Paul Jorion : « Pourquoi il faut se débarrasser du capitalisme »
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Paul Jorion économiste Paul Jorion : « Pourquoi il faut se débarrasser du capitalisme »

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Alors qu’apparaissent des signes avant-coureurs d’une nouvelle crise financière mondiale, Paul Jorion veut changer de paradigme. Ancien trader, cet économiste belge avait prévu la crise des subprimes bien avant l’heure. Il appelle aujourd’hui à en finir avec le capitalisme. Là où beaucoup scrutent avec inquiétude les marchés boursiers, Paul Jorion regarde du côté de l’intelligence artificielle et de la robotisation. Car selon lui, la combinaison capitalisme / technologie va conduire à l’humanité à sa perte.

A la fois économiste, anthropologue, enseignant, trader, Paul Jorion est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrage, dont le dernier, "Défense et Illustration du genre humain", vient de paraître chez Fayard — Photo : Gregoire Laville

Le Journal des Entreprises : A la fin des années 1990, vous étiez trader aux Etats-Unis. Vous êtes l’un des premiers à avoir vu venir la crise des subprimes. Comment arrive-t-on à anticiper un tel séisme financier planétaire ?

Paul Jorion : J’étais ingénieur financier / programmeur, aux Etats-Unis, chez Indy Mac puis Countrywide à Los Angeles et chez Wells Fargo à San Francisco. J’y étais spécialiste au départ de ce qui deviendra le trading à haute fréquence et ensuite du « pricing », la détermination du taux réclamé dans le prêt immobilier et le prêt à la consommation. On faisait un travail d’avant-garde en termes de programmation.

Ce qui m’a permis d’annoncer la crise des subprimes, dès 2005 (le livre de Paul Jorion La crise du capitalisme américain, a été écrit en 2004 et édité en France en 2007, sous le titre Vers la crise du capitalisme américain ?, quelques semaines avant le début de la crise des subprimes, NDLR). J’étais entouré de collègues qui savaient exactement la même chose que moi, mais, moi, j’avais un bagage en sciences humaines. Quand on nous parlait d’« emprunteurs subprimes », j’allais voir qui étaient ces personnes, ce que mes collègues n’avaient pas la curiosité de faire. Je pouvais relier les éléments.

Le monde de la finance a-t-il selon vous engagé les changements nécessaires depuis la crise des subprimes ?

P. J. : Non, pas du tout, au contraire. On a opéré des changements superficiels, de façade. Le régulateur a de nouveau un regard de supervision. Mais le rapport de force en fait n’a pas changé. Les acteurs en place continuent à être les mêmes.

« Depuis la crise de 2008, rien n’a changé. Les dogmes de l’efficacité du marché continuent à circuler. On continue à défendre à tout prix un fondement de l’idéologie ultra-libérale. »

Par exemple, dans le cas de Dexia, parmi l’ensemble des dirigeants, à ma connaissance, l’un a pris sa retraite, un autre est au même niveau hiérarchique et tous les autres ont été promus… Alors que ce sont des gens responsables d’une catastrophe de plusieurs milliards, mais l’esprit de corps fait qu’on considère que ces personnes ont fait leur métier. Au lieu qu’il y ait autocritique, ils ont simplement serré les rangs.

Même du point de vue du fonctionnement de ce modèle financier ?

P. J. : Rien n’a changé : on répète exactement la même chose. Les dogmes de l’efficacité du marché continuent à circuler alors que rien, depuis 2008, ne pourrait soutenir cela d’une manière ou d’une autre. C’est un fondement de l’idéologie ultra-libérale qui est défendu à tout prix.

Dans vos derniers ouvrages, vous anticipez une nouvelle crise, sociale cette fois, liée à la robotisation. Le développement technologique est donc une menace pour le monde occidental ?

P. J. : Avec la mécanisation, on va remplacer les salariés par des logiciels. Il y aura donc de plus en plus de concurrence pour les emplois qui existeront encore. Les personnes qui perdront leur emploi, remplacées par la mécanisation, deviendront à la charge de la société dans son ensemble, parce que le travail du robot ne va profiter qu’au propriétaire de la machine. C’est là que se trouve le danger, d’ordre social, et non lié à un enjeu de civilisation ou d’ordre technique. Nous sommes incapables de redistribuer la richesse associée à cette mécanisation. La concentration de la richesse fait disparaître la classe moyenne qui séparait les plus riches des plus pauvres.

Quelles en sont les conséquences ?

P. J. : Cela conduit à des chiffres délirants. Huit personnes au monde disposent d’un patrimoine équivalant à la moitié de l’humanité, c’est-à-dire à 3,7 milliards de personnes. Encore plus affligeant : on nous demande si nous sommes heureux du retour de la croissance. Mais en 2017, 82 % de la croissance revient à 1 % de la population. A quoi sert donc la croissance ?

