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Comment le Grand Est s'active pour faire émerger des licornes régionales
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Comment le Grand Est s'active pour faire émerger des licornes régionales

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Les levées de fonds des start-up françaises ont explosé de 63 % au premier semestre 2022 par rapport à 2021. Une dynamique sans précédent, qui a notamment vu se multiplier les "licornes", ces sociétés valorisées à plus d’un milliard de dollars, mais aucune dans le Grand Est. Comment l’écosystème des start-up régional s'accroche-t-il à la dynamique nationale ?

L'équipe de la start-up messine spécialisée dans la reconnaissance vocale Vivoka a intégré de nouveaux bureaux pour poursuivre son développement — Photo : Vivoka

Des licornes dans le Grand Est ? Tout le monde y croit mais, pour le moment, personne ne les a vues. Ces start-up valorisées à plus d’un milliard de dollars se sont multipliées en France : elles sont désormais 26, dont 12 nouvelles rien qu'en 2021. En 2022, la dynamique n’est pas retombée : sur les six premiers mois de l’année, les start-up tricolores ont réussi à lever 8,4 milliards d’euros, soit 63 % de plus que la même période l'année précédente, selon le baromètre EY du capital-risque.

Dans la région Grand Est, ce baromètre donne des résultats bien moins flatteurs : les start-up régionales auraient levé 81 millions d’euros en 2021 et 67 millions d’euros sur le premier semestre 2022. En comparant avec les données fournies par les animateurs de l’écosystème local, le décalage est flagrant. En juin 2022, l’équipe du réseau d'incubateurs régionaux Quest for Change indiquait que les start-up accompagnées dans les cinq incubateurs Innovact, RimbaudTech, Quai Alpha, Semia et The Pool avaient déjà levé 102 millions d’euros.

Un observatoire régional plus "exhaustif"

"Chacun des indicateurs existant sur les levées de fonds porte sur une partie tronquée du marché", explique Boris Ouarnier, dirigeant de Blue Omingmak (Nancy) et expert en levée de fonds d'amorçage. "Dans toutes les méthodes d’études, on pose un périmètre, une méthode, et donc toutes les études ont des biais."

Levées de fonds séquencées, temporalité retenue, cumul des fonds levés ou encore périmètre géographique : communiquer autour du financement des start-up relève d’un art délicat. "Depuis plusieurs années, les start-up communiquent sur le montant de financement global obtenu, et pas seulement auprès des investisseurs. Donc quand je communique sur X millions d’euros de levée de fonds, il y a des fonds amenés par des investisseurs, mais aussi des banques, Bpifrance, des subventions régionales, etc. Et très souvent, il y a un levier, qui est généralement de moitié", détaille Boris Ouarnier.

Un constat qui a amené le dirigeant de Blue Omingmak à se rapprocher de l’équipe de la French Tech East pour concevoir un nouvel outil : l’Observatoire des levées de fonds du Grand Est. "L’ambition, c’est d’être le plus systématique possible dans la collecte d’informations. Nous serons plus exhaustifs que ce qui existe aujourd’hui", affirme Boris Ouarnier. Pour Victoria di Carlo, directrice déléguée de la French Tech East, il est temps que l’outil sorte pour rétablir la vérité des chiffres : "Avec les éléments que nous avons déjà rassemblés, nous savons qu’en 2021, les start-up du Grand Est ont levé plus de 220 millions d’euros". Prévue pour janvier 2023, la sortie de l’Observatoire est très attendue. "Nous sortons cet outil parce qu’il est intéressant et important de communiquer autour de la bonne dynamique de l’écosystème des start-up dans le Grand Est", estime Boris Ouarnier.

Une écurie de "gros poneys" ?

Une dynamique suffisante pour voir émerger des licornes ? "Il n’existe pas une région plus ou moins armée pour accueillir ou développer des licornes", avance Stéphane Chauffriat, directeur de Quest for Change. "Ce qu’il faut, c’est travailler le volume de start-up présentes sur le territoire pour multiplier les chances. On peut aussi avoir plusieurs 'gros poneys' plutôt qu’une seule licorne". Avis partagé avec Michel Onfray, le directeur général du start-up studio Lumena : "Plus on augmente les flux de start-up qui se créent, plus on augmente les choses de créer une licorne. Avec le start-up studio Lumena (Luxembourg, Metz, Nancy), nous avons voulu créer un nouveau flux, à côté des écosystèmes institutionnels, qui font très bien leur travail mais ne répondent pas à tout."

Fondé à Lyon en 2016, 1Kubator opère dans neuf villes françaises, dont Strasbourg depuis 2020, où la société compte 22 start-up en portefeuille. 1Kubator se présente comme une start-up à start-up et a levé dix millions d’euros l’année dernière. "Quand nous sommes arrivés, nous étions le seul incubateur privé", résume Pasquine Constant, directrice d‘1Kubator à Strasbourg. "Au début, l’installation ici était un sacré challenge. Ce n’est pas forcément une terre très accueillante. Il y a beaucoup d’habitudes. Nous avons dû nous faire connaître et montrer que nous tenions la route."

