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Une indication géographique pour sauver la dentelle de Calais-Caudry ?
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Une indication géographique pour sauver la dentelle de Calais-Caudry ?

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Née il y a près de 200 ans, la filière dentelle de Calais-Caudry n'a cessé de se réduire ces dernières décennies, entre faillites et concentrations, jusqu'à regrouper moins d'une dizaine d'acteurs. Si ce produit est associé au luxe et aux paillettes, la réalité économique des PME qui le fabriquent est bien différente et souvent méconnue. Tour d'horizon des difficultés et des espoirs de la filière, symbolisés par la récente demande, auprès de l'INPI, d'une indication géographique.

Regroupant moins d'une dizaine de dentelliers, la filière dentelle de Calais-Caudry réalise un chiffre d'affaires de 19 millions d'euros avec sa production de dentelle Leavers, employant près de 400 collaborateurs. — Photo : Association IG Dentelle de Calais-Caudry

La dentelle de Calais-Caudry a fait sa rentrée sur le devant de la scène, dans une robe Dolce & Gabbana, portée lors d’un concert par la chanteuse Beyoncé. L’événement peut paraître anodin, tant cette dentelle régionale est coutumière des projecteurs et des tapis rouges. Vitrine du luxe à la française et d’un savoir-faire spécifique des Hauts-de-France, la dentelle de Calais-Caudry s’expose régulièrement dans les défilés des maisons de haute couture, sur des costumes de films, lors de galas et des mariages des têtes couronnées. Cette récente mise en lumière a été bien relayée par les médias et par le dentellier concerné, Solstiss (12 M€ de CA, 152 salariés), via les réseaux sociaux, car elle n’est pas si anecdotique pour ce produit dont l’activité "est cyclique et instable", qualifie Romain Lescroart, dirigeant du dentellier Sophie Hallette (17 M€ de CA, 230 salariés), détenu par le groupe familial nordiste Holesco. Si la dentelle de Calais-Caudry s’expose régulièrement, ses fabricants nordistes sont quant à eux adeptes de la culture de la discrétion. À tel point que leur réalité économique, qui tranche avec cet univers de paillettes, est peu connue du grand public.

Dans l’imaginaire collectif, la dentelle de Calais-Caudry est associée à l’opulence et il est vrai que la filière a connu bien des années fastes en deux siècles d’existence, comptant plus de 30 000 salariés à son apogée, à savoir la première moitié du XXe siècle, et faisant rêver les ouvriers durant les bonnes années : "Ceux qui étaient spécialisés, notamment les tullistes, étaient payés comme des ingénieurs", rappelle Christophe Machu, dirigeant de l’entreprise familiale Solstiss. Mais au fil du temps et des difficultés rencontrées, cette filière textile s’est réduite à peau de chagrin, jusqu’à regrouper moins d’une dizaine d’acteurs à Calais et à Caudry : des PME industrielles, souvent familiales, dont la réalité économique est loin d’être simple. Ces entreprises (Beauvillain Davoine SAS, Jean Bracq SAS, Darquer, Darquer & Méry, Dentelles André Laude, Solstiss, Sophie Hallette, Noyon Calais) pèsent désormais, pour leur activité de fabrication de dentelle de Calais-Caudry, un chiffre d’affaires de 19 millions d’euros, avec près de 400 collaborateurs. À titre de comparaison, en 2016 la filière comptait encore quelque 1 200 salariés, avec un chiffre d’affaires avoisinant les 100 millions d’euros. "Aujourd’hui les dentelliers perdent de l’argent dans leur quasi-totalité", admet Julien Bracq, le dirigeant du dentellier familial Jean Bracq (40 salariés, 3,5 M€ de chiffre d’affaires en 2022).

Touchées par une concurrence forte, couplée à de la contrefaçon, mais aussi affaiblies par une succession de crises, ces PME pourraient voir leur avenir menacé si rien n’évolue. Ce phénomène se déroule presque dans l’indifférence générale, dans la mesure où les dentelliers évoquent peu leurs difficultés. "C’est important d’entretenir cette image de paillettes, de donner une vision positive de notre métier, pour qu’il fasse rêver. C’est lié au luxe : que penserait le grand public de Ferrari si on lui disait que l’entreprise ne va pas bien ?", questionne Julien Bracq. Dans ce contexte difficile, huit dentelliers ont choisi de se regrouper au sein de l’association IG dentelle de Calais-Caudry, présidée par Christophe Machu. En avril dernier, cette association a soumis auprès de l’INPI une demande d’homologation concernant une indication géographique "dentelle de Calais-Caudry". À la clef : une meilleure reconnaissance et protection de leur savoir-faire, ainsi que des spécificités de leur dentelle.

