Baisse des levées de fonds : les start-up à l’heure de vérité
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Baisse des levées de fonds : les start-up à l’heure de vérité

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Elles ont affolé les compteurs pendant deux ans. C’est désormais tout l’inverse qui se produit : les levées de fonds donnent des sueurs froides aux start-up, confrontées à des investisseurs plus frileux et des tours de table moins généreux. Un retournement de situation brutal qui annonce des lendemains difficiles pour les entreprises innovantes.

Les investisseurs ne se précipitent plus pour financer les start-up : le montant des levées de fonds au premier semestre 2023 a fondu de moitié sur un an, selon le cabinet EY — Photo : Andrey Popov - stock.adobe.com

Elle était en selle pour intégrer le club très fermé des licornes françaises. Mi-2022, la start-up Luko semblait lancée au grand galop vers cet horizon qui en fait cavaler plus d’une : atteindre le milliard de dollars de valorisation. Une lubie pour cette jeune pousse de l’assurtech, née quatre ans plus tôt ? Pas vraiment : à ce moment-là, l’entreprise, décidée à disrupter l’assurance habitation, revendique 450 000 clients en France, Allemagne et Espagne. Avec 72 millions d’euros levés en trois tours de table et une double acquisition tout juste bouclée (rachat de l’allemand Coya et du français Unkle), elle a déjà son ticket dans le FT120, ce classement annuel des start-up tricolores les plus prometteuses. Mieux, le 15 juin 2022, sous les projecteurs du salon Vivatech de Paris, Luko remporte le Grand Prix des "Next Unicorn Awards" - comprendre que la pépite parisienne est désignée, littéralement, comme la "prochaine licorne", parmi 100 entreprises en lice. Bref, elle est "la scale-up au plus haut potentiel cette année", se réjouit-elle alors par communiqué de presse.

Las, un an plus tard justement, cette image de pépite en devenir est bel et bien écornée. Procédure de sauvegarde et rachat dans la foulée : fini le cavalier seul, Luko rentre dans le rang et rejoint l’écurie d’Admiral Group (représenté sous la marque L’Olivier Assurance en France). Le britannique prend les rênes pour moins de 15 millions d’euros, selon la presse. Une broutille pour une start-up un temps valorisée 250 millions.

Le malheur de Luko ? Avoir lancé sa levée de fonds la plus ambitieuse au pire des moments. Au printemps 2022, l’entreprise, endettée, se met en quête de 100 millions d’euros. "La rentabilité sur notre marché nécessite du temps et de l’argent : 8 à 10 ans et 100 à 150 millions d’euros", se justifie le PDG Raphaël Vullierme. Les investisseurs ne lui laisseront ni l’un ni l’autre. Le tour de table est un échec. Le début de la fin.

Sale temps sur les levées de fonds

Rétrospectivement, et à son corps défendant, Luko est devenu le symbole d’un secteur d’activité (la fintech) et d’une catégorie d’entreprises (les start-up) en proie aux doutes et au vertige, face au durcissement soudain des conditions de financement. On le serait à moins : au premier semestre, les jeunes pousses de la finance et de l’assurance ont collecté 673 millions d’euros, selon l’Observatoire de la fintech. Deux fois moins qu’un an auparavant. L’étude y voit le début d’une "phase inédite" dans la courte histoire du secteur. Il n’est pourtant pas le seul pour qui l’argent frais vient à manquer. En réalité, c’est toute la mécanique du capital-risque qui est en train de se gripper.

Un rapide coup d’œil au dernier baromètre du cabinet EY suffit à s’en rendre compte : au premier semestre 2023, le montant cumulé des levées de fonds en France, estimé à 4,26 milliards d’euros, a, lui aussi, été tout bonnement divisé par deux en un an. Un assèchement spectaculaire provoqué par l’évaporation des collectes supérieures à 100 millions d’euros : l’étude en a dénombré 7 en six mois (3 fois moins que l’an dernier), d’une valeur totale de 975 millions d’euros (en baisse de 78 %). Dans le lot, aucune n’a dépassé la barre des 300 millions d’euros. Cinq entreprises y étaient parvenues début 2022.

"Les fonds privilégient désormais la rentabilité, plutôt que la croissance à tout prix."

Mais les ennuis des start-up ne se résument pas qu’à une histoire de gros sous, insiste, dans un rapport distinct, In Extenso Innovation Croissance. À ces sommes décevantes s’ajoutent des délais rallongés (6 à 9 mois pour conclure une opération, contre 4 à 6 auparavant), des valorisations dégradées et "des sorties relativement bouchées", notamment du côté des introductions en Bourse. Bref, "l’attentisme" est de rigueur. Normal : la période est à la prudence.

