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Le bois-énergie menace l’équilibre des forêts du Grand Est
Enquête Grand Est # Production et distribution d'énergie # Transition énergétique

Le bois-énergie menace l’équilibre des forêts du Grand Est

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Dans le Grand Est, l’Ademe pourrait mettre le holà aux grands projets recourant au bois-énergie pour décarboner l’industrie et les réseaux de chaleur. Alors que les forêts régionales apparaissent fragilisées par le réchauffement climatique, les pouvoirs publics veulent davantage encourager la production, plus vertueuse, de bois d’œuvre.

Dans le Grand Est, le bois d’œuvre capte 49 % de la ressource, devant le secteur du bois d’industrie qui regroupe papetiers et panneautiers (28 %) et le bois-énergie (23 %) — Photo : Denis Bringard

La pression monte sur les 1,9 million d’hectares de forêts du Grand Est, alors qu’industriels, collectivités, mais aussi particuliers cherchent plus que jamais à se passer des énergies fossiles. La conversion des unités de production, mais aussi des réseaux de chaleur aux énergies renouvelables est en effet gourmande en "biomasse", une ressource qui inclut les résidus de l’exploitation sylvicole, mais aussi les bois-déchets, les résidus agricoles, etc. Le territoire n’est pas pour autant si mal loti : c’est la première région productrice de bois en France. Mais c’est aussi une terre d’industrie, avec des besoins élevés qui la conduisent à mobiliser historiquement plus d’un tiers des aides de l’Ademe destinées à accompagner les grosses unités de production de chaleur à partir de biomasse (à partir de 12 giga watt/ heure/an) via l’appel à projets BCIAT (Biomasse chaleur pour l’industrie, l’agriculture et le tertiaire).

Au nord de Nancy, la papeterie Sofidel va décarboner à 95 % l’énergie nécessaire à ses cylindres sécheurs grâce à une seconde chaudière biomasse : un projet de 12 millions d’euros d’investissement cofinancé via le fonds BCIAT dont les travaux démarreront fin 2024. Il lui faudra 22 000 tonnes de plaquettes forestières par an, une ressource puisée à 80 % dans le Grand Est. Sur l’Est de la France, Dalkia, la filiale d’EDF dédiée aux services énergétiques, évoque une accélération de son activité, avec des projets signés pour 2024 nécessitant d’engager 80 millions d’euros de travaux. Son directeur Benoît Dujardin décrit un véritable "engouement pour les réseaux de chaleur" dans les collectivités, avec pour Dalkia, un enjeu visant à "leur garantir un prix plus stable avec les énergies renouvelables qu’avec les énergies fossiles".

Principe de précaution

Pourtant, les acteurs pourraient être contraints de revoir leurs ambitions à la baisse, tant dans le Grand Est les massifs sont fragilisés. "Il serait erroné de comparer nos forêts à un champ de pétrole vert. Le réchauffement climatique ralentit la pousse des bois et les rend plus vulnérables aux insectes parasites comme les scolytes qui ont durement frappé notre territoire", expose Pascal Triboulot, vice-président de Fibois Grand Est, l’interprofession de la filière forêt-bois. L’Inventaire forestier national, publié fin 2023, montre que dans le Grand Est, le solde entre la production naturelle de bois, les prélèvements et la mortalité est quasi nul sur la période 2013-2021. "Nous étions plutôt habitués à des taux de +1 à 2 mètres cubes par hectare et par an, des niveaux qu’on retrouve encore en Occitanie et dans les Hauts-de-France", commente le vice-président de Fibois.

"Ça va être plus compliqué avec la mise en route d’une troisième unité de fabrication."

L’Ademe pourrait donc revoir ses aides en conséquence au niveau régional. "C’est le principe de précaution qui prévaut désormais dans le Grand Est, dans l’attribution de nouveaux financements pour des projets de grande ampleur recourant à la biomasse. Sur notre territoire, l’Ademe n’accompagnera que les projets exemplaires ou reposant sur un mix associant récupération de la chaleur fatale, solaire, méthanisation, géothermie et éventuellement biomasse, etc. Dans un contexte où les forêts régionales se renouvellent moins vite, il s’agit de ne pas mettre en péril l’approvisionnement des installations existantes", éclaire Antoine Sarrouille, ingénieur biomasse-énergie à l’Ademe Grand Est. Depuis 2021, en France, la crise énergétique consécutive à la guerre en Ukraine a suscité une hausse de 134 % du Fonds chaleur, une enveloppe de l’Ademe fléchée vers la transition énergétique des collectivités territoriales et des entreprises désormais établie à 820 millions d’euros en 2024.

Egger, qui achète 650 000 tonnes par an de bois, est parvenu en trois mois à modifier ses process et réduire de moitié ses besoins en sciure — Photo : Philippe Bohlinger

Panetiers et papetiers

Le graal de la biomasse sera-t-il facile à remplacer ? À Verdun (Meuse), Lactalis a engagé la décarbonation de son site Lactosérum France par la mise en service courant 2023 d’une spectaculaire centrale solaire thermique de 15 000 m² de panneaux. Elle fournit 6 % de la chaleur nécessaire à la production de poudre de lactosérum, un additif agroalimentaire d’origine naturelle. Mais c’est la construction d’une chaufferie biomasse qui fournira à terme le plus de chaleur renouvelable : environ 50 %. L’investissement est planifié à l’horizon 2026 en partenariat avec l’usine voisine du producteur de biocarburant Valtris.

Quoi qu’il en soit, la pression sur le terrain est d’ores et déjà palpable, surtout du côté des industriels pour lesquels les sous-produits issus des forêts régionales sont une matière première irremplaçable. Il s’agit de papetiers, au premier rang desquels Burgo Ardennes (Belgique), mais aussi des fabricants de panneaux de bois : Egger (Vosges), Unilin (Ardennes) et Kronospan (Luxembourg). Aude Barlier, responsable des achats de bois chez Egger, évoque "un équilibre bouleversé". Elle rappelle qu’historiquement "le rôle des panneautiers consistait à débarrasser les scieries de leurs produits connexes (sciures, plaquettes de scierie)". