Comment fonctionnent les levées de fonds en monnaie virtuelle ?
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Comment fonctionnent les levées de fonds en monnaie virtuelle ?

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Une enveloppe de plus de 4 milliards de dollars récoltée pour le projet EOS, 1,7 milliard pour la messagerie sécurisée Telegram : les levées de fonds en monnaie virtuelle (ou ICO) ont battu des records dans le monde en 2018. En France, une vingtaine d’opérations de ce type ont déjà été réalisées. Mais comment fonctionnent ce nouveau mode de financement des entreprises ?

Avec l’ICO, l’entreprise vend des jetons qui donnent accès à un produit ou un service futur ou à des titres de créance ou de capital — Photo : Tierney

Une « Initial coin offering » ou ICO consiste à lever des fonds en cryptomonnaies. Le plus souvent en ether ou en bitcoin, qui figurent parmi les 1 600 monnaies virtuelles qui existent aujourd’hui dans le monde. Pour se financer, l’entreprise va émettre des jetons virtuels (appelés aussi tokens), vendus aux investisseurs. Ces jetons donnent accès soit à l’usage d’un produit ou d’un service futur de l’entreprise, soit à des titres de créance ou de capital, pouvant ouvrir des droits de vote ou des dividendes. Les premiers se nomment « utility tokens », les seconds « security tokens ».

La seconde option est plus rare, mais « est amenée à se développer à partir de 2019 », indique Clément Jeanneau, cofondateur du cabinet de conseil Blockchain Partner. « Des blocages réglementaires devraient être levés à l’avenir. Comme le fait qu’il n’existe pas encore de marchés secondaires pour échanger ces security tokens. Les Bourses devraient bientôt apporter une solution. »

Entre Bourse et crowdfunding

Le modèle dominant, celui des « utility tokens » regroupe près de 70 % des ICO réalisées en France à mi-2018, selon le cabinet Avolta Partners. Ce modèle ressemble au crowdfunding. À cette différence que, lorsque l’on commande un futur produit via un jeton, ce jeton peut être revendu, et prend (ou perd) de la valeur en fonction de la demande du marché. Tandis que si vous précommandez une enceinte de musique révolutionnaire sur une plate-forme de financement participatif, vous ne pouvez pas revendre immédiatement le produit. Du moins pas avant de l’avoir physiquement en votre possession.

« L’ICO s’adresse à ceux qui font du token le cœur de leur projet. »

Autre différence entre l’ICO et le crowdfunding : la thématique. Les levées de fonds en cryptomonnaies concernent encore principalement les projets basés sur la technologie blockchain, une technologie de stockage et de transmission d’information, fonctionnant sans organe central de contrôle. « L’ICO offre un lieu de rencontre entre les crypto-investisseurs et des start-up du secteur en quête de futurs clients et d’une communauté d’early-adopters, ou premiers utilisateurs, prêts à s’engager pour tester et améliorer le produit », décrit Adrien Basdevant, avocat spécialiste en droit des nouvelles technologies au sein du cabinet Lysias Partners. Autre tendance : « L’ICO s’adresse à ceux qui font du token le cœur de leur projet. Par exemple, les produits ou services destinés à s’échanger en peer-to-peer », note Clément Jeanneau.

Le client devient votre ambassadeur

Pour lui, « il ne faut pas voir l’ICO comme une alternative au financement classique, car il s’agit d’un type de levée de fonds particulier… qui convient à très peu de projets ». Un exemple ? Le lyonnais iExec propose une place de marché pour s’échanger des ressources de calcul informatique, c’est-à-dire des capacités d’ordinateurs ou de serveurs, sans plate-forme intermédiaire mais directement via la blockchain. Il suffit d’acheter des tokens pour bénéficier du service. Un moyen de « décentraliser les data centers ».

Figurant parmi les tout premiers ICO français, iExec a levé l’équivalent de 12 millions de dollars en 2017, via la vente de jetons contre bitcoins. « Pour lancer une ICO, mieux vaut proposer un service décentralisé, estime son patron Gilles Fedak. Et que le business model de son token corresponde à celui de l’entreprise. »

« Il faut présenter un projet à l’échelle internationale, et ne pas cibler une clientèle uniquement régionale ou nationale. »

Quel avantage d’avoir un business model centré sur le token ? Notamment de proposer un « alignement d’intérêts », où « celui du consommateur rejoint celui d’un actionnaire », répond Philippe Mutricy, directeur des études de Bpifrance. « Vous êtes les deux quand vous achetez un jeton : car vous précommandez un produit ou service futur… Et votre jeton se retrouve coté tout de suite, comme une action, même si ce n’en est pas une au sens juridique, détaille Philippe Mutricy. Pour qu’il prenne de la valeur, vous avez intérêt à utiliser le produit ou service en question et à démultiplier le nombre d’utilisateurs autour de vous. Vous serez tenté de contribuer à créer une communauté, en en parlant autour de vous, en incitant vos proches à acheter des jetons, etc. ».

