« Les levées de fonds en monnaie virtuelle donnent le vertige »
Interview # Finance

Sébastien Bourguignon spécialiste des ICO chez IT Octo Technology « Les levées de fonds en monnaie virtuelle donnent le vertige »

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Une minute pour lever 36 millions de dollars ! Bienvenue dans le monde des ICO, ces levées de fonds en monnaie virtuelle qui se développent de façon exponentielle. Des opérations aussi alléchantes que dangereuses, comme l’explique Sébastien Bourguignon, manager au sein du cabinet de conseil en IT Octo Technology et spécialiste de ces tours de table d’un nouveau genre.

Sébastien Bourguignon, expert en ICO, met en garde contre ces opérations faussement faciles — Photo : Hubert Caldagues

Le Journal des Entreprises : On entend de plus en plus parler des monnaies virtuelles. De quoi s’agit-il ?

Sébastien Bourguignon : La première crypto-monnaie, celle dont on parle le plus, c’est le bitcoin. Elle a été créée en 2009, juste après la crise financière. À l’époque, une communauté de personnes, qui ne voulait plus faire confiance aux institutions financières, s’est réunie autour d’un personnage dont on connaît uniquement le nom, mais pas l’identité réelle : Satoshi Nakamoto. Il est l’auteur d’un document décrivant les fondamentaux technologiques de ce qu’allait devenir le bitcoin et a fédéré des développeurs du monde entier pour construire cette technologie.

Cette technologie repose sur la blockchain…

S.B. : C’est un registre, une base de données de transactions, qui n’est pas modifiable, pas supprimable, totalement transparente car tout le monde peut y avoir accès en lecture, ultra-sécurisée grâce aux technologies cryptographiques et qui n’a aucun organe central de contrôle. Pour ceux qui ne connaissent pas grand-chose à l’informatique, la blockchain c’est un gros fichier stocké sur des milliers d’ordinateurs dans le monde et mis à jour en temps réel par ces ordinateurs qui contrôlent toutes ces transactions. On va prendre l’exemple de deux personnes qui échangent des fonds via cette technologie : celle qui reçoit ces fonds ne pourra pas dire qu’elle ne les a pas reçus, celle qui les envoyés ne pourra pas dire qu’elle ne les a pas envoyés. Avec la crypto-monnaie, on s’affranchit donc du tiers de confiance qui est traditionnellement la banque.

Est-ce que cette technologie, et donc ces crypto-monnaies, sont fiables ?

S.B. : On sait que la blockchain bitcoin n’a jamais été piratée, donc elle est fiable depuis 2009. Les seuls points de faiblesse qui existent aujourd’hui, c’est à l’entrée et à la sortie de la blockchain. Pour acheter des bitcoins, vous devez passer par des plates-formes spécialisées qui, elles, peuvent se faire pirater. C’est déjà arrivé.

« En levant des fonds par l’intermédiaire de la blockchain via une ICO, vous n’avez pas dilution de capital car il n’y pas d’émissions d’actions »

Le cours du bitcoin atteint des sommets. Comment vous analysez ce succès ?

S.B. : Il y a 18 mois, le bitcoin valait 700 dollars, il en vaut plus de 15 000 aujourd’hui (cours du 3 janvier 2018, NDLR). Cela bouge très vite, à la hausse comme à la baisse. Donc aujourd’hui, le bitcoin est aussi devenu un outil spéculatif avec des gens, des traders, qui jouent avec ce système pour gagner de l’argent.

Pour les entreprises, ces crypto-monnaies peuvent aussi être un moyen de lever de l’argent. On parle d’ICO (Initial coin offering) qui consiste en une émission de jetons échangeables en monnaie virtuelle. Comment cela fonctionne-t-il ?

S.B. : Si le bitcoin est surtout utilisé pour du transfert de fonds, on a aussi vu apparaître d’autres crypto-monnaies. En particulier Ethereum, qui repose sur une autre technologie blockchain, et qui permet les ICO. On peut comparer l’ICO dans le monde de la blockchain à l’IPO pour le monde de la Bourse. A une différence près : c’est qu’en levant des fonds par l’intermédiaire de la blockchain via une ICO, vous n’avez pas dilution de capital car il n’y pas d’émissions d’actions. Cela relève donc plus d’une opération de crowdfunding. En contrepartie de l’argent que l’investisseur mettra pour une entreprise, on lui délivrera des Tokens, des jetons, qui sont des actifs numériques comme peuvent l’être le bitcoin ou l’ether.

Bitcoin — Photo : CC0

À qui s’adressent ces ICO ?