Un marché qui s’est réduit

Succédant à la marque "dentelle de Calais", déposée en 1958, la marque "dentelle de Calais-Caudry", l’a remplacée en 2015 pour rendre compte du poids grandissant des dentelliers de cette ville dans la filière. Cette dentelle est fabriquée depuis près de deux cents ans dans les Hauts-de-France, à Calais, sur le littoral du Pas-de-Calais et à Caudry, près de Valenciennes, dans le Nord. Ce qui la rend si particulière, c’est son mode de fabrication, avec d’anciens métiers à tisser longs de 6 mètres et pesant près de 10 tonnes, les Leavers, mis au point au début du XIXe siècle par l’inventeur John Heathcoat, avant d’être améliorés par l’ingénieur anglais John Leavers. "Ces métiers ont été conçus pour reproduire le mouvement des dentellières travaillant à la main. Cette mécanisation a permis de répondre à une demande croissante, tout en conservant le rendu initial", détaille Christophe Machu. Avec un tel mode de fabrication, la dentelle de Calais-Caudry est une dentelle dite tissée, par opposition aux autres dentelles, tricotées, ce qui lui confère des qualités particulières. "La dentelle tricotée, contrairement à la dentelle tissée, est réalisée avec des nœuds. Elle est plus rugueuse et moins souple qu’une dentelle de Calais-Caudry. Le tissage autorise par ailleurs l’utilisation de fibres plus originales que pour une dentelle tricotée : du lin, des fils métallisés, etc."

"Nous sommes beaucoup copiés dans nos dessins et même nos noms"

Ces particularités n’ont toutefois pas été suffisantes pour empêcher l’érosion du marché. "Le secteur textile moyen de gamme n’existe plus", lance Julien Bracq. Si le prêt-à-porter moyen de gamme fait face à des difficultés en série, conduisant à la disparition de certaines marques, celles qui subsistent se sont tournées vers les dentelles tricotées. "Ces produits sont arrivés sur le marché ces vingt dernières années, ils sont réalisés sur des métiers modernes, qui permettent de produire plus vite que les Leavers, dans des zones géographiques où la main-d’œuvre est moins chère, le tout avec des qualités de dentelles tricotées devenues honorables", admet Christophe Machu. Les dentelliers ont donc vu fondre leur clientèle dans le prêt-à-porter moyen de gamme, notamment en lingerie, raflée par cette dentelle tricotée. Sans oublier la concurrence déloyale, ou contrefaçon, qui parvient à tromper les clients et réduit davantage le marché. "Nous sommes beaucoup copiés dans nos dessins et même nos noms, au fin fond de l’Indonésie ou de la Chine par exemple… Nous sommes des petites entreprises sans service juridique, avec des finances limitées : jusque-là nous n’avions pas d’autre choix que de laisser faire", commente Julien Bracq.

Le Covid, un coup de frein supplémentaire

La dentelle de Calais-Caudry doit aussi jongler avec une visibilité à court terme sur ses carnets de commandes, ce qui corse la partie en période de crise. "Tous les six mois, nous repartons à zéro. Nous pouvons faire une très belle saison avec Chanel, sans garantie d’en refaire une autre derrière", précise Julien Bracq. Un manque de visibilité que les dentelliers doivent combiner à des cycles de production longs : Christophe Machu évoque de son côté huit semaines, ce qui s’oppose à des délais de commandes très courts, quasiment du jour au lendemain. La solution est donc de produire à l’avance, sans autre visibilité que celle apportée par les tendances qui se dégagent des défilés de mode, avant "de stocker des centaines de milliers de mètres carrés de dentelle et d’attendre les commandes. C’est un mode de fonctionnement qui nécessite un besoin en fonds de roulement très important", souligne encore le dirigeant de Solstiss. Et si ces commandes n’arrivent pas, ou peu, la catastrophe n’est pas loin, ce qui a été le cas durant la crise sanitaire, qui a constitué le dernier gros coup dur pour la filière, "dont l’activité avait déjà commencé à ralentir", souligne Romain Lescroart. "Durant cette crise, les gens ne sortaient pas et donc ne s’habillaient pas. C’est après le Covid que notre entreprise s’est trouvée au plus bas de son histoire, avec 25 salariés et 2 millions d’euros de chiffre d’affaires contre, au plus haut, en 2015, près de 8 millions d’euros de chiffre d’affaires et 80 salariés", détaille Julien Bracq.

