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Sarah El Haïry : "La biodiversité est restée dans l'angle mort de nos modèles d'affaires trop longtemps"
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Sarah El Haïry secrétaire d’État à la biodiversité "La biodiversité est restée dans l'angle mort de nos modèles d'affaires trop longtemps"

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Dans la foulée de la présentation par la Première ministre Élisabeth Borne de la stratégie nationale biodiversité, fin novembre, la secrétaire d'État à la biodiversité Sarah El Haïry a réuni plus de 200 entreprises au ministère de la Transition écologique. Objectif : lancer un appel en faveur de la biodiversité afin de stopper l'effondrement du vivant et promouvoir une économie régénérative.

Sarah El Haïry, secrétaire d'Etat à la Biodiversité : "Près de 50 % du PIB mondial est lié aux services rendus gratuitement par la nature" — Photo : David Pouilloux

La Première ministre Élisabeth Borne a présenté la stratégie nationale biodiversité 2030, fin novembre. Que retenir en particulier de ce moment ?

Notre stratégie nationale biodiversité a été bâtie en s'appuyant sur les forces et les faiblesses des deux précédentes stratégies, mais dans un cadre nouveau, et avec une méthode différente. Nous avons tenu à mobiliser l'ensemble des acteurs du sujet, en faisant d'abord un bilan de ce qui a marché et de ce qui n'a pas marché. La stratégie nationale pour la biodiversité 2030 vise à décliner l'accord international adopté à Montréal par la COP15 au niveau national et poursuivre l'engagement de la France en faveur de la biodiversité. Le fait que la planification écologique soit portée par la Première ministre, à Matignon, c'est la garantie d'avoir le vent dans les voiles pour avancer.

Quel écueil souhaitez-vous éviter pour réussir, là où les deux stratégies précédentes n'ont pas donné de résultats probants ?

La plus grande difficulté, quand on est au secrétariat d'Etat à la biodiversité, c'est d'imaginer que tout va être conflictuel, avec d'autres ministères, comme ceux de l'Industrie, de l'Economie ou de l'Agriculture, parce qu'ils auraient des intérêts divergents. Le Secrétariat général à la planification écologique est impliqué et il garantit l'interministérialité de notre stratégie. Nous avons besoin de la puissance interministérielle pour accompagner les transformations nécessaires. Enfin, notre Première ministre Élisabeth Borne a été ministre de l'Écologie. Son expérience et son engagement sur ce sujet sont des atouts.

Quels sont les moyens mis en œuvre ?

Je tiens à souligner que nous avons 1,2 milliard d'euros d'augmentation pour l'eau et la biodiversité, en 2024. C'est historique. Près de 2,5 milliards d'euros sont mobilisés dans la cadre du fonds vert pour les collectivités. Ma feuille de route est de piloter cette stratégie nationale, ainsi que le plan Eau, et ce dans le cadre d'une mission confiée par le Président de la République et la Première ministre, sous la direction du Ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, Christophe Béchu.

"Nos objectifs sont très ambitieux et on n'y arrivera pas sans les entreprises"

Quelles sont les étapes clés de la stratégie gouvernementale ?

Le vivant est une des premières victimes du dérèglement climatique et, en même temps, une des solutions. Le premier temps de notre action sera consacré à stopper l'effondrement du vivant. Nous allons mettre en place des mesures très fortes : la réduction des pollutions, la baisse de 50 % de l'utilisation des pesticides et la diminution de la pollution lumineuse de moitié d'ici à 2030. Nous avons aussi l'objectif de zéro artificialisation nette qui a beaucoup fait parler de lui et est essentiel pour arrêter de bétonner des zones naturelles. Nous mettons en place 500 opérations coups de poing contre les espèces exotiques envahissantes.

D'où vient cet éventail de mesures ?

Notre stratégie repose sur la science. Cinq grandes pressions pèsent sur le vivant et provoquent la disparition de la flore et de la faune dans nos écosystèmes : la destruction et l'artificialisation des milieux naturels, la surexploitation des ressources naturelles dont fait partie le trafic illégal, le changement climatique, les pollutions des océans, eaux douces, sol et air, et enfin l'introduction d'espèces exotiques envahissantes.

Quelle sera l'étape qui suivra l'endiguement de l'effondrement dont vous parlez ?

Le deuxième volet de notre action est consacré à régénérer la nature partout où c'est possible. Nous planterons, par exemple, un milliard d'arbres d'essences variées et adaptées au climat futur, et ajouterons 50 000 km de haies nets, restaurerons 50 000 hectares de zones humides. Nous tablons sur 10 % de zones de protection forte sur l'ensemble de notre territoire, sur terre comme en mer. Nous annoncerons prochainement la création d'un parc national de zones humides.

Votre première édition des Roquelaure Entreprises et Biodiversité vient de se tenir à Paris. Quelle place pour les entreprises dans votre stratégie ?

Pour y arriver, on a besoin de la mobilisation de tout le monde, du monde économique en particulier. Nos objectifs sont très ambitieux et on n'y arrivera pas sans les entreprises. Le Roquelaure des entreprises et de la biodiversité, qui s'est tenu au sein de mon ministère, est la première étape de mise en œuvre de la stratégie nationale biodiversité qui a été présentée par la Première ministre. Plus de 200 entreprises pionnières ont répondu présent.

