Dans le Grand Est, le thermalisme veut changer d'ère
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Dans le Grand Est, le thermalisme veut changer d'ère

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Près de 100 millions d’euros investis à Nancy, plus de 60 millions d’euros dans les Vosges et bientôt 24 millions d’euros dans le Bas-Rhin. Les groupes de thermalisme ne semblent pas avoir de peine à convaincre les investisseurs, malgré la forte baisse de fréquentation lors de la crise du Covid. Entre bien-être, tourisme et aménagement du territoire, le thermalisme peut-il trouver une nouvelle voie dans le Grand Est ?

Avant les années Covid, les Thermes d’Amnéville ont accueilli jusqu’à 16 000 curistes par an — Photo : Victoire Saint-Vincent - Arenadour

Au printemps 2023, la filière thermale de la région Grand Est comptera une nouvelle station. Lorsque le complexe Nancy Thermal ouvrira ses portes, à quelques centaines de mètres du centre historique de la capitale des ducs de Lorraine, il sera le neuvième établissement conventionné pour accueillir des curistes dans la région. "C’est le plus grand projet jamais fait en France dans le thermalisme, celui de tous les superlatifs", se félicite Bernard Riac, le PDG du groupe Valvital, deuxième groupe thermal français, qui va assurer l’exploitation du site. Un investissement de 97 millions d’euros, auquel vont prochainement s'ajouter 60,4 millions d’euros à Vittel, dans les Vosges, pour donner un nouveau souffle à une station thermale en perte de vitesse. Des montants colossaux, investis au moment où la filière se relève à peine des pertes de fréquentation liées à la fermeture des établissements pour cause de Covid.

Le complexe de Nancy Thermal doit être livré le 12 décembre 2022. L’ouverture est programmée pour le printemps 2023 — Photo : Philippe Bohlinger

Lors de la dernière belle année du thermalisme, en 2019, avant la crise sanitaire, les huit stations thermales du Grand Est (Morsbronn-les-Bains, Niederbronn-les-Bains, Contrexéville, Vittel, Bourbonne-les-Bains, Amnéville-les-Thermes, Plombières-les-Bains, Bains-les-Bains) ont accueilli près de 46 000 curistes et 640 000 clients "bien-être", venus pour profiter des bienfaits de l’eau et des installations. Selon les dernières enquêtes menées dans la région, le thermalisme emploie 1 244 personnes dans le Grand Est, pour un chiffre d’affaires total de 41,5 millions d’euros. En termes de retombées, les données collectées montrent que l’ensemble des personnes fréquentant les établissements thermaux consomme 34 millions d’euros dans l’économie locale et l’exploitation des stations débouche sur 18 millions d’euros d’achats auprès des fournisseurs locaux, pour un total de 24 millions d’euros de valeur ajoutée injectée dans l’économie. Un élan brisé par la crise du Covid et les fermetures administratives imposées aux établissements. Alors, demain, le secteur pourra-t-il retrouver le niveau d'activité de 2019 ?

Enclencher une nouvelle dynamique de marché

Catherine Gouttefarde, directrice générale de l’Agence régionale du tourisme (ART) Grand Est, décrit "un écosystème en profonde évolution et, même, en révolution !". Prudente, elle prévient : "Avant de promouvoir les offres, il faudra attendre une stabilisation du marché." Pour Bernard Riac, la cause est entendue : "Nos clients vont retrouver le chemin des établissements". Son groupe, Valvital, a pourtant perdu en 2020 65 % de son chiffre d’affaires, qui avait atteint 40 millions d’euros en 2019, "après dix années de croissance", souligne le PDG.

