Les défis industriels pour relancer la filière nucléaire en France
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Les défis industriels pour relancer la filière nucléaire en France

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L’atome est de nouveau en odeur de sainteté en France. La modernisation du parc nucléaire tricolore et la construction de nouveaux réacteurs redonnent des perspectives à une filière qui en manquait cruellement depuis des années. Pour les industriels, cette nouvelle volonté politique amène d'immenses défis. À commencer par celui du recrutement. Le nucléaire français va devoir recruter pas moins de 100 000 personnes.

La décision de relancer le nucléaire en France entraîne un besoin de recrutement de 100 000 salariés dans les dix ans pour la filière. Un défi énorme pour cette industrie qui emploie aujourd'hui 220 000 personnes — Photo : EDF

"On sent une vraie volonté que la filière française participe au programme de relance du nucléaire avec le soutien des autorités et du Gifen, se félicite Jean-Jacques Depuydt, président de Fives Nordon ACPP, fabricant de systèmes de tuyauterie et de chaudronnerie industrielles. Pour une fois, j’espère que l’on va jouer la carte France". Troisième filière industrielle française, le nucléaire bénéficie de "perspectives dynamiques très largement liées au programme domestique français", explique Olivier Bard, délégué général du Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (Gifen).

D’une part, cette industrie va bénéficier du prolongement de la durée de vie du parc existant, avec la poursuite des investissements pour l’entretien du patrimoine des réacteurs dans la perspective de les exploiter "jusqu’à 60 ans, voire de regarder dans quelles conditions ils pourraient aller au-delà", détaille Olivier Bard. D’autre part, un programme de construction de nouveaux EPR2 a été lancé. "On renoue avec la construction de nouveaux réacteurs de dernière génération de manière programmatique avec l’objectif d’atteindre progressivement le rythme d’un réacteur par an en France via la construction de six EPR2 d’ici 2050, et, à l’étude, la construction de huit EPR2 supplémentaires pour viser 14 réacteurs d’ici 2050".

Innovations de rupture

De nouvelles solutions complémentaires sont également à l’étude, avec la construction de SMR (small modular reactor), ces petits réacteurs de moindre puissance au sein du programme Nuward porté par EDF, TechnicAtome et Naval Group. Autre programme d’innovation de rupture, les XAMR (Extrasmall advanced modulas reactor). Positionnée sur ce marché des petits réacteurs à neutrons rapides dits de 4e génération, capables de produire à la fois de l’électricité (entre 30 à 40 MW) e de la chaleur, ainsi que d’éliminer les déchets nucléaires de très longue vie, l’entreprise Naarea (170 salariés à ce jour et 200 d’ici fin 2023) ambitionne d’en produire 400 par an. Pour réussir cette production en série, l’entreprise basée à Nanterre, dans les Hauts-de-Seine, lauréate de l’appel à projets France 2030 pour lequel elle a reçu une subvention de 10 millions d’euros vient de finaliser la première phase de son "jumeau numérique", développé avec Dassault Systems avant de dévoiler le premier prototype en 2027. "Techniquement, on a chaîné tous les calculs, c’est un vrai accélérateur de temps", indique son directeur général adjoint David Briggs. Des solutions qu’Olivier Bard qualifie d'"avancées prospectives et disruptives, complémentaires avec les réacteurs de puissance. Cela nous met dans une perspective de relance enthousiasmante pour toutes les entreprises". Ainsi, le plan de charges sur dix ans passerait "de 10 milliards d’euros à 30 % de plus", estime le délégué général du Gifen.

50 ans d’activité

Pour Jean-Jacques Depuydt, la filière nucléaire présente le mérite d’offrir une belle visibilité sur le long terme. "Il y a peu d’industries où l’on peut se dire on a 20 ans de construction et 60 ans d’exploitation et donc plus de 50 ans d’activité devant nous !" Le groupe nancéien Fives Nordon, qui avait réalisé 126 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2022 et travaille à 80 % pour le secteur du nucléaire, a planifié un programme de 40 millions d’euros d’investissement jusqu’en 2029. Objectif : être prêt en 2026 à démarrer la préfabrication de lots de tuyauteries nécessaires aux EPR2. Dans l’attente d’un soutien de la Région Grand Est, elle a d’ores et déjà débloqué une enveloppe de 15 millions d’euros afin d’agrandir et de moderniser son site historique de production de 30 000 m² et doubler ainsi sa capacité de production, investir dans une nouvelle machine de cintrage par induction et dans le digital pour automatiser les process et utiliser l’IA pour gagner du temps et être capable de détecter les défauts avant de les générer. Jusqu’alors sans programme nucléaire, l’entreprise avait "limité ses investissements". Aujourd’hui positionnée sur le programme des EPR2, elle doit "investir en avance de phase", sans avoir signé de commande majeure au préalable : si elle en a d’ores et déjà pris sur l’ingénierie, les appels d’offres sur la réalisation sont en cours. Elle espère des conclusions sur un premier lot d’ici la fin de l’année ou tout début 2024, partage le dirigeant. Pour Julien Féja, PDG de la société gardoise basée à Bagnols-sur-Cèze Groupe D & S (400 salariés), qui regroupe sept sociétés spécialisées dans la maîtrise du risque en milieu nucléaire, le "nouveau nucléaire" consistant majoritairement en la construction neuve de réacteurs n’enclenchera pas de marchés directs mais aura des effets secondaires incontestables pour l’entreprise. Les clients de Groupe D & S, des exploitants comme Orano ou le CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), auront de nouveaux projets, tels que le démantèlement de leurs usines vieillissantes ou l’extension de celles-ci. "De fait, nous aurons du travail, se rassure-t-il. Le nouveau nucléaire exigeant des installations nouvelles de recherche et de production".

