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Sous pression, la course au lithium est engagée en Alsace
Enquête Alsace # Production et distribution d'énergie # Infrastructures

Sous pression, la course au lithium est engagée en Alsace

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La course au lithium géothermal alsacien s'accélère. Électricité de Strasbourg avec Eramet, Lithium de France et Vulcan Energy sont sur les rangs dans une région profondément marquée par les stigmates des expérimentations de Fonroche Géothermie.

Le carbonate de lithium se présente sous la forme d'une poudre blanche. Eramet doit lancer cet été en Argentine sa première usine d’extraction de lithium — Photo : Eramet-Adrien Daste.

Le 5 décembre 2023, l'énergéticien alsacien Électricité de Strasbourg (une filiale d'EDF employant 1 300 salariés) et le groupe minier Eramet (3,8 Md€ de CA en 2023) inauguraient sur le site de la centrale géothermique de Rittershoffen, dans le nord du Bas-Rhin, leur premier pilote d’extraction directe de lithium. Exploitée depuis 2016, la centrale alimentait jusque-là en chaleur l’amidonnier Roquette. Mais la présence de saumures chargées en lithium dans le sous-sol rhénan, sondées et extraites de manière expérimentale dans le cadre du projet européen EuGeli piloté par Eramet avec Électricité de Strasbourg entre 2020 et 2021, a rebattu les cartes. La captation du précieux métal, enjeu crucial de la transition écologique, est non seulement devenue une opportunité de souveraineté nationale, mais aiguise aussi désormais les ambitions des opérateurs.

30 000 tonnes de carbonate pour Lithium de France

Associés dans le projet Ageli (Alsace géothermie lithium), Électricité de Strasbourg et Eramet envisagent ainsi de produire 10 000 tonnes de carbonate de lithium d’ici la fin de la décennie, les volumes nécessaires à la fabrication de 250 000 batteries de véhicules électriques par an. Et ils ne sont pas les seuls. Lithium de France (35 salariés), filiale du groupe coté palois Arverne (CA 2022: 10,7 millions d'euros avec pour objectif de dépasser les 200 millions en 2027), nourrit de fortes ambitions. Il compte atteindre les 30 000 tonnes de lithium et se déployer à Betschdorf (Bas-Rhin), avant la fin de l’année, pour espérer produire en 2027. Le groupe australien Vulcan, qui a inauguré en novembre son usine pilote d’extraction de Landau en Allemagne, et vise une production annuelle de 24 000 tonnes d’hydroxyde de lithium, n’est pas en reste. Il se verrait bien dupliquer en Alsace son modèle d’outre-Rhin. Il faut dire que les enjeux sont de taille.

Les besoins en lithium pourraient avoisiner les 860 000 tonnes en 2050 — Photo : spach ES-Eramet

Vulcan Energy en avance outre-Rhin

Les constructeurs automobiles sécurisent d'ores et déjà leurs approvisionnements. En 2021, Stellantis a annoncé avoir signé un accord avec Vulcan Energy. Il porte sur la fourniture d’hydroxyde de lithium pour un minimum de 81 000 tonnes sur 10 ans. En 2022, le groupe automobile est d’ailleurs entré au capital de Vulcan à hauteur de 50 millions d’euros. ACC, la coentreprise fondée en 2020 par le constructeur français et Total Energies, puis rejointe par Mercédès, a inauguré en mai 2023 sa première gigafactory dans les Hauts-de-France. L'objectif est d'y produire 2,5 millions de batteries par an à horizon 2030. Renault et Volkswagen sont montées au créneau également. Pour suivre, Vulcan n’est pas en reste. L’Australien est en passe d’injecter 1,4 milliard d’euros sur la rive allemande du Rhin dans ses sites d’extraction de lithium géothermal.

Des besoins en lithium qui explosent

Côté français, l’Ademe et Renault sont entrés au capital d’Arverne, la maison mère de Lithium de France, en septembre 2023 à l’occasion de sa cotation en bourse. Renault a signé un contrat d’approvisionnement confidentiel avec Lithium de France.

Avec la perspective de l’interdiction de la vente des véhicules thermiques neufs en Europe à horizon 2035, les besoins en lithium pourraient être multipliés par 50 dans les années à venir. Un rapport de l’université belge de Louvain financé par Eurométaux, l’association européenne des producteurs de métaux, pointe des besoins en lithium à horizon 2050 pouvant atteindre les 860 000 tonnes par an. L’indépendance à l’égard des producteurs australiens, chiliens, chinois ou argentins est donc urgente et les projets d’extraction se multiplient à l’échelle de l’Union européenne.