"On estime que près de 50 % du PIB mondial est lié aux services rendus gratuitement par la nature"

Le sujet de la biodiversité et entreprises est assez nouveau…

En effet, il faut le reconnaître : la biodiversité est restée dans l'angle mort de nos modèles d'affaires trop longtemps. Non pas que les chefs d'entreprise soient insensibles à la question de la nature, ce n'est pas le cas du tout. Mais le monde économique a encore très peu intégré sa dépendance au vivant. Pourtant, on estime que près de 50 % du PIB mondial est lié aux services rendus gratuitement par la nature. Quelques secteurs l'ont compris, comme le monde agricole et l'agroalimentaire, mais en réalité, des secteurs entiers sont très dépendants sans le savoir. Le témoignage de grandes entreprises de la cosmétique, dont les produits sont en majorité issus de la nature, est néanmoins la preuve que certains acteurs ont pleinement conscience de l'enjeu, et s'investissent depuis des années dans la protection du vivant.

Quel est le risque pour une entreprise de ne pas mesurer cette dépendance ?

Il y a une fragilité, ou, en tout cas, un risque de fragilité de leur modèle économique. C'est ce que j'ai appelé la variable inconnue. On ne peut pas tenir un modèle économique avec une variable inconnue. Cette levée d'un tabou, cette mise en lumière de la dépendance au vivant, est aujourd'hui vraiment nécessaire. La nature joue un rôle important dans le chiffre d'affaires des entreprises, qu'elles en aient conscience ou pas. De l'industrie minière à l'agriculture, en passant par la finance, tous nos secteurs d'activité sont concernés. Il en va aussi de notre souveraineté industrielle. La prospérité de nos entreprises, le maintien de nos emplois, sur les territoires, dépendent en grande partie de la santé de notre environnement et de l'état de notre biodiversité.

Jusqu'où cette vigilance peut-elle aller ?

Demain, ne nous trompons pas : des actionnaires pourraient se retourner contre des dirigeants parce qu'ils n'ont pas intégré les risques environnementaux et donc leurs dépendances à la nature dans leur business model. Dans les domaines de l'assurance, de la banque, des investissements, on regarde de près aujourd'hui l'implication des entreprises sur les sujets liés à la RSE. Le climat a occulté la question de la biodiversité, en prenant beaucoup de place, mais la question de la nature va devenir prégnante. Ces sujets sont jumeaux.

Parmi les 200 entreprises présentent à la première édition du Roquelaure entreprises et biodiversité, on trouve beaucoup de grands groupes, comme L'Oréal, Bel, Dalkia, Eramet, Kering, Carrefour, la MAIF, etc. Pourquoi ce choix ?

Mon objectif est clair : que les grands groupes français intègrent dans leur chaîne de valeur la protection de la biodiversité. Ils ont un poids énorme dans notre économie, et donc un impact important par les choix qu'ils font et une forte capacité d'entraînement. Par ailleurs, dans leurs relations contractuelles et partenariales avec nos TPE, nos PME et nos ETI, je souhaite qu'ils manifestent leur exigence sur cette "variable" de la nature. Ces 200 entreprises sont nos pionnières. Elles peuvent entraîner avec elles des centaines d'autres entreprises. Certaines, fortement dépendantes aux services de la nature, la mettent déjà au cœur de leur stratégie. Elles utilisent des matériaux biosourcés, renouvelables, financent des opérations de préservation de la nature, créent des fonds nature ou soutiennent des ONG. Ce sont des exemples à suivre.

"Mon objectif est d'avoir 5 000 entreprises engagées pour la nature d'ici à 2030"

Quel intérêt peut avoir une entreprise à fournir des efforts en ce sens ?

Dans les années à venir, pour rester concurrentiel, il faudra de toute façon investir ce champ. Idem pour recruter de jeunes talents, qui sont de plus en plus nombreux à être sensibles à ces sujets. Comment imaginer, dans une période de forte tension sur les recrutements, que l'implication d'une entreprise dans la protection de l'environnement, ne soit pas un critère d'attractivité, un critère qui permet de faire la différence ? Par ailleurs, un tel investissement sert la marque employeur, mais aussi l'image de l'entreprise vis-à-vis des clients.

Quel est votre objectif à court terme ?

L'engagement des entreprises, quelle que soit leur taille d'ailleurs, est important. Mon objectif est d'avoir 5 000 entreprises engagées pour la nature d'ici à 2030. De mon côté, j'ai pour mission de mettre en place 40 mesures et 200 actions. Mais d'ici-là, nous travaillons avec les entreprises qui sont engagées sur six chantiers thématiques : matériaux, bâtiment et construction, textile, cosmétique, énergie et agroalimentaire. Ces groupes permettront notamment d'évaluer notre dépendance à la biodiversité. Ils permettront également de déterminer des leviers d'action, des opportunités, des projets de territoire à soutenir. Lors de la première édition du Roquelaure des entreprises et de la biodiversité, le président d'un groupe international a proposé que les appels d'offres de l'État, qui représentent 100 milliards d'euros par an, intègrent dans leur cahier des charges des critères liés à la protection de la biodiversité. C'est une bonne idée, qu'il faut creuser.

Votre objectif à plus long terme ?

L'objectif ultime, c'est que l'économie française soit une économie régénérative, une économie qui assure notre prospérité, et l'avenir de nos enfants. Plus largement, je souhaite créer un mouvement de confiance en mobilisant les entreprises, les ONG, les associations, les collectivités, les scientifiques, et les citoyens. Et la réussite de notre projet se jouera dans la proximité, au plus près de nos territoires.

France # RSE # Collectivités territoriales # Politique économique