"C’est un marché que l’on regarde avec attention car il va y avoir des débouchés commerciaux"

Pour d’autres, pour qui le marché reste à la marge, l’expectative reste de mise. Richard Thiriet, président de l’entreprise CNI basée à Montoir-de-Bretagne dans les Pays de la Loire qui conçoit des pièces métalliques sur mesure pour ses clients (11 millions d’euros de CA en 2022) et réalise 2 à 5 % de son activité dans le nucléaire envisage très sérieusement de réinvestir la filière. "C’est un marché que l’on regarde avec attention car il va y avoir des débouchés commerciaux. Je pense que l’on va s’y positionner, mais c’est une stratégie de long terme. Cela ne peut pas être une stratégie immédiate car elle ne générera pas d’activité à court terme", explique le dirigeant. Ainsi, pas question pour lui d’y aller "tête baissée car cela demande énormément de vérifications". Depuis vingt ans, les contraintes liées à la sûreté des dispositifs ont en effet renforcé la complexité de la filière. "Les exigences techniques de contrôle sont énormes", admet le dirigeant,

Le secteur du nucléaire impose aux entreprises de nombreuses exigences, sachant que "de nombreuses entreprises de la filière travaillent pour d’autres secteurs, pour certaines à plus de 80 %", selon Olivier Bard. Plurisectorielles, "ces dernières apportent beaucoup à la filière en termes de vision et d’expérience. Le fait de travailler pour d’autres secteurs peut aider la filière à se standardiser et à être plus efficace", à l’image d’une usine d’assemblage aéronautique ou automobile. C’est bien là l’un des premiers défis à relever pour la filière : répondre aux enjeux de standardisation et d’industrialisation. Soit relancer des séries, faire de la performance industrielle et de l’excellence opérationnelle et travailler en partenariat entre les entreprises. "C’est important pour faire du nucléaire de façon efficace dans un contexte d’augmentation de la demande de production d’électricité", détaille Olivier Bard. L’objectif étant de doubler les capacités dans le monde d’ici 2050 et de reconstituer la filière nationale.

Vision politique à long terme

Des enjeux d’autant plus stratégiques que la filière nucléaire, constituée de plus de 2 500 entreprises – dont 500 pour lesquelles le secteur constitue le cœur de métier – et à plus de 80 % de PME et TPE, n’a pas investi massivement pendant plusieurs années. "Pendant dix ans, entre 2010 et 2020, la filière a souffert d’une phase d’apathie politique et de mauvaises perspectives au cours de laquelle aucune décision n’a été prise", explique Ludovic Dupin, directeur de l’information de la Sfen, la Société française d’énergie nucléaire. Et la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, qui prévoyait de réduire la part du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % à l’horizon 2025, n’a rien arrangé. "C’était une erreur économique majeure qui a affecté la filière pour les sous-traitants chargés de la maintenance et de l’exploitation des réacteurs", commente-t-il.

"Plus les entreprises sont bas dans la chaîne de valeur de fournitures, plus elles attendent la matérialisation concrète des différentes composantes du programme de relance"

Si la relance est en route, tous les acteurs du secteur attendent que le programme se traduise dans la loi. Ainsi, pour Olivier Bard, "le lancement de cette relance reste à matérialiser. Et plus les entreprises sont bas dans la chaîne de valeur de fournitures, plus elles attendent la matérialisation concrète des différentes composantes du programme de relance". Pour le délégué général du Gifen, le premier enjeu est "la continuité dans l’attente politique et sociétale. Dans notre secteur comme dans la diplomatie ou la défense, avoir une vision long-termiste est fondamental. Cela permet aux opérateurs de s’organiser et de structurer l’exécution industrielle". La loi de programmation sur l’énergie et le climat (LPEC) est donc importante car elle définira les objectifs et les priorités d’action de la politique énergétique nationale et donnera le tempo du programme nucléaire et son ambition, un programme porté notamment par le conseil de politique nucléaire. "Tous les six mois, il donne des orientations et porte une volonté politique qui nous permet, à nous industriels, de nous caler sur son exécution", explique Olivier Bard. De cette volonté politique naîtront également des financements. Si, pour l’heure, l’Etat a contribué à hauteur de 500 millions d’euros via France 2030 au programme Nuward des SMR, de nombreux autres financements restent à trouver.