Les camions émetteurs de Lithium de France ont démarré les campagnes de prospection dès l’obtention du premier permis géothermique en 2022 — Photo : DR

Carottes et 3D

Le gisement alsacien fait, à l’échelle hexagonale, partie de l’équation. Au même titre que les projets d’extraction miniers d’Imerys dans l’Allier. Le sous-sol alsacien pourrait être exploitable pour les vingt prochaines années selon Lithium de France. De quoi susciter des tensions entre les opérateurs.

Électricité de Strasbourg bénéficie de l’expertise de son partenaire Eramet qui s’apprête à démarrer la production de lithium sur le site de Centenario en Argentine. "Nous sommes l’acteur de référence. Grâce à nos deux centrales géothermiques, nous avons acquis des données du sous-sol qu’on connaît comme notre poche. Nous avons des carottes du sous-sol, certaines ont plus de vingt ans, qui nous permettent de voir que la teneur en lithium est stable dans le temps. À Soultz (l’une des deux centrales géothermiques historiques), la teneur en lithium est de l’ordre de 180 mg par litre. Dans quelques mois à venir, grâce à notre pilote, on pourra dire s’il y a une capacité d’extraction à 15 ans. L’idée, c’est de passer en fin d’année à l’étude détaillée qui va nous permettre de changer de braquet et de renforcer nos chances d’aller vers une industrialisation de lithium bas carbone en Alsace", explique Mohamed Hamdani, le président d'ES Géothermie (CA 2022 : 2 millions d'euros ; une vingtaine de collaborateurs).

Lithium de France espère forer en fin d’année

Lithium de France a pour elle de la volonté à revendre. La filiale d’Arverne a levé 9 puis 44 millions d’euros et sa maison mère plus de 160. Titulaire de deux permis de géothermie et de recherche de lithium en Alsace, elle a aussi les plus fortes ambitions. Elle a entrepris ses premières explorations 3D en 2022. "Nous espérons commencer les travaux sur le premier site de forage de Betschdorf (Bas-Rhin) en fin d’année", confirme Guillaume Borrel, le directeur général de Lithium de France qui se refuse à annoncer ses objectifs en termes de forages et de centrales. Ils pourraient dépasser la quinzaine.

Guillaume Borrel, directeur général de Lithium de France — Photo : DR

"La foire aux bonnes nouvelles"

De son côté, pour parvenir à la production annoncée de 10 000 tonnes, Électricité de Strasbourg doit forer trois nouveaux doublets géothermiques en Alsace du Nord, en plus des deux préexistants. Bousculé sur ses terres par les ambitions des nouveaux entrants, l’énergéticien strasbourgeois ne cache pas son agacement : "Nous sommes prudents. Contrairement à ceux qui lèvent des fonds, nous n’avons pas annoncé de grands chiffres. Ceux qui annoncent des extractions de lithium dès 2026, c’est un peu la foire aux bonnes nouvelles", estime Mohamed Hamdani.

La géothermie de retour un jour à Strasbourg ?

Prudence. Tel est le mot d’ordre de l’énergéticien historique alsacien. Il faut dire que les séismes induits par les expérimentations géothermiques de Fonroche Géothermie en périphérie strasbourgeoise, qui avaient conduit à la cessation définitive de son activité en 2020 par décision préfectorale, n’ont pas fait que trembler le sous-sol et les murs. Les esprits ont été durablement marqués. L’amateurisme de l’industriel a mis un coup d’arrêt à la géothermie profonde dans la proximité de l’Eurométropole strasbourgeoise. Electricité de Strasbourg avait elle-même abandonné son forage et ses projets de géothermie à Illkirch, à quelques kilomètres de là, avant même l'arrêté préfectoral, rappelle Mohamed Hamdani.

