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La filière vin cherche un nouveau souffle dans l'innovation
Enquête Gironde # Culture # Création d'entreprise

La filière vin cherche un nouveau souffle dans l'innovation

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Les vins de Bordeaux sont en pleine mutation. Après plusieurs années consécutives de baisse des ventes et face à des habitudes de consommation chamboulées, la filière tente d'innover pour redorer une image écornée et renouveler en profondeur ses méthodes culturales. De nouvelles start-up, issues d'une filière encore naissante, profitent de ces besoins grandissants et tentent de leur apporter des réponses… plus connectées.

Deux vignerons dans leurs vignes au soleil couchant — Photo : Philippe Marchand

L'année 2020 n'a pas été faste pour les vins de Bordeaux, qui ont connu une baisse de leurs ventes de -5 % et une perte de valeur de 12 %. Si les ventes à l'export retrouvent des couleurs en 2021, la crise est nette et les raisons enracinées. Qu'il s'agisse des problématiques liées au climat, au manque de bras, à l'utilisation encore importante de pesticides ou à des consommateurs toujours plus exigeants et connectés, le secteur cherche des portes de sorties. Des deux côtés de la Garonne, on réfléchit déjà à lui apporter de nouvelles réponses. En fin d'année, deux incubateurs se sont lancés dans la course, confirmant l'appétit des acteurs du vin pour l'innovation tous azimuts. Rive gauche, l'homme d'affaires Bernard Magrez, propriétaire d'une quarantaine de châteaux dans le monde, a ouvert l'incubateur Start-up Win à Léognan, accueillant 34 start-up dont une dizaine de "primeurs" bénéficiant d'un accompagnement personnalisé de l'incubateur Unitec. Rive droite, à Libourne, la technopole Bordeaux Technowest a ouvert sa huitième pépinière autour du même thème. Leur genèse a beau diverger, les deux incubateurs ont un point commun : leurs locaux se remplissent vite.

Faire évoluer les méthodes culturales

Et si nombre de projets incubés se tournent vers le numérique et le consommateur, une nouvelle vague semble émerger et susciter un intérêt croissant. Son souhait ? Agir directement sur la vigne pour mieux la préserver. "Les consommateurs veulent des produits de plus en plus naturels, obligeant les viticulteurs à faire évoluer leurs méthodes culturales", confirme Pierre Chollet, directeur du syndicat viticole URAB (Union Régionale Agricole Bordelaise) et rattaché au pôle Enosens dédié au conseil pour les professionnels du vin.

L'association de défense de l'environnement Générations Futures, dans un palmarès paru en mars, place toujours la Gironde en première position des départements affichant le volume d'achat de pesticides le plus élevé, soit un peu plus de 3 000 tonnes annuelles.

S'attaquer aux zones de non-traitement (ZNT), c'est l'un des objectifs de la société Mo.del, qui développe le Vititunnel, un filet imperméable automatisé, censé se déployer lors d'épisodes pluvieux pour limiter l'apparition des maladies de la vigne. Testé dans une dizaine de propriétés du vignoble bordelais, en lien étroit avec l'IFV qui valide les données récoltées, le projet a été imaginé par un ancien consultant en produits phytosanitaires. "2020 a été une année de très forte pression nous permettant de valider notre preuve de concept. Les résultats obtenus sous Vititunnel sont aussi bons, voire meilleurs que sur des parcelles traitées en conventionnel alors que nous n'avons ajouté aucun traitement", révèle Christophe Marange, chargé du projet, l'œil rivé sur les pertes de récolte annuelles, accentuées par un dernier été maussade. "Nous essayons de répondre au problème des épandages sur des zones sensibles et imaginons très bien le Vititunnel autour d'une école pour couvrir les 30 ou 40 premiers rangs sans traitement". En recherche de financements, Mo.del veut continuer ses essais sur de plus grandes surfaces en 2022 et a déjà investi 240 000 euros de subventions dans le projet, avec un prototype final en prévision. Le contexte pourrait lui être favorable : fin juillet, le Conseil d'État a demandé au gouvernement de renforcer sous six mois la réglementation encadrant l'épandage des pesticides.

Manque de main d'oeuvre et recrutement

L'innovation tente aussi de répondre au manque important de main d'œuvre : en Gironde, Pôle Emploi estime à 10 070 les projets de recrutement dans la viticulture et l'arboriculture en 2021, et les candidats manquent à l'appel. Le Château Lagrange, grand cru classé médocain de 140 hectares, est comme beaucoup d'autres concerné par le problème. Pour garder ses employés, le domaine cherche à rendre leurs missions moins pénibles. Il teste depuis mars 2021 des exosquelettes sur 25 employés tailleurs, mécaniciens et opérateurs de chais. Avec l'aide de la société HBR Innovation, distributrice de ces équipements, il a testé sept modèles et retenu le LiftSuit, innovation suisse en tissu de 900 grammes, sans assistance motrice et servant à diminuer la charge assumée par les muscles dorsaux. Il envisage d'en posséder dix en 2022. "Nous mesurons les effets sur les troubles musculosquelettiques via un suivi mensuel, pour repérer d'éventuels dommages collatéraux sur d'autres parties du corps. À moyen terme, on pourrait les envisager comme un équipement de protection individuelle et les rendre obligatoires, si on arrive à trouver un modèle qui convienne à tout le monde". Béatrice Dalzovo, fondatrice d'HBR, assure que "d'autres châteaux s'y intéressent". Selon une étude de la MSA parue en 2018, avec 3503 cas recensés entre 2012 et 2016, la viticulture reste le secteur agricole le plus touché par les TMS.