Exploitant quatre stations thermales sur les neuf à venir dans le Grand Est, Bernard Riac n’anticipe pas un retour à la normale avant l’exercice 2024, mais a programmé un investissement de 24 millions d’euros à Morsbronn-les-Bains, dans le Bas-Rhin, pour doubler la capacité d’accueil de la station. "Pour 2022, Valvital terminera l’année sur un recul de l’activité de l’ordre de 25 % par rapport à 2019, mais dès 2023, nous atteindrons les 50 millions d’euros de chiffre d’affaires, du fait notamment de l’ouverture de Nancy Thermal, qui devra rapidement peser entre 6 et 7 millions d’euros d’activité." Bernard Riac table sur 3 200 curistes la première année d’ouverture du complexe nancéien, avant que la fréquentation atteigne les 15 500 curistes par an en quatre à cinq ans.

La force du soutien public

L'ensemble de la station de Vittel va bénéficier d'un investissement global de plus de 60 millions d'euros — Photo : ART GE - Pierre Defontaine

Une confiance dans la capacité de rebond du secteur qui fait écho jusqu’à Strasbourg. Pascal Maire, le directeur général de la Foncière Alsace Vosges, une filiale à 100 % du Crédit Agricole Alsace Vosges, a été sollicité début 2022 pour se pencher sur un dossier, encore confidentiel à ce moment-là : la revitalisation de la ville thermale de Vittel pour en faire "une destination touristique et thermale unique au sein d'un écrin naturel d'exception". Un projet, nommé "Vittel Horizon 2030", bénéficiant d'une intervention forte des collectivités locales, dont la Région Grand Est, qui injecte 9,6 millions d’euros aux côtés d’acteurs privés. À Vittel, le Club Med exploitait un complexe touristique depuis 1973, avec une offre d'infrastructure sportive très conséquente (deux golfs, 25 terrains de tennis, un centre équestre, etc.). Alors que le bail arrivait à échéance en 2021, l'exploitant s'est posé la question "de mutualiser les infrastructures pour en faire profiter un public plus large", selon Mathieu Sauvestre, vice-président du développement Europe du Club Med. Les discussions entre l'exploitant et la Ville de Vittel ont commencé en 2019. "Si nous n'avions pas eu la chance d'avoir l'ensemble des collectivités parties prenantes au projet - Ville, Département, Région -, nous n'aurions pas pu monter tous les financements. Nous avions besoin du public pour que l'équation soit viable", confie Mathieu Sauvestre, dont le groupe continuera d'exploiter un des trois hôtels qu'il avait sous sa marque à Vittel, L'Ermitage, après un investissement de près de 15 millions d'euros pour sa rénovation.

Développement du territoire

Avec son comité d’investissement, le directeur général de la Foncière Alsace Vosges aura mis seulement "quelques semaines" avant de se décider à investir dans le projet Vittel Horizon 2030. "Le contexte de crise fait que les rentabilités se sont dégradées et les prix ont été revus à la hausse mais nous avons décidé de maintenir notre soutien", raconte Pascal Maire. Concrètement, la Foncière Alsace Vosges, alliée à la Banque des Territoires (majoritaire sur ce projet), a signé pour acquérir trois des six bâtiments de Vittel : l’hôtel Ermitage, le Grand Hôtel et le Palmarium, un espace de soin à l’eau thermale. Réunis au sein de la société "Vittel Invest", les deux associés vont débourser un total de 55 millions d’euros, somme comprenant le rachat des murs et leur rénovation complète pour plus de 40 millions d’euros.

Le directeur général de la Foncière Alsace Vosges reconnaît que, sur ce projet, la rentabilité n’est "pas à la hauteur de ce que l’on pourrait attendre", soit environ "deux fois et demie moindre" par rapport à ce qui peut être dégagé sur des projets comparables. "Mais le projet Vittel Horizon 2030 va permettre de pérenniser 400 emplois directs et plus de 1 000 emplois indirects, pour 1 à 1,5 million d’euros de retombées", insiste le directeur général de la Foncière Alsace Vosges. Véronique Bec, directrice territoriale Vosges à la Banque des Territoires, insiste : "Les efforts financiers et le travail de partenariat public-privé à Vittel en font un dossier gagnant-gagnant. L’accent sur le maintien de l’activité est important en matière d’image." Image précieuse pour cette ville des Vosges dont le nom résonne, selon elle, comme "une marque mondiale".

