint-Méloir-des-Ondes, Le Pourquoi Pas à Dinard, IMA à Rennes…) et les 13 000 bouteilles de son millésime 2023 sont déjà toutes pré-réservées pour les professionnels (restaurateurs ou cavistes).

Une production qui reste anecdotique

Le Domaine Les Longues Vignes a généré 200 000 euros de chiffre d’affaires en 2023, pour sa première année de commercialisation. En 2025, il devrait produire de 18 000 à 20 000 bouteilles, vendues de 19 à 50 euros. "On veut produire des grands vins, et des vins propres, avec le moins d’intrants possibles", expose le chef d’exploitation, originaire de la Manche.

La qualité des vins bretons est évidemment un enjeu pour son développement et sa pérennité. "Depuis deux ans, nous voyons émerger des cuvées œnologiquement et gustativement qui tiennent la route", juge Gildas Launay, dirigeant fondateur de Vinebioz. "Le seul frein, c’est la quantité de production, qui reste anecdotique, ou sur des vins effervescents qui manquaient de profondeur. J’ai goûté le millésime 2023 du Vignoble de Rhuys et là, c’est intéressant, d’autant qu’il monte en puissance en production, avec 18 000 bouteilles. Mais il faut le vendre dans l’esprit d’avoir un échange qualitatif avec les consommateurs, c’est pour cela que j’ai choisi de le proposer en VIP, pour prendre le temps de faire aussi de la pédagogie."

Moins alcoolisés, plus légers

Ces différents exemples montrent que le vignoble breton s’inscrit désormais sur la carte des vignobles hexagonaux, même si sa production reste très limitée à l’échelle française ou même en comparaison des voisins des Pays de la Loire. Mais les vins de la Bretagne administrative pourraient tirer leur épingle du jeu grâce à deux particularités : "Je pense qu’ils vont faire trembler beaucoup d’autres régions de production", lance Gildas Launay. "Ils ont un petit côté iodé, qui ressort notamment du chenin. C’est une particularité qui va s’affirmer avec le temps." De même, le dirigeant de Vinebioz estime que le climat breton sera un atout. "Les vignerons peuvent maîtriser le niveau d’alcool, qui est autour de 12,5°, alors qu’avec le réchauffement climatique, certaines régions plus au sud produisent des vins plus forts en alcool. Et les consommateurs préfèrent ces vins moins fort aujourd’hui."

Les professionnels de la région risquent cependant de se heurter à une donnée implacable : la baisse continue de la consommation de vin en France. Selon une enquête d’Ipsos Observer, les consommateurs réguliers de vin, consommant "tous les jours ou presque", représentaient 11 % de la population en 2022, en baisse de cinq points par rapport à 2015. En 1980, ils étaient… 50 %.

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