Auvergne Rhône-Alpes
Tensions sur le prix du bois : la région Auvergne-Rhône-Alpes en première ligne
Enquête Auvergne Rhône-Alpes # Agriculture # Conjoncture

Tensions sur le prix du bois : la région Auvergne-Rhône-Alpes en première ligne

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Avec 36 % de son territoire recouvert de forêt, Auvergne Rhône-Alpes est la première région française en volume de bois sur pied. Et pourtant, malgré plus de 5 millions de mètres cubes récoltés localement par an, les stocks des entreprises régionales s’épuisent. Désormais, la filière s’organise pour les servir en priorité.

Sur 1,5 million de mètres cubes de grumes de chêne sciées chaque année en France, un tiers part directement sur le marché chinois en temps " normal " — Photo : Fibois

"Chers clients […] à partir du 1er avril, nous sommes dans l’obligation de réduire la validité de nos devis à 15 jours afin de rester le plus possible dans la réalité du marché ". Ce mail adressé à ses clients par Cédric Lalliard, dirigeant de Cica, spécialisé dans le négoce de fournitures d’ameublement, d’agencement et de décoration de la Drôme, est à l’image de ce que vivent tous les acteurs de la filière bois en Auvergne Rhône-Alpes. Cette filière, qui pèse 20 000 entreprises dont 358 scieries, 60 000 emplois et réalise en 2020 environ 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires dans la région (selon les chiffres communiqués par l’interprofession Fibois), est sous tension depuis septembre, et les trois mois qui viennent s’annoncent plus durs encore.

Scieurs, transformateurs, fabricants et reconditionneurs observent unanimement une contraction mondiale de la matière première lié à la crise du Covid. Pour preuve, les quelque 3 millions de mètres cubes de résineux importés en France chaque année n’ont pas été rentrés cette année.

Ainsi à l’échelle mondiale, lors de l’arrêt brutal des scieries nord-américaines et canadiennes, les importateurs nord-américains et chinois se sont tournés vers l’Europe pour trouver de la matière première. En France, la consommation du marché domestique connaît un net rebond, les budgets voyages et vacances de Français s’étant reportés vers la construction et l’aménagement.

Le chêne en souffrance

Une essence de bois, le chêne, souffre particulièrement de cette situation. En Auvergne Rhône-Alpes, c’est le département de l’Allier qui concentre le plus gros volume de chênes sur pied. Depuis quelques mois, les scieries qui exploitent cette essence observent une inquiétante et fulgurante hausse du prix du mètre cube des grumes. Les prix sont passés de 180 euros à 223 euros le mètre cube en mars.

À qui la faute ? Patrice Janody, est président de LBSA. Cette scierie est la plus importante dans le chêne en France, réalisant 23 millions d’euros de chiffre d’affaires (75 salariés) à Viriat, dans l'Ain. Pour cette industrie qui réalise 75 % de son chiffre d’affaires sur la vente de produits transformés, c’est l’explosion de la demande chinoise, premier pays importateur de grumes de chêne français, qui fait flamber les prix ces derniers mois. "La Chine interdit depuis plusieurs années l’exploitation de forêts de chênes sur son sol. Or, avec la reprise économique, leurs besoins sont énormes. Alors que de plus en plus de pays freinent l’exportation de grumes (Russie, Ukraine, Roumanie…), la France laisse partir sans conditions les grumes, qui sont transformées en Chine et réimportés ici, peste le dirigeant. En plus de l’aberration écologique, c’est un non-sens en termes de protection de notre outil industriel".

Depuis le déconfinement en juin 2020, les scieries ont repris une activité vigoureuse — Photo : Fibois

La pression du marché chinois

Sur 1,5 million de mètres cubes de grumes de chêne sciées chaque année, un tiers part directement sur le marché chinois en temps " normal ". Comme les besoins explosent en Chine, les acheteurs se tournent alors vers les propriétaires privés. Car si le cours du bois est régulé pour la forêt domaniale par l’Office National des Forêts (ONF), ce n’est pas le cas pour les forêts privées. Les propriétaires, qui vendent du bois moins fréquemment, se laissent tenter par des traders qui n’hésitent pas à faire monter les enchères. "Ces propriétaires privés vendent leur bois une fois tous les dix ans. Si le trader propose 200 euros par mètre cube quand on lui en propose 150, on ne peut pas lutter", souffle Patrice Janody.

L’homme souligne que "certains fournisseurs préfèrent encore servir l’offre domestique à un prix plus bas plutôt que de vendre en Chine", mais cela ne suffit pas. "En mars, je n’ai pratiquement rien pu acheter, l’équation nous était trop défavorable et on aurait travaillé à perte", décrit-il. La modernisation et l’adaptation de l’outil de production des scieries françaises ne sont pas en cause. Lui a par exemple investi 8 millions d’euros pour ouvrir une deuxième ligne de production. Mais sans matière première, difficile de rentrer dans ses frais. Alors Patrice Janody a saisi le député de l’Ain Damien Abad. L’élu LR a attiré l’attention du ministre de l’Agriculture sur les difficultés d’approvisionnement en chêne des scieries. "J’ai demandé au ministre quelles étaient les intentions du gouvernement quant aux mesures à prendre pour soutenir l’industrie de la transformation du chêne, quitte à fixer des quotas pour restreindre l’exportation de grumes", fait-il savoir. Sans, pour l’heure, avoir obtenu de réponse.