"Il nous manque 10 à 15 % de croissance supplémentaire pour retrouver l'équilibre. Ça paraît peu, mais c'est la partie la plus difficile"

Dès 2021 et 2022, les chiffres d’affaires des dentelliers ont renoué avec la croissance, mais pas de manière suffisante. D’autant qu’en 2023, il leur faut faire face à l’inflation, à la hausse des prix de l’énergie ou aux conflits géopolitiques. "Nous ne remontons jamais la pente aussi vite que nous la descendons. La majorité des dentelliers de Calais-Caudry ont perdu 50 % de leur chiffre d’affaires d’avant la crise sanitaire et depuis, si nous réalisons un rythme de croissance de 10 % par an, nous sommes contents", poursuit Julien Bracq. Malgré ce retour de la croissance, la rentabilité n’est pas encore au rendez-vous. "Il nous manque 10 à 15 % de croissance supplémentaire pour retrouver l’équilibre. Ça paraît peu, mais c’est la partie la plus difficile", souligne Christophe Machu. Si ces PME passent le cap, c’est qu’elles ont opté pendant les périodes fastes pour une gestion dite "en bon père de famille". "Il faut accepter de travailler 70 heures par semaine sans être rentables… Les dentelliers s’en sortent parce qu’il s’agit d’entreprises familiales : nous sommes nés dans la dentelle et passionnés par ce produit. Les bénéfices des bonnes années ont été mis de côté et nous les dépensons aujourd’hui pour tenir", dévoile Julien Bracq.

Une IG pour récupérer des marchés

C’est dans ce contexte que les derniers dentelliers veulent jouer la carte de l’IG. "Nous sommes la vitrine d’un savoir-faire régional unique, mais nous ne sommes pas des artisans d’art. Pour survivre et tourner, nos PME industrielles ont besoin de volumes suffisants. C’est pour ça que nous nous battons contre la contrefaçon avec cette IG : le peu de marchés que nous avons, nous voulons éviter de les laisser filer", indique Christophe Machu. Les huit dentelliers se sont réunis dans cette association pour protéger la marque de Calais-Caudry, tout en l’associant à un outil de fabrication unique et une zone géographique bien précise. Car les deux villes de Calais et Caudry, séparées par plus de 150 kilomètres, concentrent à elles seules 70 % du parc mondial des Leavers. Cette démarche a été soutenue de A à Z par la Fédération Française des Dentelles et Broderies (FFDB) et a bénéficié de subventions de la part des CCI de Calais et Grand Hainaut, ainsi que des deux agglomérations et communautés d’agglomération concernées. Les dentelliers devraient être fixés sur cette demande d’IG d’ici la fin de l’année et sont confiants. "Une enquête publique a été menée et il n’y a eu que des avis favorables", note Christelle Chambeurland, secrétaire générale de la FFDB.

"Cette IG protégera la dentelle de Calais-Caudry des contrefaçons"

Et cette indication géographique peut faire une vraie différence, selon Audrey Aubard, secrétaire générale de l’Association Française des Indications Géographiques Industrielles. "Cette IG protégera dans un premier temps la dentelle de Calais-Caudry des contrefaçons entrant sur le territoire français, puis, dès 2025, en Europe". Après cette date, des accords internationaux pourront être lancés, pour protéger les IG ailleurs dans le monde. "C’est un travail de longue haleine", reconnaît toutefois Audrey Aubard. Selon l’association IG dentelle de Calais-Caudry, ce produit est destiné à 20 % au marché national et 60 à 80 % à l’international, selon les années, dont l’Europe. "L’obtention d’une IG a permis à la pierre de Bourgogne d’évacuer près de 95 % des faux produits présents sur le marché français. La douane réalise également une veille importante sur la porcelaine de Limoges", illustre Audrey Aubard. Si les frais juridiques engagés restent à la charge des entreprises concernées, "il faut savoir que pour la pierre de Bourgogne, il a suffi aux entreprises d’envoyer des courriers de mise en demeure. C’est dans les cas les plus extrêmes qu’une procédure judiciaire est nécessaire".

Vers le très haut de gamme et la diversification

En parallèle de cette demande d’IG, la stratégie des dentelliers de Calais-Caudry consiste à miser sur le très haut de gamme, car le prix reste un point sensible de ce produit. "Le prix de revient d’un mètre de dentelle Leavers, c’est à 85 % de la main-d’œuvre, souligne Christophe Machu. Les salaires ont été incrémentés de façon anormale en France, poursuit-il. J’ai pris une dentelle que nous avions réalisée en 2012 et j’ai recalculé son coût de revient : en la produisant aujourd’hui, ce coût prend 40 %". Les dentelliers misent donc toujours sur les débouchés classiques, à savoir la lingerie, la haute couture, le prêt-à-porter, la décoration et la robe de mariée. Le tout, dans le très haut de gamme. "Il faut aller chercher le haut de gamme et les marchés de niche, confirme Julien Bracq, qui est le dernier acteur à produire de la dentelle de Lyon, après avoir racheté les métiers concernés en 2012. Nous travaillons avec des cotons certifiés bio, des polyamides recyclés, de la rayonne renouvelable, etc. Ce positionnement nous a permis de nous lancer sur le marché de la lingerie, qui pèse désormais 30 % du chiffre d’affaires, contre 70 % pour la robe".