Principal responsable de cette soudaine glaciation : le tourbillon inflationniste qui souffle sur l’économie mondiale depuis plus d’un an. La hausse des prix fait peser un climat d’incertitudes, marqué par la déprime de la demande et la remontée des taux d’intérêt. Résultat : "des prévisions à la baisse dans les entreprises, un coût de l’argent plus élevé et une prudence accrue des banques", résume Bertrand Distinguin, président associé de la société de gestion Go Capital. Aux États-Unis, certains établissements ont d’ailleurs fait les frais de ce renversement de situation, à l’image de la Silicon Valley Bank (SVB), spécialisée dans le financement… des start-up, et emportée par la faillite à la mi-mars.

Pour couronner le tout, la récente "phase de turbulences sur les valorisations des sociétés cotées", notamment celles du numérique et de l’informatique, a fragilisé "les grands fonds, très sensibles à ces évolutions", complète Guillaume Meulle, associé chez XAnge. D’où, selon lui, la disparition des opérations XXL constatée en début d’année. Mais, nuance-t-il, les investisseurs ne sont pas les seuls à avoir déserté, et "pétrifié", le marché : "Les entrepreneurs aussi se sont organisés pour passer cette période. Ils ont géré de façon plus serrée leur cash et ont diminué leurs coûts, pour étendre leur runway" (leur cycle de financement). Avec l’espoir de mener leur prochaine collecte sous des cieux plus cléments. Retour à la réalité dans les start-up Temporiser et rationaliser ? Une question de survie désormais pour des start-up guère habituées à la sobriété en matière de levées de fonds, après deux années de records en série. Dans un témoignage rare, publié sur LinkedIn, en février dernier, le fondateur du rennais Klaxoon se livrait ainsi, tout en pudeur, sur cette amère expérience. Matthieu Beucher espérait amasser 100 millions d’euros, début 2022, pour son entreprise d’outils collaboratifs. Il n’en trouvera que 15 auprès de ses partenaires historiques. Après cette déconvenue, c’est "retour aux basiques : place au modèle de croissance à l’équilibre, écrit-il. […] On revisite toutes nos dépenses, on challenge tous nos coûts, sans transiger sur la qualité de service". Mais sans s’éviter non plus "plusieurs départs, […] avec des tensions à gérer à tous les étages". L’emploi, première variable d’ajustement pour les jeunes pousses ? Rien d’étonnant pour Patricia Braun, la présidente d’In Extenso Innovation Croissance : "Quand vous rationalisez les charges, la masse salariale est une ligne généralement loin d’être neutre. On peut donc s’attendre à ce que les entreprises et leurs investisseurs passent en revue les recrutements, ceux déjà réalisés comme ceux à venir." Signe des temps, après vingt mois consécutifs dans le vert, l’emploi dans la French Tech a connu une première saignée en décembre (843 postes détruits), suivie d’une seconde, plus nette, en avril (-3 500), selon un décompte de Numeum, basé sur un échantillon de plus de 10 600 start-up. Mais compresser les équipes ne suffira pas. Pour sortir indemne de cette tempête, "la clé, c’est de finaliser la R & D et le produit, de sorte à aller vite sur le marché et faire du chiffre d’affaires, pour absorber une partie des charges", éclaire Patricia Braun. Un "retour aux fondamentaux" qui ne va pas forcément de soi dans l’univers des start-up, obnubilées par leurs recettes brutes plus que par leurs marges nettes. "On a quand même des entreprises qui affichent 170 millions d’euros de chiffre d’affaires pour une perte de 130 millions d’euros…", glisse-t-elle. Ce genre de stratégie devient compliquée à justifier, car "les fonds privilégient désormais la rentabilité, plutôt que la croissance à tout prix". "Pour une entreprise, le meilleur financement reste le bon de commande." Guillaume Meulle abonde, mais se refuse à tout jeter des années fastes 2021-2022. "Cette période a permis de faire émerger des entrepreneurs français plus ambitieux, plus affûtés, mieux préparés à la levée de fonds, qui était un grand sujet pour eux, auparavant." Mais, lui aussi estime que la tech doit se rendre à l’évidence, aujourd’hui, et revoir ses priorités : "Pour une entreprise, le meilleur financement reste le bon de commande", assène l’investisseur. Marianne Tordeux Bitke ne dira pas le contraire. Elle semble même soulagée de voir revenue une "rationalité qui fait du bien". Et pourtant, comme directrice des affaires publiques de France Digitale, elle porte la voix des start-up désormais sevrées de fonds. Mais, reconnaît-elle, "le marché était un peu devenu fou après le Covid-19. Il y a eu un emballement de tous les côtés. On disait, par exemple, aux entreprises de se montrer plus ambitieuses - de lever 50 millions d’euros, au lieu de 20. Mais il faut avoir les reins solides pour dépenser cet argent ensuite ! On retrouve maintenant la raison. Ce qui revient à se demander : de combien j’ai réellement besoin, pour quelle ambition et pour quels résultats possibles ?"

