Salima Benhamou : "La crise sanitaire pourrait favoriser le développement d'entreprises virtuelles"
Interview # Prospective

Salima Benhamou économiste au sein de France Stratégie "La crise sanitaire pourrait favoriser le développement d'entreprises virtuelles"

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Télétravail, organisations virtuelles, recours aux travailleurs indépendants, entreprise apprenante : la crise sanitaire a modifié en profondeur le fonctionnement des entreprises. Pour Salima Benhamou, économiste au sein de France Stratégie, l’épidémie de coronavirus favorise le développement de nouvelles organisations du travail.

L’économiste Salima Benhamou (France Stratégie) est experte sur les questions liées aux mutations des entreprises et du travail — Photo : DR

La crise sanitaire invite les entreprises à revoir leur organisation. Quels modèles pourrait-elle favoriser, selon vous ?

La crise sanitaire a montré à quel point la capacité des entreprises à se réorganiser rapidement, à revoir leur processus de production, voire à proposer d’autres produits et services, était importante. Il y a eu bien sûr le déploiement massif du télétravail, notamment pour assurer la continuité des activités des entreprises. Même si le télétravail a été mis en place à marche forcée durant la crise, beaucoup de dirigeants d’entreprise et de salariés y voient maintenant beaucoup d’avantages (économique, conciliation vie privée-professionnelle, gain de temps, considération environnementale, redynamisation des territoires, etc.). Le télétravail va continuer à se développer. Toutefois, le télétravail n’est pas une organisation du travail. Il ne modifie pas les processus de production, de coordination et les systèmes de décisions d’une organisation. C’est juste une nouvelle modalité du travail à distance qui va se développer davantage dans des organisations du travail classiques et déjà existantes.

Vous estimez que la crise peut favoriser un nouveau modèle, celui d’entreprise virtuelle. Qu’est-ce que c’est ?

Ce modèle préexistait déjà à l’étranger et la crise va enclencher son mouvement. Il préfigure l’émergence d’une nouvelle organisation du travail où les modes de coordination sont assurés uniquement par les membres qui participent à un projet bien spécifique. Il n’y a aucune hiérarchie managériale. Les travailleurs sont souvent en free-lance, possèdent un très haut niveau d’autonomie, un haut niveau de formation et, surtout, un savoir suffisamment codifiable et explicite pour qu’il soit transmissible facilement à distance, comme les ingénieurs, les datascientists, les développeurs de logiciels.

"Ces nouveaux travailleurs proviennent des quatre coins du monde et se connectent à travers une plateforme pour travailler sur un projet spécifique"

Ces nouveaux travailleurs proviennent des quatre coins du monde et se connectent à travers une plateforme pour travailler sur un projet spécifique. Ils peuvent par exemple améliorer la conception d’un produit ou d’un service, d’un nouveau procédé pharmaceutique, de nouveaux jeux vidéo, etc. Ce modèle pourrait, suite à la crise, intéresser de nombreuses entreprises françaises et beaucoup de jeunes diplômés. C’est le scénario que j’ai qualifié de "boom des plateformes apprenantes" à horizon 2030. Son développement se fera de manière progressive en fonction des spécificités des activités. Il peut passer par la mise en place d’un mode hybride, avec une partie de l’organisation virtuelle, puis basculer vers un modèle d’organisation 100 % virtuelle. Le développement de ce modèle aura des implications profondes sur le marché du travail, tant sur plan du statut juridique qui régissent les contrats de travail de ces travailleurs que sur le plan des conditions de travail.

Y a-t-il d’autres modèles d’organisation du travail de type plateforme qui vont se diffuser davantage en France ?

Oui, je pense aux modèles de type Uber ou Amazon Mechanical Turk qui sont des plateformes de production ou de services qui s’adressent principalement à des personnes sans qualification particulières. Ce modèle d’organisation du travail reste très profitable pour les entreprises qui les mettent en place, on l’a vu pendant la crise ! Il a encore de très beaux jours devant lui. En somme, on va connaître demain une coexistence de modèles d’organisation à la carte. Les entreprises choisiront celui qui conviendra le mieux à leur environnement et au contexte.

"L’organisation apprenante est un modèle particulièrement adapté à des environnements hautement imprévisibles"

Les impacts sociaux et économiques que j’ai décrits dans mon étude prospective sur les organisations du travail en 2030 seront énormes comme l’a été l’organisation taylorienne en son temps. Selon qu’on les aura ignorés ou bien anticipés, ils pourraient mettre en question la stabilité sociale et politique ou permettre de construire un avenir profitable au plus grand nombre.

L’entreprise apprenante fait partie de vos sujets de recherche. La crise renforce-t-elle la pertinence de ce modèle ?

L’organisation apprenante est un modèle qui vise à développer continuellement les capacités d’apprentissage de tous ces membres. Ce modèle est particulièrement adapté à des environnements hautement imprévisibles et le monde de demain sera de plus en plus instable, avec des changements parfois très brutaux (crises économiques successives, crises géopolitiques, concurrence accrue, percées technologiques…). Même si on est en retard en France sur ce modèle par rapport aux pays d’Europe du Nord et scandinaves, je pense que la crise a montré que ce modèle était non seulement possible, mais que c’était le modèle le plus adapté aux défis de demain. Plusieurs entreprises l’ont adopté bien avant la crise, comme Favi, une entreprise du secteur de la métallurgie basée dans la Somme, qui fait travailler ses salariés en équipes autonomes, tout en étant très performante dans son secteur. D’autres l’ont adopté durant la crise parfois sans même le savoir, à l’instar des hôpitaux. D’autres y songent sérieusement, que ce soit dans le secteur privé ou dans les collectivités territoriales.

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