"On ne peut pas réserver le made in France au luxe uniquement"

En parallèle de ce positionnement luxe, qui reste son ADN, Sophie Hallette a fait le choix d’explorer la piste de la dentelle tricotée, en jouant les cartes RSE et made in France, considérant pour sa part qu’il faut "préserver notre savoir-faire, mais sans s’enfermer dans le très haut de gamme". Le dentellier a profité du plan de relance mené par le gouvernement post-Covid, obtenant une subvention de 770 000 euros, pour investir dans du matériel de production compétitif, destiné à la dentelle tricotée. "On ne peut pas réserver le made in France au luxe uniquement", défend Romain Lescroart, qui se déclare par ailleurs "surpris d’être le seul dentellier à avoir souscrit au plan de relance". Pour financer ce virage, Romain Lescroart a également fait entrer en 2021 au capital du groupe Holesco, le fonds régional Regain 340, qui rejoint un autre actionnaire minoritaire, Chanel, entré en 2017. "Ces partenaires me permettent de ne pas être seul, contrairement aux précédents dirigeants, mes parents, quand nous rencontrons des problématiques qui induisent des réflexions stratégiques."

Sophie Hallette réalise par ailleurs du tulle Bobin, "le tulle originel, destiné au luxe, à la mode haut de gamme mais aussi à des marchés techniques". D’autres dentelliers sont à la recherche de ces nouveaux débouchés, en dehors du secteur textile. Les initiatives sont toutefois trop récentes pour peser dans les chiffres d’affaires. "Nous menons des investissements et réflexions pour sortir du marché de la mode. Depuis deux ou trois ans, nous développons des produits techniques. Nous sommes tenus au secret sur le sujet car cette dentelle trouve des applications pour des marchés militaires. En tout cas, nous essayons de tout faire pour monter en puissance sur le sujet", détaille Julien Bracq. Même combat pour Christophe Machu, qui expérimente d’autres débouchés pour sa dentelle. Parmi les plus aboutis, une dentelle entièrement biodégradable, libérant des nutriments pour aider à la régénération de la barrière de corail. "Ce sont des projets de long terme, or la crise est immédiate", nuance le dirigeant.

"Rien ne condamne notre métier"

Enfin, le dernier catalyseur attendu par la filière, et pas des moindres, est l’effet de mode, dont l’importance n’est pas à sous-estimer. "Si la dentelle est à la mode, nous aurons des commandes. Il y a un effet cyclique, mais pour l’instant, le changement de cycle est long…", regrette Christophe Machu. C’est la raison pour laquelle la robe en dentelle de Calais-Caudry portée par Beyoncé a été largement commentée. "Tout ce qui peut faire parler de notre produit a une influence certaine et réelle", confirme Julien Bracq. En attendant ce retour en grâce, il n’y a donc pas de solution toute trouvée pour redresser la filière. D’un côté, l’IG lui apportera de manière indiscutable un nouveau souffle. "Il n’existe pas de bouclier à toute épreuve mais c’est une protection supplémentaire. C’est aussi une source de rayonnement, car une IG, c’est plus fort qu’une marque collective portée par des entreprises", estime Romain Lescroart. Mais de l’autre, les commandes doivent impérativement faire leur retour : "Au rythme des ventes actuelles, Solstiss peut tenir encore deux ans avec sa trésorerie", analyse Christophe Machu. Cette IG devra donc s’accompagner d’un alignement des planètes pour permettre à la dentelle de Calais-Caudry de se tisser, à terme, un avenir en dehors des seuls musées. "C’est à nous, dentelliers, de faire en sorte que le pire n’advienne pas. Cela fait 23 ans que je dirige l’entreprise familiale et je reste persuadé que la dentelle de Calais-Caudry n’est pas morte, elle fait toujours rêver. Rien ne condamne notre métier, qui a un savoir-faire exceptionnel et une valeur ajoutée", conclut Romain Lescroart.

Hauts-de-France # Textile # International # Investissement # PME # RSE