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Marianne Tordeux Bitker (France Digitale) : "Le retour à la rationalité dans les levées de fonds fait du bien !"
Interview France # Industrie # Levée de fonds

Marianne Tordeux Bitker directrice des affaires publiques à France Digitale "Le retour à la rationalité dans les levées de fonds fait du bien !"

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La chute des levées de fonds ne l’inquiète pas… mais la rassurerait presque. La directrice des affaires publiques de France Digitale Marianne Tordeux Bitker y voit plutôt un retour à la normale quasi-salutaire, après l’emballement des années Covid. Pour elle et pour son association, qui représente à la fois des start-up et des investisseurs, le principal combat n’est donc pas tant d’endiguer la fuite du capital-risque que de stimuler la demande pour les solutions technologiques des jeunes pousses françaises. Un "devoir collectif" auquel se soustraient encore trop souvent les grands groupes et les pouvoirs publics, selon elle.

Pour Marianne Tordeux Bitker (France Digitale), la baisse des levées de fonds depuis un an est moins un problème pour les start-up que leur difficulté à accéder à la commande publique, comme privée — Photo : Maxime Chermat

Les levées de fonds ont baissé de moitié au premier semestre 2023 en France. Est-ce que ce retournement brutal du capital-risque a semé un vent de panique au sein de France Digitale et de ses membres ?

Non, car cette situation n’est pas très étonnante, après les deux années exponentielles que nous avons vécues, marquées par des valorisations d’entreprise très élevées et des délais d’investissement très courts. Le marché est un peu devenu fou après le Covid-19. Pour ne pas passer à côté d’une belle boîte, les investisseurs devaient faire des déclarations d’intention ou monter au capital en 24 heures. Sauf que valoriser une entreprise et se projeter avec elle dans la durée, ce n’est pas une décision que vous prenez rationnellement en une journée. Aujourd’hui, on assiste clairement à un ralentissement de la vélocité sur l’analyse des dossiers, et à un retour à la normale des cycles d’investissements. Cette rationalité-là fait du bien !

Quand une start-up lève 100 millions d’euros, il faut en effet qu’elle ait les reins solides pour les dépenser ensuite. Une telle somme met une pression de dingue sur les équipes, pour qu’elles réalisent les objectifs correspondants. Or, pendant un certain temps, on disait aux entreprises : "Franchement, sois un peu plus ambitieuse, ne lève pas seulement 20 M€, mais 50, parce que tu peux les avoir" ! Mais, derrière, il faut être en capacité de délivrer ce qui est attendu de vous quand vous collectez autant d’argent. C’est pourquoi je trouve positif de revenir à la raison, ce qui revient à se demander : "De combien, réellement, j’ai besoin, pour quelle ambition et pour quels résultats possibles" ? Le tout, sans perdre l’hypercroissance de vue.

Pour autant, la chute des levées de fonds n’est pas sans conséquence sur l’activité même des start-up…

Sur l’emploi, il y a eu des licenciements, on ne va pas le nier. Mais les entreprises continuent à avoir des plans de recrutement – les profils recherchés sont juste différents. Dans les RH, par exemple, une scale-up ne va plus avoir besoin de dix "talent acquisition managers", c’est-à-dire des recruteurs. Elle va plutôt se mettre en quête de personnes capables de réorganiser le personnel, d’accompagner les managers dans le repositionnement de leurs équipes.

Mais, sinon, globalement, une boîte ne va pas s’arrêter de fonctionner, parce qu’elle n’a pas bouclé son tour de table. Elle va juste devoir s’organiser différemment. Tout l’enjeu des start-up, dans ce contexte, est de savoir combien de temps elle peut tenir sans nouvelle levée et comment elle réadapte son plan de structuration en attendant. C’est un échange qu’elles doivent avoir avec leurs investisseurs actuels.

Mais vous ne craignez pas des liquidations pures et simples de start-up au sein de la French Tech, du fait de cette soudaine frilosité des investisseurs ?