Recrutement à tour de bras

Autre conséquence de ces années de statut quo, le manque criant de main d’œuvre dans la filière. Le nucléaire, qui compte actuellement 220 000 postes, dont plus de la moitié sur des activités au cœur de la filière, doit ainsi former et recruter sans plus attendre. "Il y a un vrai enjeu de recrutement, de formation, de fidélisation et de transmission des compétences pour les dix ans à venir pour le secteur", note Ludovic Dupin. Le programme Match, outil de pilotage de l’adéquation besoins-ressources de la filière, a permis d’estimer une croissance d’activité à "30 000 postes équivalent temps plein sur sept à huit ans", tout en devant assurer dans le même temps le remplacement des partants. Soit une capacité pour la filière sur les dix ans à venir de recruter 60 000 personnes sur les métiers cœur, et donc quelque 100 000 personnes au total. "Des ordres de grandeur qui s’entendent hors gains de productivité", précise Olivier Bard. Pour Julien Féja de Groupe D & S, ce sont les questions "de compétences, de ressources humaines et de recrutement qui bloquent le plus l’entreprise et l’empêchent de se développer comme on aimerait le faire". Pour lui, "le travail est là, le budget est là, la confiance des clients aussi mais il manque les ressources. La tension est invivable, à tel point que celles-ci se piquent d’une entreprise à l’autre", confie-t-il. Le délégué général du Gifen pointe une autre difficulté pour les plus petites entreprises : "La croissance va beaucoup chez les fournisseurs et un peu moins chez les grands exploitants qui sont par nature plus attractifs. Il faut donc travailler sur ce sujet afin d’aider les ETI et PME, via par exemple des parcours de carrière".

"Former un nouveau collaborateur pour qu’il soit apte à pénétrer sur un site nucléaire représente un investissement de l’ordre de 20 000 €"

Ainsi, si certaines entreprises ont déjà commencé à recruter, d’autres attendent l’engagement du programme de relance et d’en savoir plus sur le rôle qu’elles pourront jouer. Groupe D & S a ainsi embauché 100 personnes l’an dernier. Au-delà de la problématique du recrutement, le PDG de la société gardoise constate également une "tension générale avec des ressources qui sont moins pérennes : il y a une volatilité des ressources qui sont compliquées à fidéliser dans le contexte d’inflation et de pression sur les salaires". Le chef d’entreprise espère que "l’engouement nouveau" pour la filière et l’augmentation des ressources employables viendra rééquilibrer la balance sur le recrutement et la pérennité des salariés. Ce d’autant plus que "former un nouveau collaborateur pour qu’il soit apte à pénétrer sur un site nucléaire représente un investissement de l’ordre de 20 000 €. Il faut attendre trois à cinq ans avant qu’il soit formé et employable", juge le dirigeant. En attendant, il se réjouit de voir "des écoles qui veulent relancer des filières de formation : des décuplements s’opèrent pour répondre aux besoins d’emploi" pour former ingénieurs, opérateurs et techniciens.

Besoin de formations

Plusieurs dispositifs pour développer la lisibilité et la visibilité des dispositifs de formation ont ainsi vu le jour. En atteste la création en 2021 de l’université des métiers du nucléaire qui vise à adapter l’offre de formation aux besoins de la filière, en particulier sur les compétences critiques. Depuis février 2022, un portail web des offres d’emploi, des métiers et des formations de la filière – www.monavenirdanslenucléaire.fr – est en ligne et des bourses d’étude sont distribuées aux jeunes en formation initiale afin qu’ils puissent accéder aux métiers en tension. Sur les 84 métiers cœur analysés par le Gifen dans son rapport Match, certains ont été identifiés comme en tension, dans la soudure, la chaudronnerie, la forge ou l’électricité. De son côté, l’EDEC (Engagement Développement et Compétences) vise à s’assurer du bon niveau des compétences pour construire de nouveaux réacteurs, notamment en ayant recours à l’alternance et en développant l’attractivité et la mixité de la filière. Pour pallier les difficultés de recrutement et faire monter en compétence leurs salariés, certaines entreprises se sont saisies du sujet en créant leur école, comme Fives Nordon qui a fondé sa propre académie pour former et faire monter en compétences des collaborateurs en interne en leur proposant des formations et des entraînements spécifiques. L’Académie Fives Nordon s’appuie sur de nombreux partenariats externes, comme le Pôle Formation UIMM Lorraine, des Centres de formation d’apprentis de l’Industrie, des écoles d’ingénieurs et des collèges et lycées professionnels. Poursuivant l’objectif de faire passer l’entreprise de 900 à 1 200 personnes d’ici 2026 et à 1 500 en 2029, son président Jean-Jacques Depuydt se félicite que la France ait "retrouvé de l’attractivité pour la filière". Une revalorisation d’autant plus importante que "depuis vingt ans, on a pâti d’une mauvaise image. Nous en avons beaucoup souffert et accueillons positivement le programme nucléaire sur le territoire", conclut Julien Féja.

# Nucléaire # Infrastructures # Investissement industriel # Créations d'emplois