Mohamed Hamdani, président d’ES Géothermie — Photo : Anne Milloux

Arverne, l’actuel détenteur des permis Fonroche, exclut de reprendre les activités géothermiques à Vendenheim : "Ce n’est pas d’actualité. Mais la question est davantage de savoir si l’Eurométropole strasbourgeoise pourra un jour bénéficier de la richesse de son sous-sol. Il est trop tôt pour le dire et c’est complètement compréhensible, il y a des plaies encore ouvertes et des stigmates suite à Vendenheim. Il faut laisser le temps au temps. Pour l’instant nous sommes focalisés sur nos projets en Alsace du nord. Peut-être que, quand nous y aurons démontré que la géothermie profonde peut être développée de façon parfaitement maîtrisée, alors le sujet pourra revenir sur la table plus au Sud", entrevoit Guillaume Borrel, le directeur général de Lithium de France.

En Alsace du nord, des élus motivés

Dans le nord de l’Alsace justement, certains élus accueillent avec empressement les projets des uns et des autres. La communauté de communes de l’Outre-Forêt (16 000 habitants) est en train de modifier son PLU pour créer une zone d’activité de plus de 50 hectares. Son objectif ? Bénéficier des futurs puits de géothermie des différents opérateurs pour alimenter un réseau de chaleur à destination de clients industriels, et installer sur son emprise une usine de raffinage de lithium.

1 500 à 2 000 emplois directs pour l'Outre-Forêt

"Nous devons fixer des entreprises sur 40 hectares, il nous faudrait idéalement deux poids lourds qui auront besoin de beaucoup de chaleur dans leur process industriel. On estime que la zone pourrait créer 1 500 à 2 000 emplois directs, sans oublier la contribution fiscale", s'enthousiasme Paul Heintz, le président de la communauté de communes de l'Outre-Forêt, qui a dû faire appel, fin d’année dernière à une agence de "stratégie d'influence" parisienne pour vendre le projet aux 16 000 habitants de la communauté de communes. Ils ont tous été destinataires d’un document explicatif à la veille de Noël afin de calmer les esprits. L’Adira, l’Agence de développement de l’Alsace, s’est quant à elle mise en chasse d’industriels.

La centrale géothermique de Soultz-sous-Forêt exploitée par Électricité de Strasbourg — Photo : ES

Un partenariat entre Électricité de Strasbourg, Eramet et Lithium de France

Pour le volet "lithium" de la zone d’activité, "il n’y aura pas deux usines de raffinage sur notre zone. Nous apporterons les clients auxquels les deux énergéticiens vont pouvoir vendre leurs calories et on mettra une structure de raffinage où les deux acteurs pourront transformer leur chlorure de lithium. Il faudra construire un partenariat entre Électricité de Strasbourg, Eramet et Lithium de France. On aura effectivement besoin de la production de Lithium de France et Électricité de Strasbourg pour assurer la rentabilité du site de purification", estime l’élu. "Il est trop tôt pour parler de raffinage, nous n’en sommes qu’au début. C’est un sujet qui reste à traiter", tempère de son côté Mohamed Hamdani, chez Électricité de Strasbourg.

Un premier site de conversion de carbonate de lithium en Europe

À la frontière allemande, Viridian projette d’installer le premier site européen de conversion de carbonate de lithium (importé essentiellement dans des saumures du Chili et d’Argentine, dix fois plus concentrées que les saumures alsaciennes) en hydroxyde nécessaire à la production de batteries européennes. Une brique "complémentaire" à l’écosystème qui se met en place. Rémy Welschinger espère pouvoir produire dans le port de Lauterbourg d’ici mi-2027 et à terme avoisiner les 28 000 tonnes par an. Un contrat d’approvisionnement "à définir" avec le fabricant de batteries Verkor serait en discussion, portant sur près de 40 000 tonnes sur six ans. "En Europe, nous allons connaître des contraintes sur l’empreinte carbone des batteries qui vont être utilisées. Si elles sont produites sur le sol français et que toute la chaîne de valeur en amont possède des sites de fabrication en France, nous aurons les cellules de batteries qui auront l’empreinte carbone la plus faible au monde", estime le dirigeant de Viridian qui vante aussi le modèle "très attractif" développé par l’État français pour faire émerger la filière.

"La France, un modèle attractif"

Initialement estimé à 200 millions d’euros, le montant de l’investissement prévisionnel de Viridian a été réévalué à 300 millions d’euros. "Nous allons voir comment la loi Industrie verte peut impacter de manière très positive notre besoin de financement. Pour un projet comme le nôtre, le crédit d’impôt pourrait atteindre les 40 %. Cet outil, voté au mois de janvier et approuvé par la Commission européenne, est je pense l’un des outils les plus puissants qui existe au monde, devant les États-Unis et clairement devant nos voisins européens", estime Rémy Welschinger.

