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Mehdi Berrada (Agronutris) : “Il y a une énorme confusion entre la start-up cool et l'entreprise collaborative”
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Mehdi Berrada (Agronutris) : “Il y a une énorme confusion entre la start-up cool et l'entreprise collaborative”

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Ancien banquier d’affaires chez Rothschild, puis à la tête du groupe agroalimentaire toulousain Poult (1 200 salariés, CA : 290 M€), Mehdi Berrada préside aujourd’hui la start-up Agronutris (30 salariés). Mû par des convictions personnelles, il a fait de cette biotech spécialisée dans l’élevage et la transformation d’insectes en protéines pour l’alimentation animale une entreprise à la gouvernance partagée.

Chez Agronutris, Mehdi Berrada a partagé la gouvernance en six pouvoirs régaliens, dont ceux de licencier et d’augmenter les salaires — Photo : DR

Depuis que vous avez accédé à sa présidence en septembre 2018, Agronutris s’est progressivement transformée en entreprise collaborative. Pourquoi avez-vous impulsé ce changement managérial ?

Je me suis associé à Cédric Auriol (directeur général) en 2017 pour fonder Agronutris, dans le prolongement de la société Micronutris qu’il avait créée en 2011. La transformation en entreprise collaborative était consubstantielle à notre projet. Cédric avait créé les conditions de la confiance avec un management bienveillant et il pensait être à la tête d’une entreprise libérée. Mais, il en convient aujourd’hui, il y a une énorme confusion entre une start-up cool et la mise en place d’une gouvernance partagée. Il existe un enjeu de pouvoir dans la transformation d’une entreprise, qui ne se fait bien sûr pas en un jour. Il faut d’abord définir sa raison d’être, ce qui lie les collaborateurs entre eux, puis on rédige une charte. Si on ne distribue pas le pouvoir, on ne va pas au bout de la démarche et on se confronte à de nombreuses injonctions contradictoires. C’est le cas quand, par exemple, le dirigeant revendique un management horizontal mais conserve tous les pouvoirs sur les salariés, notamment celui de les licencier. Ceux-ci deviennent alors des courtisans. Moi, ici, je ne peux licencier personne. Un collaborateur avec lequel je n’ai aucune affinité peut réussir une magnifique carrière chez Agronutris. Il n’y a pas de fait du prince.

Comment le pouvoir est-il partagé dans votre entreprise ?

On ne peut pas parler de modèle car la transformation d’une organisation en entreprise collaborative n’est pas une solution clé en main. C’est une philosophie, basée sur la coconstruction. Pour que cette aventure soit celle des gens qui la composent, il faut qu’ils la façonnent eux-mêmes. Chez Agronutris, nous avons théorisé une gouvernance partagée en six pouvoirs régaliens : le pouvoir de recruter, celui de licencier, de promouvoir, d’augmenter les salaires, de définir les priorités stratégiques et les priorités budgétaires. Le pouvoir de licencier, par exemple, revient à un conseil des sages composé de deux collaborateurs de l’entreprise. En cas de malversation, de sabotage, de vol, de conflits larvés qui perturbent notre fonctionnement, ou d’incompétence, on peut le saisir. Cédric et moi nous sommes engagés à toujours suivre son avis. Nous espérons bien sûr que ce conseil des sages n’aura jamais à se réunir, même si, en grandissant, nous nous confronterons probablement à des problèmes humains.

Qui désigne ces deux personnes sur les épaules desquelles repose une si lourde responsabilité ?

Elles sont élues pour un mandat de deux ans par les salariés. Ce sont des élections sans candidat, une forme de scrutin directement inspirée de la sociocratie. Elles font émerger les meilleurs d’entre nous à un moment donné par rapport à une question donnée. Contrairement aux élections en vigueur dans une démocratie, où les candidats font campagne pour être élus, il n’y a pas de perdants. Il n’y a que des gagnants : ceux qui obtiennent la reconnaissance de leurs pairs. Et pour eux, c’est très valorisant.

Procédez-vous de la même manière pour recruter ?

Oui. Ce n’est pas moi qui constitue l’équipe. Le recrutement se fait collectivement, à huit ou douze personnes, sur la base du volontariat. Un recrutement doit être validé à l’unanimité. Mais chacun peut exercer son droit de véto, un outil démocratique fondamental dans ce type d’organisation que nous instaurons pour toutes les décisions importantes. Il a déjà été utilisé. Mais attention : sa non-utilisation induit que vous êtes solidaire de la décision de recruter telle ou telle personne. Il n’est pas question de venir sermonner, trois ou six mois plus tard : “Je vous avais bien dit que c’était une erreur…”

Quid de l’augmentation des salaires ?