Effacer l’effet Covid

Affichant la même confiance dans le potentiel du thermalisme, le PDG du groupe parisien France Thermes, Sylvain Sérafini, qui va exploiter les installations de Vittel à partir du 1er janvier 2023, veut oublier l’impact du Covid sur son groupe, qui pèse 70 millions d’euros de chiffre d’affaires et emploie 1 100 personnes, pour retenir "la mise en lumière de la nécessité de prendre en charge sa santé". "Les deux sous-jacents de notre développement, ce sont le vieillissement de la population et la progression des maladies chroniques, sur lesquelles le thermalisme est spécialisé", analyse le dirigeant. Dans ces conditions, et avec une population française dont plus du tiers aura plus de 60 ans en 2050, aucune raison de voir le dynamisme du thermalisme se briser.

À horizon 2030, Sylvain Sérafini veut convaincre 7 600 curistes conventionnés de fréquenter la station de Vittel, contre un peu moins de 5 000 en 2019. Et pour le "spa nature" qui doit s’installer dans le Palmarium autour d’un concept mêlant bien-être et prévention, le patron de France Thermes veut arriver à 70 000 entrées, contre 20 000 pour l’infrastructure telle qu’elle existe aujourd’hui. Repreneur des 72 salariés actuellement occupés dans la partie thermale de la station, Sylvain Sérafini prévoit de créer "plus d’une centaine d’emplois" pour couvrir les nouvelles activités. L’ouverture de l’ensemble du projet est programmée pour la "saison 2025". Au risque de créer une concurrence impitoyable avec les autres stations du Grand Est ?

Mixer les clientèles ?

Catherine Gouttefarde, de l'ART Grand Est, relève un mouvement global dans le thermalisme et un besoin de renouvellement de la clientèle : "les cures conventionnées sont souvent longues, il faut donc réussir à développer des mini-cures pour une nouvelle clientèle", appuie-t-elle. La dirigeante y voit ainsi un thermalisme ludique, tourné vers le bien-être, "avec des clients plus jeunes et des familles. C’est un passage obligé pour tous les acteurs du thermalisme, un mouvement accéléré par une dynamique post-Covid avec des attentes d’un tourisme nature et centré sur son bien-être."

Pour Cédric Gouth, président de la commission tourisme au sein du Conseil régional du Grand Est, il est nécessaire que les établissements "travaillent à leur différenciation" et jouent sur deux tableaux, le thermalisme et le bien-être. Deux branches identifiées comme suffisamment fortes pour en avoir fait l’une des six thématiques mises en avant par la Région dans son schéma régional de développement du tourisme (SRDT) pour la période 2018-2023.

Si l'on en croit le président du groupe landais Arenadour, Michel Baqué, la dynamique semble déjà lancée. Repreneur en 2021 du pôle Thermal d’Amnéville, en Moselle, le groupe revendique une place sur le podium des champions du thermalisme en France, avec un chiffre d’affaires de 50 millions d’euros, comprenant les 20 millions d’euros d’activités réalisés à Amnéville en 2019. "Nous avons enregistré une baisse de fréquentation de l’ordre de 65 % en 2020, puis 45 % en 2021", détaille Michel Baqué, qui s’est engagé à investir 950 000 euros pendant douze ans en signant la délégation de service public avec la collectivité d'Amnéville. "Doucement, mais sûrement, nous reconstitutions notre clientèle", précise le dirigeant, qui peut aussi compter sur le potentiel du "pôle aqualudique" de la station, soit 600 000 visiteurs en année pleine. "Tout ce qui peut consolider le thermalisme dans le Grand Est permet de stimuler le fonctionnement de nos établissements", assure Michel Baqué, qui préfère illustrer son propos : "L’enjeu n’est pas de ramasser les miettes d’un gâteau, mais de partager un gâteau qui grandit."

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