S.B. : Ces opérations d’ICO concernent les entreprises dont le projet est basé sur la blockchain. C’est vrai aujourd’hui, ce ne le sera peut-être plus dans un an ou deux. Mais aujourd’hui, les crypto-investisseurs viennent chercher des projets qui contiennent de la blockchain. Si vous n’avez pas de blockchain dans votre projet d’ICO, cela me paraît mal embarqué. Certaines entreprises qui ne sont pas dans ce domaine ont essayé de lever de l’argent via une ICO mais elles n’ont pas mobilisé les investisseurs tout simplement parce que leur projet n’était pas lié à la crypto-monnaie ou plus généralement à la blockchain.

Est-ce que ces ICO sont risquées aujourd’hui ?

S.B. : L’opération est risquée pour l’investisseur. Les ICO ne sont pas encadrées, pas régulées. Vous avez donc des chances de tomber sur une arnaque. Il y a quelques mois, Eros.vision se présentait comme le Uber du sexe et a lancé une ICO. Même si le projet, de par sa nature était illégal, il a créé le buzz et les porteurs de projets ont levé 19 millions de dollars. Sauf qu’à la clôture de leur ICO, ils ont fermé leur site web et sont partis avec le magot ! Outre les arnaques, les investisseurs peuvent aussi tomber sur un projet d’entreprise bancal.

Des projets qu’on ne pourrait pas retrouver en Bourse ?

S.B. : C’est une certitude. Sur une IPO, le régulateur va s’intéresser aux fondamentaux de l’entreprise et celle-ci devra fournir une communication financière vérifiée à l’adresse des investisseurs.

Pour autant, on a vu certaines entreprises lever des centaines de millions de dollars via une ICO...

S.B. : L’été dernier, la start-up Filecoin qui développe une solution de stockage de données basée sur la blockchain a levé 250 millions de dollars. En début d’année, la start-up Brave qui développe un navigateur web nouvelle génération a levé 36 millions de dollars en moins d’une minute ! Ce sont ces opérations qui font briller les yeux et qui aiguisent les appétits.

« La Chine a décidé d’interdire les ICO pour les entreprises chinoises tant qu’un cadre juridique n’a pas été posé. »

Ces ICO concernent beaucoup d’entreprises françaises ?

S.B. : Pour l’instant, il y en a eu trois à ma connaissance. La première a été réalisée par la société Beyond The Void qui est basée à Lyon et qui a levé 300 000 dollars. En début d’année, une autre entreprise lyonnaise, iExec, a levé plusieurs millions de dollars. Enfin DomRaider serait sur le point de lever 35 millions. Plein d’autres entreprises françaises s’intéressent au sujet actuellement.

Des montants énormes et pas de régulation : comment réagissent les autorités financières ?

S.B. : Dans tous les pays, les régulateurs se demandent comment protéger les investisseurs. Il y a des positions plus ou moins fermes et établies. La Chine a décidé d’interdire les ICO pour les entreprises chinoises tant qu’un cadre juridique n’a pas été posé. En France, l’Autorité des marchés financiers n’a pas encore pris de position.

Et qui sont les crypto-investisseurs ?

S.B. : Les premiers, ce sont les crypto-millionnaires, ceux qui ont acheté du bitcoin quand il ne valait même pas un dollar et qui cherchent aujourd’hui à diversifier leurs avoirs pour limiter les risques de pertes liés aux fluctuations du bitcoin. Ceux-là peuvent facilement mobiliser, sur une seule opération, 150 ou 200 bitcoins (NDLR : 1,2 à 1,6 million de dollars). Après, on trouve aussi des investisseurs institutionnels et des fonds d’investissement qui voient là un intérêt financier à investir dans un projet autour de la blockchain. Et puis, on a aussi des particuliers qui rêvent de pouvoir faire beaucoup d’argent rapidement via les ICO. Mais, avec les ICO, il faut garder à l’esprit qu’on est souvent plus proche du casino et que de la Bourse.

Si je vous entends, on va droit vers une bulle avec ces crypto-monnaies...

S.B. : C’est une certitude. Les montants investis sur des ICO depuis le début de l’année sont déments. Ces montants sont souvent hors de propos par rapport aux projets d’entreprises. On est dans la même configuration qu’au début des années 2000 et de la bulle Internet. Ma conviction, c’est que cette bulle va éclater et va assainir la situation. On pourra alors repartir sur des bases saines.

Vous dites que les crypto-monnaies et les ICO sont un formidable outil, mais pas mâture, et surtout hyper-risqué pour les investisseurs. On en est là aujourd’hui ?

Sur l’aspect financier oui. Mais ce sont aussi des technologies très peu mâtures, toujours en mutation. Cela peut devenir difficile d’investir sur ce genre de technologie car on peut se demander si ce modèle sera encore valable dans deux ou trois ans. Donc, un projet d’entreprise autour de la blockchain doit aussi être abordé sur la durée. Comme tout investissement finalement.

Propos recueillis par Simon Janvier

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