Là aussi, elle relève de la décision d’un cercle composé de salariés élus pour un mandat de deux ans. Le pouvoir appartient ainsi au corps social. Je trouve cela confrontant mais beaucoup plus juste. Avec votre N + 1, vous pouvez toujours avoir des stratégies de contournement, estimer qu’il ne vous augmente pas parce qu’il ne vous aime pas. Quand dix personnes parmi vos pairs se prononcent collégialement, vous devez affronter la réalité pour progresser. Pour établir les salaires, qui sont totalement transparents chez Agronutris, nous avons procédé à un benchmark du marché du travail, afin d’être cohérents avec les pratiques, et nous avons sorti la grille. Sincèrement, cela a été un non-événement. Les comportements des gens révèlent le niveau de maturité de l’entreprise. Si la transparence des salaires mettait le bazar, cela montrerait simplement que notre système est injuste. Or, il nous facilite tellement la vie.

En quoi cette gouvernance partagée vous profite-t-elle personnellement ?

Elle me permet d’exercer ce que j’appelle un leadership consenti. J’ai plus de temps pour me consacrer à des sujets conformes à ce que j’espère être mes qualités propres, la vision sur des enjeux de long terme. J’adore ces mots de Gandhi : “Soyez le changement que vous voulez dans le monde.” C’est-à-dire que la transformation passe par soi en premier. J’ai fait 15 ans de développement personnel, de lâcher prise. Il faut accepter un renoncement, une transformation personnelle. C’est pour moi le cœur de la transformation d’une entreprise. La première étape, c’est toujours la transformation du dépositaire du pouvoir qui peut être un paradoxe vivant. S’il est intellectuellement favorable à cette transformation, par ses habitudes, par son ego, il peut aussi la freiner. Le leadership consenti est une libération parce que je peux exercer mes qualités pleinement sans vivre avec l’idée que les collaborateurs sont d’accord avec moi parce que j’ai les galons.

L’organisation interne d’Agronutris n’est pas structurée par postes de travail mais par compétences, selon un "système neuronal" que vous avez vous-même inventé. De quoi s’agit-il ?

De nombreuses start-up possèdent une organisation informelle, très agile, qui fonctionne bien jusqu’à une certaine taille. Mais l’humain ne sait pas gérer la complexité de l’agrandissement. Et donc, à un moment, elles finissent par mettre des outils de gestion classiques : une direction marketing, une direction commerciale… Or, le retour d’expérience des collaborateurs montre que c’est souvent à ce moment-là que la boîte a perdu son âme. Je me suis dit que si nous voulions créer une start-up qui va devenir, je l’espère, une ETI, il fallait absolument profiter de ce moment-là pour inventer un nouveau schéma organisationnel transposable à 1 000 personnes mais qui ne passe pas par une approche fonctionnelle, antinomique avec la transversalité. Nous avons donc fait émerger l’idée d’une organisation par finalités stratégiques. Nous en avons défini sept, qui nous indiquent là où nous devons être très bons pour devenir un leader mondial. Nous l’avons présentée à nos investisseurs, en particulier au fonds à impact Mirova, et ils ont été bluffés.

Concrètement, comment cela fonctionne-t-il ?

Chaque finalité a un leader, reconnu par ses pairs. Avec chacun de ces leaders, nous avons défini une vision stratégique à 5 ans et une feuille de route d’un an. Le leader a un pouvoir de coordination. Il s’assure que la feuille de route avance. Quant aux collaborateurs, ils ne sont pas cloisonnés : ils mettent leurs compétences au service des finalités selon leurs centres d’intérêt. Un collaborateur peut ainsi à la fois se porter volontaire dans un sous-projet, être référent d’un autre projet et leader d’une finalité. Nous nous retrouvons donc tous dans des positions différentes en fonction des projets. Cela donne beaucoup de sens au travail.

Quel cheminement culturel vous a conduit à vous engager dans ce parcours ?

Je me remémore aujourd’hui, quand j’étais ado, de rêver d’une entreprise dans laquelle il y avait une autre idée de l’humanité, un souci de partager la valeur plus justement. C’est un souvenir qui m’est revenu tardivement. Ce sont sûrement mes origines multiples qui me permettent d’avoir cette sensibilité-là. Je m’inspire aussi beaucoup de mes lectures, notamment sur la sociocratie, l’holacratie, le kaizen : The future of management (Gary Hamel), Change your mindset (Carol Dweck), L’entreprise libérée (Isaac Getz), Reinventing organizations (Frédéric Laloux)…

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