On n’en voudra jamais à un banquier de ne pas avoir suivi une PME classique qui n’avait pas de chiffre d’affaires. De la même manière, on ne peut pas reprocher à un fonds de capital-risque de ne pas avoir remis au pot d’une start-up qui n’a pas trouvé son marché. Une entreprise innovante n’a pas pour seul horizon de lever des fonds. Elle est quand même là pour faire du business, et donc du chiffre d’affaires ! La vraie question à se poser, aujourd’hui, pour elle, c’est donc : "Qui va acheter mes solutions ?" Parce que le meilleur argent reste celui des clients.

"Nous avons un devoir collectif à apporter des débouchés à nos start-up. C'est là-dessus que nous devons maintenant mettre tout le poids du corps."

Dans ce cadre-là, les entreprises innovantes qui risquent la défaillance seraient plutôt celles qui n’ont pas eu accès à une commande publique, parce que la procédure était trop longue, trop complexe, pas adaptée. Ce sont aussi des start-up à qui un grand groupe a demandé une preuve de concept – ces tests d’innovation hyper-personnalisés, qui prennent un temps fou avant d’être qualifiés… et qui finalement ne débouchent sur aucun achat privé.

Il y a un vrai travail à mener sur tous ces sujets. Que ce soit au niveau des grands groupes, des ETI, des PME, des start-up entre elles, comme des pouvoirs publics, nous avons un devoir collectif à apporter des débouchés aux solutions technologiques développées par nos start-up françaises et européennes. C’est là-dessus que nous devons maintenant mettre tout le poids du corps.

Que proposez-vous alors pour faire avancer les ventes de la French Tech et soutenir la demande ?

Chez France Digitale, nous travaillons beaucoup, par exemple, autour d’un texte européen en cours d’élaboration, le "net zero industry act". Nous voudrions y insérer le principe de préférence européenne dans la commande publique. Parce que si les Chinois achètent chinois, et les Américains achètent américain, je ne sais pas trop qui achètera les solutions européennes…

Nous œuvrons donc pour essayer d’ouvrir des vannes réglementaires, instaurer des exceptions, pour inclure davantage les start-up dans les appels d’offres, etc. Mais cela demande aussi de créer toute une culture et de structurer tout un écosystème autour des entreprises de la tech.

Du côté du financement, réclamez-vous quand même des actions aux pouvoirs publics, pour tenter d’enrayer la baisse des levées de fonds ?

La tendance actuelle vient notamment du fait que les États-Unis sont un peu sortis des gros tours de table. Il faudrait donc voir comment créer un terrain favorable à des alternatives européennes aux grands fonds américains. Je pense que, en France, l’initiative Tibi 2 y participe. Elle doit permettre de mobiliser 7 milliards d’euros, avec un effet de levier d’environ 35 Md€.

C’est aussi l’objectif de "Scale-up Europe" (à travers l'"initiative Champions technologiques européens", NDLR), mis sur pied par cinq États et la Banque européenne d’investissement. Ensemble, ils comptent déployer 3,75 Md€ supplémentaires. J’y vois toutefois un gros frein dans l’immédiat : ce programme vise les fonds qui ont au moins 1 Md€ d’actifs sous gestion. Sauf que le continent en compte très peu de cette taille… Le dispositif est génial, mais sa cible paraît donc un peu anticipée. Il faut dire que Scale-up Europe a été imaginé il y a deux ans, en plein dans la petite euphorie de 2021. Tout le monde est donc parti bille en tête sur cet objectif ambitieux. Maintenant il faut changer son fusil d’épaule, ce qui n’est pas forcément évident à l’échelle de l’UE !

Mais, dans tous les cas, il n’y a pas de fatalité à se dire que "l’Europe n’y arrivera jamais". La France est déjà très en avance. Il faut continuer à travailler pour ne pas perdre notre avantage. Et ne pas oublier non plus que l’on reste très en retard sur le Royaume-Uni (près de 7 Md€ encore levés au premier semestre 2023, contre 4,2 Md€ pour la France, selon EY, NDLR). Car si l’on adore dire que l’Hexagone est le premier pays européen pour l’attraction des capitaux, il faut reconnaître que le Brexit nous arrange bien en la matière.

France # Industrie # Levée de fonds # Conjoncture # Capital # Innovation