La robotique à la manoeuvre

Le manque de bras, notamment de tractoristes, dont les passages dans les vignes augmentent avec la réduction de l'utilisation des pesticides, "pousse à repenser les outils de travail. Les tracteurs autonomes arrivent sur le marché", affirme Pierre Chollet. La robotique, c'est le choix qu'à fait Christophe Négrier avec Romax Viti, qui développe un robot à chenilles compactes et multitâches. Associé au fabricant rochelais Tecdron et incubé à Libourne, il développe un robot multifonction et adapté aux outils déjà existants des vignerons. "Nous couvrons sept à dix outils classiques de travail du sol. Il est sur chenilles pour éviter le tassement des sols. Nous avons répondu à un cahier des charges qui puisse trouver un intérêt pour eux". Muni de capteurs visuels et d'un GPS, Romax Viti est pour l'instant un outil de désherbage mécanique autonome pouvant couvrir une quinzaine d'hectares avec une autonomie de 8 à 10 heures, mais ambitionne à terme de récolter des données utilisables par les professionnels du vin. Il a déjà fait ses preuves dans plusieurs châteaux de Gironde, de l'Aude ou de l'Hérault. Son créateur espère un début de commercialisation au printemps prochain. "Le monde agricole n'a pas toujours été impliqué dans les développements de projets d'innovation. Depuis quelques années, il y a un engouement légitime des techniciens pour faire évoluer des machines qui n'ont pas bougé depuis trente ans. Certaines solutions n'aboutiront pas, mais il y a beaucoup de pans à explorer", conclut-il.

Lampe solaire au pied des ceps

Si l'œnotourisme a ouvert les portes de châteaux en mal de reconnaissance, les recherches d'alternatives aux anciennes pratiques continuent de creuser le sillon. "Les vignerons sont très intéressés et mettent à disposition des parcelles pour des essais, et pas uniquement dans la tech. Pendant cinquante ans, on arrivait à bien produire son raisin. Aujourd'hui, on observe des difficultés de rendement, des réglementations nouvelles. Cela crée des ouvertures et des opportunités pour la winetech (innovation technologique autour du vin, NDLR)", continue Pierre Chollet. Déborah Ducamp, en discutant avec son mari, directeur de chais dans le Médoc, tente d'en saisir en s'emparant du problème du gel, qui a impacté en avril dernier plus de 60 000 hectares dans toutes les appellations du vignoble bordelais. Avec WineProtect, elle essaie de faire de l'énergie solaire à batterie une réponse modernisée. Cette lampe chauffante, fonctionnant grâce à un panneau solaire et muni d'une sonde de température automatique, se place entre les pieds de vigne. Sa fondatrice travaille sur une application permettant un suivi météorologique et un déclenchement à distance. En cours de prototypage, une version finale de l'outil devrait être déployée sur des parcelles du Médoc en fin d'année et au printemps dans d'autres régions (Val de Loire, Bourgogne, Champagne). "À côté de ces piquets, nous clipsons des lampes LED au-dessus des pieds de vigne. On estime que sur une parcelle comportant 8 000 pieds à l'hectare, il faudrait entre 1 000 et 1 300 lampes", précise Déborah Ducamp. "Je sais que je ne pourrais pas toucher tout le monde et qu'il y aura un frein sur le prix au départ mais peut-être qu'au bout de 3 ou 4 ans, ça rentrera dans les mœurs".

Un marché en phase

Les pistes ne manquent donc pas. Pour Ludovic David, directeur général du château Marquis de Terme, grand cru classé de 38 hectares situé à Margaux, elles se multiplient. "On a testé les drones il y a quelques années, mais on avait un problème de corrélation et d'interprétation des données récoltées. Nous avons tendance à revenir vers des projets ayant une approche plus agronomique pour mieux gérer nos sols. Nous attendons beaucoup des robots dans la vigne mais les résultats sont peu probants pour l'instant. Dans les chais, nous travaillons sur la qualité de nos vins en testant différentes techniques de macérations. Nous sommes toujours à la recherche de nouveaux procédés, ça va au-delà des start-up. Nous utilisons déjà des tracteurs commandés par GPS pour les plantations, mais il faudra sans doute investir dans des machines autonomes", assure-t-il.

Les chantiers du vignoble bordelais sont nombreux et valident, peu à peu, l'opportunité pour une filière en devenir. "Dans un premier temps, tous les projets étaient liés à l'expérience client, à la consommation. Ils ont surfé sur cette vague d'applications web, de vente en ligne. Aujourd'hui, beaucoup s'attachent à la conduite de la culture et du chai. L'innovation s'adresse maintenant à l'ensemble de la filière, depuis les intrants jusqu'à la consommation. Les projets se rapprochent des attentes directes des professionnels du vin", synthétise Karine Regaud, responsable de l'incubateur Technowest de Libourne, qui compte désormais 9 start-up et devrait en accueillir 12 d'ici la fin de l'année. Comme pour la culture du raisin, la suite sera sans doute affaire de patience.

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