Un écosystème

Et c’est tout un écosystème qui se met en place à l’échelle du territoire. La start-up Geolith, lauréate de l’appel à projets Première Usine, enchaîne les levées de fonds (3,5 millions d’euros en fin d’année auprès d’un family office allemand et d’un fonds qatari et une autre de 20 millions d’euros en cours), afin de lancer les travaux de son site de production de filtres à lithium à Haguenau (Bas-Rhin) en 2026. Tournée vers l’international, grâce à son partenaire historique Albemarle, la start-up compte ouvrir rapidement des représentations à Houston et Santiago du Chili, mais elle a également entrepris plus localement des discussions avec Lithium de France. "On collabore avec eux depuis le début parce qu’ils n’ont pas forcément de technologie encore affirmée, ils ont beaucoup de possibilités pour eux. On espère en être une", se positionne son dirigeant Didier Muschalle.

Dans le Sud, l’opposition des élus

Mais l’épisode Fonroche calamiteux a laissé des traces et à Mulhouse, c’est le projet d’alimentation en géothermie du site industriel de Stellantis et potentiellement d’extraction de lithium opéré par Vulcan qui doit faire face à la résistance des élus cette fois. La proximité du site d’enfouissement de Stocamine, une ancienne mine de potasse qui abrite 40 000 tonnes de déchets toxiques, inquiète. Alexandre Richard, directeur des opérations de Vulcan en France a pris acte mais souligne : "C’est la forme qui a principalement gêné les élus du territoire". Quant à Stocamine : "Il y a un problème de pollution sur ce site (inclus dans la demande de titre minier) et, bien évidemment, on n’envisage aucunement de procéder à des projets de géothermie sur ce site-là (le permis de recherche porte sur plus de 400 km2)", explique Alexandre Richard.

Le site d'extraction de Vulcan à Landau, en Allemagne — Photo : DR

500 000 batteries en Allemagne

A Landau en Allemagne, à une centaine de kilomètres au nord de Strasbourg, Vulcan a investi 50 millions d’euros dans une première usine pilote d’extraction de lithium pour une capacité de 50 tonnes par an de chlorure de lithium. Le site de raffinage est installé à Francfort. Le minier dispose d’une douzaine de permis de recherche en lithium. À horizon 2028, l’industriel espère forer 24 puits et produire 24 000 tonnes d’hydroxyde de lithium, l’équivalent de 500 000 batteries, avant de monter en puissance. Pour un investissement de 1,4 milliard d’euros.

"La saumure ne respecte pas les frontières"

Vulcan est en conclusion de sa levée de fonds. La banque européenne vient d’annoncer fin février un soutien à hauteur de 500 millions d’euros de couverture de la dette. Et Vulcan se verrait bien profiter de sa longueur d’avance, côté alsacien. "La saumure ne respecte pas les frontières. Et nous avons une chance : la technologie qu’on a mis en œuvre côté allemand sera immédiatement duplicable en Alsace", argumente Alexandre Richard. Le groupe australien vient néanmoins d’essuyer un premier revers : sa demande de permis de recherche de lithium en Alsace du nord "Les Cigognes" a été rejetée au profit de celle déposée par Lithium de France. L’industriel ne s’interdit pas de procéder à un recours "pour comprendre" la décision des autorités françaises.

Les cours du lithium, hors sujet

Du côté de Lithium de France, on regarde "d’un bon œil" les premiers résultats obtenus par Vulcan sur les saumures allemandes. Et la volatilité des cours du lithium, passés en quelques mois de 70 000 dollars à 14 000 dollars en 2023 n’est, de part et d’autre du Rhin, pas un sujet d’inquiétude. "Les cours du lithium sont aujourd’hui la représentation d’une situation géographiquement très centrée sur la Chine. Il y a un besoin de lithium qui va aller en s’accroissant si on veut décarboner notre mobilité. C’est un enjeu de souveraineté économique pour la France et pour l’Europe. Car la production européenne de lithium est quasi nulle malgré la multiplication du nombre d’implantations de sites de production de batteries sur tout le territoire européen", pose Guillaume Borrel pour Lithium de France.

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