Le Grand Est, une terre pas très accueillante ? Jeune entrepreneur, Léo Fichet est passé par le start-up studio parisien eFounders, qui a déjà fait émerger trois licornes (Aircall, Spendesk et Front). Il s’est installé à Nancy en mai 2022 pour piloter la start-up Yuzu, développant une solution d’évaluation des ressources comportementales : "Ce que je découvre de l’écosystème est très intéressant. Oui, il y a moins de start-up, mais nous sommes moins noyés dans la masse qu’à Paris", détaille le jeune dirigeant. "Concrètement, un rendez-vous avec un conseiller Bpifrance, à Paris, c’est trois mois de délai. Ici, c’est beaucoup plus rapide et l’accompagnement est de meilleure qualité." Même constat chez Antoine Jouault, le fondateur de Trouver mon architecte, à Strasbourg. La start-up, qui pèse 1,2 million d’euros de chiffre d’affaires et emploie 35 personnes, a réussi à "faire parler d’elle" et à se développer. Mais à l’heure de lever des fonds, Antoine Jouault s’est heurté à quelques contretemps : "C’est difficile", tranche le dirigeant. "Notre plus gros concurrent vient d’annoncer une levée de fonds de trois millions d’euros, financée par sa région. Moi, je n’ai pas accès à cela."

Financer la croissance en région

Passage obligé dans le développement des start-up, la recherche de financement est négociée de manière très diverse par les start-uppers. D’après Florian Guichon, le directeur des opérations de Vivoka, start-up basée à Metz et opérant dans les technologies vocales, "pour se lancer et commencer à se développer, il y a tout dans le Grand Est ". Sa start-up a rassemblé jusqu’ici 3,5 millions d’euros et prépare une levée de fonds plus conséquente : "Pour aller vers une introduction en Bourse, on sait qu’il va falloir trouver des investisseurs ailleurs. Mais ça ne changera pas notre stratégie. Même si un fonds nous demande de changer de ville, nous ne voyons pas de bonne raison. Nous sommes basés à Metz et nous y resterons."

À 29 ans, Guillaume Nominé a déjà réussi à trouver du financement au-delà des frontières de Strasbourg et du Grand Est. Sa start-up, Atolia, qui fournit des outils collaboratifs en ligne pour les TPE et PME (15 collaborateurs d’ici la fin de l’année ; chiffre d'affaires non communiqué) s'est fait racheter début 2022 par le groupe californien SaaS Labs. Depuis, il veut rendre à l’écosystème ce qu’il a pu lui apporter et a commencé à investir dans une dizaine de projets et à devenir mentor, pour prodiguer de bons conseils. "À Strasbourg, nous sommes au carrefour de l’Europe, les structures d’accompagnement et l’écosystème sont matures", estime le jeune entrepreneur, qui note cependant "qu’il faudrait davantage de business angels. Les investisseurs locaux permettent des tours de table en early stage (première levée de fonds, NDLR) et il n’y a pas de problème pour l’amorçage. Pour des levées de fonds plus importantes de trois à dix millions d’euros, il est préférable de se rattacher à d’autres sphères, parisiennes notamment."

Un constat partagé par Jean-François Rax, directeur associé de Capital Grand Est, société de capital-investissement en région Grand Est et Bourgogne-Franche-Comté. Avec ses fonds d’amorçage, dont le deuxième a ouvert en octobre 2021 (doté de 42 millions d’euros à terme), Capital Grand Est investit très tôt dans la vie des entreprises de moins de huit ans et de moins de 500 000 euros de chiffre d’affaires. "Les fonds d’amorçage ont un effet levier mais il y a encore un souci sur l’étape d’après. Il existe de bons projets qui ont des difficultés à poursuivre leur développement par manque de fonds de capital-risque, ce qui pourrait contraindre les start-up françaises à déménager quand les fonds en capital-risque qui les accompagnent sont à l’étranger", avertit Jean-François Rax. Le dirigeant pointe même "une aversion au risque des investisseurs institutionnels".

Stéphane Chauffriat, de Quest for Change, abonde : "Le Grand Est est un écosystème dynamique pour les start-up mais les fonds d’investissement et les investisseurs privés ne vont pas aussi vite pour soutenir leur croissance". Selon le dirigeant, l’enjeu est donc "d’imaginer des nouveaux outils pour répondre à ce besoin de financement".