« Le capitalisme, combiné à la technologie, telle que nous l’avons maintenant, conduit à l’extinction de l’espèce. »

On le voit, le problème est uniquement un problème de partage et non un problème d’être pour ou contre la technique ou de savoir si nous sommes des génies d’avoir inventé des robots. Oui, nous le sommes. Est-ce que ça va nous permettre, si nous opérons les transitions nécessaires, de créer un paradis sur Terre ? Oui, mais pas dans le cadre du système capitaliste dans lequel la technologie est un poison. Elle ne l’est pas en tant que telle. Mais le capitalisme, combiné à la technologie telle que nous l’avons maintenant, conduit à l’extinction de l’espèce.

Le capitalisme n’a-t-il pourtant pas considérablement réduit l’extrême pauvreté en 150 ans ?

P. J. : D’autres systèmes auraient pu le faire beaucoup mieux. Je reformulerais la phrase : nous sommes arrivés à la richesse que nous avons, en dépit du capitalisme, malgré sa présence autour de nous. Parce qu’elle aurait pu être cent fois plus enrichissante qu’elle ne l’a été. Le capitalisme est un système d’une inefficacité totale : dans tout ce que nous achetons, il y a au moins un tiers du prix que nous payons qui sont des versements de dividendes ou d’intérêts à quelqu’un, parce que le capital, les ressources nécessaires, ce qu’on appelait les avances au XVIIIe siècle, sont accaparés par un petit nombre au nom de la propriété privée. C’est cela qui nous oblige à cette déperdition, ce gâchis extraordinaire.

Faut-il remettre en cause l’économie de marché ?

P. J. : Il ne faut pas nécessairement changer l’économie de marché. Il faut garder aussi le souci libéral de limitation du pouvoir de l’Etat. Mais l’élément à proprement parler « capitaliste » est un défaut d’organisation. Le capitalisme est un vice de construction, un handicap de notre système économique. Il faut inverser la perspective, changer de regard. Le capitalisme est un boulet et si on ne s’en débarrasse pas maintenant, nous allons vers l’extinction. Il faut changer de paradigme.

Quelles seraient les alternatives ?

P. J. : Déjà, en 1964, un groupe d’Américains appelait à une réflexion sur le travail, en déconnectant la question des revenus de celle du travail salarié. Il faut séparer les deux éléments parce qu’on ne pourra plus compter sur le fait qu’une partie importante de la population tire ses revenus de la location de sa force de travail.

« Le capitalisme est un handicap de notre système économique ». Et c’est un ancien trader qui parle. Dans les années 2000, Paul Jorion travaillait dans la finance aux Etat-Unis. Ce qui lui a permis de prédire la crise des subprimes dès 2004 — Photo : CC0

Une taxe sur la robotisation pourrait être une voie à suivre selon vous ?

P. J. : Je l’ai inventée en 2012 en l’appelant la taxe Sismondi du nom du philosophe suisse, qui, autour de 1810, a fait la remarque suivante : la personne dont le travail est remplacé par la mécanisation devrait pouvoir obtenir à vie une rente sur la richesse créée par cette machine. Ça m’a semblé le moyen de constituer une caisse commune qui permettrait, non pas de soutenir un revenu universel de base qui me paraît une très mauvaise proposition, mais la gratuité sur l’indispensable.

Ce ne serait pas réellement une remise en question du capitalisme ?

P. J. : Non mais cette remise en cause viendrait par l’utilisation de ce fonds commun. Le revenu universel de base ne touche pas au système tel qu’il est et n’introduit pas d’élément de redistribution de la richesse. Je propose, moi, de reprendre ce qui était le cœur de ce socialisme du XIXe siècle, en étendant le domaine de la gratuité pour faire bénéficier l’ensemble de la population des bénéfices de la mécanisation.

Nous avons tous été d’accord sur le fait que nous voulions rendre l’éducation et la santé gratuites. Cela disparaît parce qu’on tolère la concentration de la richesse au prétexte d’un ruissellement automatique des nantis vers les moins nantis, ce qui est un dogme. Il faut revenir à cette gratuité et l’étendre à d’autres domaines : le loyer gratuit avec une provision pour le gaz et l’électricité, les transports de proximité, le téléphone, la connectivité. L’indispensable dont la société doit s’occuper.

Est-ce tenable sur le plan économique ?

P. J. : Une équipe anglaise a imaginé, sur le modèle du revenu universel de base, un « service universel de base ». C’est exactement ma proposition de gratuité sur l’indispensable. Cela offre deux avantages considérables : d’abord, on ne donne pas de chèques aux gens, qui peuvent être mal utilisés par eux-mêmes et être l’objet de prédation par le système ambiant. Et, second avantage considérable : cela coûte six fois moins cher que le revenu universel de base. Ce dernier représenterait en Grande-Bretagne 13 % de PIB. Beaucoup plus que le « service universel de base », puisque la gratuité pour l’indispensable ne représenterait que 2 % de PIB. Cela permettrait même de mettre en place une taxe robots assez peu élévée. Les investisseurs pourraient encore s’y retrouver…


Livre Défense et Illustration du genre humain, Paul Jorion, éditions Fayard.

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