Et pas question, pour France Digitale, de rejeter la faute du marasme actuel sur les investisseurs : "On n’en voudra jamais à un banquier de ne pas avoir suivi une PME qui n’avait pas de chiffre d’affaires. C’est pareil pour le capital-risque et les start-up", évacue Marianne Tordeux Bitker. Elle aussi préfère enjoindre les jeunes pousses à "trouver leur marché. L’horizon d’une start-up ne se limite pas à lever des fonds, elle est quand même là pour faire du business ! La question centrale à se poser, c’est donc : qui va acheter mes solutions ? Nous devons mettre tout le poids du corps sur cet enjeu." Un "devoir collectif" qui devrait mobiliser tout le monde, à ses yeux, des grands groupes aux pouvoirs publics, en passant par l’Union européenne.

Des raisons d’espérer… ou pas ?

De là à dire que la chute des levées de fonds n’est pas un problème en soi, il n’y a qu’un pas… que Patricia Braun n’hésite pas à franchir. "Il ne faut pas oublier que le flux des transactions se maintient", rappelle-t-elle. Et, en effet, à y regarder de plus près, la fonte du capital-risque en valeur ne s’est pas accompagnée d’un assèchement des volumes : le nombre d’accords conclus au premier semestre 2023 (395, selon EY) a rebondi (+9,1 %), au point d’atteindre son plus haut niveau en deux ans. Mieux : les levées les plus modestes (inférieures à 20 M€) ont connu un franc succès (338 M€ collectés, +12,9 %), à rebours donc de la tendance générale. "Les investisseurs répondent présent, mais que sur les très très bons dossiers", traduit Guillaume Meule.

Cette résistance du financement à l’amorçage réjouit aussi Patricia Braun. "Le capital-risque revient vers l’accompagnement de projets intéressants, sans y mettre de sommes faramineuses. On voit également que certaines technologies restent financées, notamment celles qui vont permettre la transformation de notre société", à l’image des deeptech (innovations de rupture), de la cleantech (transition écologique), l’énergie ou la santé. Autant de secteurs qui bénéficient, par ailleurs, du soutien de l’État et de l’Europe.

"Les augmentations des taux d’intérêt vont finir par toucher le marché du capital-risque."

Autre signe d’espoir : les investisseurs eux-mêmes ont encore les poches pleines. Au niveau mondial, "l’industrie du private equity a terminé 2022 avec un record de 3 700 milliards de dollars (3 390 Md€) d’argent disponible à investir", relevait le cabinet de conseil Bain & Company en avril dernier. Quelques mois auparavant, In Extenso Innovation Croissance avait évalué les capacités de financement des fonds de capital-risque français à 11 milliards d’euros. D’ailleurs, preuve que l’argent coule encore à flots : malgré son décrochage sur un an, le montant des levées reste nettement supérieur à son niveau d’avant-coronavirus (+52,7 % par rapport à début 2019).

Mais gare aux effets de la politique monétaire : son durcissement devrait achever d’éclater la "bulle Covid", prévient Guillaume Meulle. En 2021, sa société XAnge avait réussi à se constituer une enveloppe de 220 millions d’euros, plus du double de la précédente. Une marche qui pourrait être plus difficile à franchir à l’avenir. "Évidemment que les augmentations des taux d’intérêt vont finir par toucher notre marché et impacter les prochaines collectes des fonds eux-mêmes. Les grands investisseurs institutionnels sont déjà en train de procéder à des réallocations de leurs actifs : ils surpondèrent les produits de dette par rapport à l’equity", signale-t-il. Résultat, cette conjoncture, marquée par la lutte contre l’inflation, pourrait faire perdre trois ans à la French Tech, estime le député Paul Midy, dans un rapport sur les entreprises innovantes. Selon ses calculs, ce sont ainsi près de 21 milliards d’euros qui pourraient échapper aux start-up d’ici 2025, du fait de la dégradation de leurs conditions de financement.

Dans ces circonstances, il sera quand même difficile, pour la French Tech, d’éviter la casse. Patricia Braun s’inquiète, en particulier, pour les start-up positionnées sur des secteurs à faible impact ou peu innovants (comme les marketplaces ou les RH)… mais aussi pour les fameuses licornes. "Elles vont devoir réfléchir à leur repositionnement et leur développement commercial, prédit-elle, le tout en essayant de maintenir leurs forces face à la concurrence." À moins qu’elles ne fassent le choix de la consolidation. Sur un marché de la fusion-acquisition en pleine ébullition, "on voit de plus en plus d’opérations entre start-up", confirme Guillaume Meulle.

Manger ou être mangé, telle pourrait donc bien être l’autre question de l’année pour ces entreprises. La banque d’affaires Avolta a déjà compté quelque 200 rachats entre janvier et juin. Une suractivité encore jamais vue, pour des prix qui, eux, ont rarement été aussi bas : le montant médian de ces opérations ne s’élevait plus qu’à 15 millions d’euros au printemps - près de trois fois moins qu’il y a un an. De quoi aiguiser les appétits des uns et briser les rêves des autres. Car, comme Luko l’a appris à ses dépens, les champions d’hier ne sont plus forcément les licornes de demain.

# Industrie # Levée de fonds # Conjoncture # Capital # Innovation