Une capacité de production à 150 %

Moins précieux et souffrant d’une baisse des prix ces dernières années, les résineux (sapins, épicéa, douglas) ne sont pas non plus épargnés par les secousses mondiales. "Après le déconfinement en juin 2020, les scieries ont retrouvé une activité étonnement vigoureuse", constate Olivier Ferry, responsable territorial de l’ONF.

Avec 160 millions d’euros de chiffre d’affaires et 500 salariés, la scierie Monnet-Sève, dont le siège est installé depuis 1929 à Outriaz (Ain), est dédiée à 100 % aux résineux. Elle transforme environ 1 million de mètres cubes par an sur quatre sites de production. Elle est la plus importante de France. Son dirigeant Thomas Sève ne parle pas de "flambée" des prix mais constate une hausse de la demande de l’ordre de 20 % par rapport à l’an dernier, et des prix qui suivent la tendance, à +15 %.

Thomas Sève, directeur général de la scierie Monnet-Sève, dans l'Ain — Photo : Monnet-Sève

Et les délais s’allongent : la scierie Monnet-Sève livrait à 15 jours avant la crise du Covid, c'est désormais six semaines. "La crise a déclenché un engouement en termes de construction et d’aménagements intérieur et extérieur. Nous anticipons une poursuite du mouvement, donc nous passons de 100 % de production à 150 % sur les trois prochains mois pour répondre à la demande", confie le dirigeant, dont les outils de production ne sont pourtant pas sous-évalués. Il prévoit des investissements de 8 à 10 millions d’euros sur l’ensemble de ses sites. En attendant, il a modifié la durée de validité de ses devis "de 3 à 1 mois" pour coller au marché, et réduit son volume dédié à l’export, de 35 % avant Covid à 20 %, pour servir en priorité ses clients locaux.

Ajuster le rythme de production

"La solution viendra d’une entente raisonnée sur la réparation des flux entre scieurs, grossistes et aménageurs et constructeurs, approuve Michel Veillon, à la tête d’un des plus importants constructeurs de maison individuelle en ossature bois de la région, Ossabois (CA 2020 : 40 M€, 180 salariés), basé à Noirétable dans la Loire. Pour l’heure, dans la filière, personne ne fait de surenchère, il faut continuer d’être intelligent." Lui compose avec les stocks mais s’attend à devoir "ajuster le rythme de production aux livraisons " car un regain de tensions est annoncé en juin. Dans la perspective d’un durcissement des délais de livraison, il a aussi conclu des partenariats avec des scieries et des fabricants de panneaux en Rhône-Alpes et Bourgogne, pour bénéficier de "quotas réservés".

"L’humilité est de rigueur, confirme Luc Charmasson, président du Comité stratégique de la filière Bois (membre du Conseil national de l’industrie), et "conseiller spécial" de son fils Thomas à la tête de l’entreprise Roux, une société spécialisée dans la construction bois (CA 2020 : 20 M€ / 110 salariés) basée en Haute-Savoie qui intervient sur les aménagements extérieur et intérieur mais aussi sur les charpentes, couverture et construction à partir de sapins, mélèzes, douglas, chêne, pin sylvestre et red cedar. "Ces essences ont toutes pris au moins 20 % voire 30 % de hausse de prix depuis décembre", témoigne-t-il. "Les États-Unis ne peuvent plus se servir au Canada, alors ils importent d’Europe et préfèrent payer le bois 20 % plus cher sur le Vieux continent plutôt que 100 % plus cher chez eux", expose le spécialiste.

Perdre un peu de marge

Conséquence selon ce fin connaisseur de l’écosystème : "les scieurs de la filière ont un temps été tentés de vendre plus cher à l’export, asséchant le marché domestique, mais ils ont pris leur responsabilité et reviennent désormais servir en priorité leurs clients." L’entreprise Roux a été retenue par le groupement Pichet-Legendre, qui construira ainsi une dizaine d’immeubles en bois du village olympique de L’Ile-Saint-Denis pour les JO 2024. Si "les délais aujourd’hui sont passés à 10 ou 15 semaines pour recevoir du bois composite lamellé-collé de deuxième transformation", la PMI reste confiante. "Notre carnet de commandes est plein sur les deux prochaines années, affirme Luc Charmasson, et nous venons de percevoir une subvention de 800 000 euros via le plan de relance pour agrandir notre centre d’usinage permettant de transformer nos matériaux achetés aux scieries."

Accepter de perdre un peu de marge, absorber la hausse des prix, réduire quand c’est possible la validité des devis : des solutions qui ne peuvent être que de courte durée. Luc Charmasson prophétise une amélioration sous peu, "en septembre", assure-t-il. "La période est tendue mais rien ne dit qu’elle va durer, et en attendant il faut faire le dos rond."

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