De quoi fidéliser une communauté, mais aussi transformer un détenteur de jetons en « ambassadeur » de votre produit. De ce point de vue, « l’ICO ne s’adresse pas uniquement aux start-up, mais aussi aux entreprises matures et positionnées sur des secteurs d’activités traditionnels », poursuit Philippe Mutricy.

Une opération coûteuse

Quant aux investisseurs, ils se trouvent aux quatre coins du monde. iExec a ainsi récolté des fonds auprès de souscripteurs russes, chinois, américains, européens… D’où un prérequis concernant la dimension du projet : « Il faut présenter un projet à l’échelle internationale, et ne pas cibler une clientèle uniquement régionale ou nationale », conseille Clément Jeanneau.

D’autres freins existent comme le coût d’une opération ICO, qui varie en fonction des projets. Entre 100 000 et 300 000 euros, selon certains experts. D’autres évoquent une fourchette plus élevée : de 500 000 jusqu’à 1 million d’euros. C’est d’ailleurs la somme dépensée par Domraider, spécialiste de la revente de noms de domaines, qui a mobilisé 80 % de ses effectifs à temps plein, soit 30 personnes, pendant 4 mois pour opérer son ICO.

Road-shows en Corée ou en Chine

Réussir nécessite en général le recrutement d’une équipe pluridisciplinaire ou le recours à des compétences extérieures. Des ingénieurs, des développeurs formés sur la technologie blockchain aux conseillers juridiques, community managers, communicants, experts en marketing, avec des profils anglophones, russophones et sinisants…

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Dans son cheminement vers l’ICO, l’entreprise doit publier un « white paper » pour décrire son projet (ses objectifs, combien de jetons vont être émis, leur utilisation…), puis un « yellow paper » (un descriptif technique). Elle devra ensuite ouvrir un site web pour présenter le produit et se pré-inscrire. Informer ses communautés de clients potentiels, via des posts sur des forums spécialisés. Peut-être même organiser des road-shows en Corée ou en Chine, si une grande partie des utilisateurs de sa technologie se trouvent là-bas.

Question timing : comptez entre 3 et 6 mois en moyenne, évalue Philippe Mutricy. Une levée de fonds, s’organise en général via une vente publique, s’étalant sur 48 heures, précédée d’une ou plusieurs ventes privées.

Une nouvelle réglementation en France

Les ICO ne sont pas sans risque. La possible chute du cours des cryptomonnaies constitue une première menace. Chez Bpifrance, Philippe Mutricy raconte ainsi l’histoire d’une société française qui, après avoir levé l’équivalent de plusieurs millions d’euros en monnaies virtuelles, ether et bitcoin, a dû décaler la conversion en euros, car sa banque refusait de lui ouvrir un compte. Entretemps, la valeur des cryptomonnaies a baissé. Aujourd’hui, sa levée de fonds ne vaut plus qu'un quart de sa valeur initiale. D’autres entreprises ont, elles, dû se protéger pour parer des attaques informatiques sur leur site de souscription. Sans parler des nombreux autres risques, liés à des législations encore fluctuantes ou la possibilité de blanchiment d’argent.

En cours de construction, la législation française devrait toutefois contribuer à réduire une partie des risques actuels. En partie grâce à la loi Pacte. Ce texte prévoit la création d’un « visa non-obligatoire » délivré par l’Autorité des marchés financiers (AMF) aux entreprises émettrices de jetons, respectant certains critères de protection des épargnants. Ledit visa pourrait ainsi exiger de mettre en place un mécanisme pour s’assurer de l’origine des fonds. Un cadre juridique qui devrait par exemple faciliter l’ouverture d’un compte bancaire.

Quid du calendrier ? « La réglementation finale et précise sera connue d’ici juin 2019 », indique Philippe Mutricy. L’Etat français ambitionne, déjà, de faire de Paris une capitale des levées de fonds en monnaie virtuelle.

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