Se spécialiser dans certains secteurs

Rapprocher les investisseurs des start-up régionales, c’est l’idée portée par la French Tech East avec le French Tech Rise. L’événement, organisé le 29 septembre, a rassemblé 40 start-up du Grand Est, invitées à pitcher devant "près de 25 investisseurs, locaux et venus de l’extérieur", précise Victoria di Carlo. Hormis le travail sur le financement, l’équipe de la French Tech East veut aussi accompagner plus précisément les start-up opérant dans certains secteurs d’activité. "Nous voulons avoir la capacité de porter des sujets spécifiques au territoire, comme la santé ou la greentech", appuie la directrice déléguée.

Une orientation stratégique également développée par le réseau des incubateurs du Grand Est : d’ici la fin d’année, Quest for Change aura lancé son incubateur spécialisé dans la santé. La vallée du Rhin supérieur bénéficie d’un dynamisme industriel en sciences de la vie et de la santé, avec notamment des acteurs comme Novartis et Roche, installés à Bâle, à la frontière franco-suisse. Un écosystème favorable aux biotechs qui a attiré Redberry (un million d’euros de revenus générés, 15 collaborateurs). Ses fondateurs, originaires du nord de la France, ont choisi d’implanter la société à Strasbourg en 2018 "pour sa proximité à l’Allemagne et la Suisse et la forte dynamique en biotech santé", selon Jonathan Macron, cofondateur de l’entreprise. Redberry développe et commercialise un lecteur rapide d’analyses microbiologiques pour ses clients industriels des sciences de la vie et de la santé. La société s’apprête à boucler sa première levée de fonds d’environ un million d’euros et Jonathan Macron ne se voyait pas développer l’entreprise ailleurs : "Nous avons le soutien d’une région dynamique, nous avons trouvé les bonnes compétences ici, notre technologie a un bon niveau de maturité et nous levons les montants dont nous avons besoin tout en restant autonomes".

S’appuyer sur le bassin industriel régional

Si Strasbourg est reconnu pour son positionnement dans l’écosystème de la santé, Stéphane Chauffriat n’oublie pas le potentiel du territoire pour les start-up industrielles. Pas peu fier d’avoir contribué à l’arrivée de Viridian, start-up incubée au Semia avec le projet d’investir 165 millions d’euros dans la première phase d’une raffinerie de lithium à Lauterbourg (Bas-Rhin), le dirigeant de Quest for change fait les comptes : "Il existe une cinquantaine de start-up industrielles dans le Grand Est. Si elles vont au bout de leurs projets, elles représenteraient 400 millions d’euros d'investissements sur le territoire d’ici trois à six ans". Pour ne pas louper le coche, le réseau Quest for change anticipe et projette la création d’un incubateur dédié à l’industrie en 2023. "Nous voulons faire de cet incubateur industriel un outil d’attractivité. D’autres start-up industrielles pourraient se délocaliser ici, ou au moins leur volet développement", entrevoit Stéphane Chauffriat.

Basée à Strasbourg, incubée à Épinal, la start-up Karbikes veut jouer à plein cette orientation industrielle pour mettre sur le marché des véhicules écologiques, entre le vélo et la voiture, équipés de quatre roues, d’un coffre et d’une assistance électrique. La start-up, qui prépare deux prototypes pour février 2023, travaille avec le métallurgiste SME à Folschviller, en Moselle, et le spécialiste de l’impression 3D en grand format Alchimies de Dieuze, toujours en Moselle. Lauréat de Tango & Scan, du prix pépite Etena, du prix de La Ruche à projets ou encore de la bourse Frenchtech tremplin, la start-up a su utiliser l’effet réseau pour mettre en avant son projet. "Dans le Grand Est, c’est à la fois le tissu dense de PME et le domaine porteur dans lequel nous sommes qui nous ont permis de trouver facilement des partenaires industriels", estime Gaëlle Richard, directrice générale de Karbikes.

Attirer et conserver les talents

Un industriel intéressé par sa solution, Franck Legardeur, dirigeant de Delmonicos (Metz), en a déjà trouvé un, mais hors des frontières du Grand Est : le groupe DBT (CA : 10 M€ ; effectif : 75), basé à Brebières, dans le Pas-de-Calais, et spécialisé dans la conception et la fabrication de bornes de recharges rapides pour les véhicules électriques. Avec une équipe de 11 personnes, le dirigeant de Delmonicos porte une solution logicielle fondée sur la blockchain, destinée à équiper les bornes de recharges de véhicules électriques : la start-up vient de toucher une subvention France 2030 de 1,8 million d’euros, portant à cinq millions d’euros les montants rassemblés pour aller vers le déploiement de la solution. "Paris n’est pas le centre du monde, et nous sommes capables de porter le projet depuis Metz", affirme le dirigeant. Pour trouver et garder les meilleurs profils de développeurs et d’ingénieurs nécessaires au développement de son entreprise, Franck Legardeur mise sur une organisation du travail à mi-chemin entre le travail "en présentiel", dans un bureau, et le full-remote, le 100 % télétravail, qui devient un prérequis pour attirer certains profils.

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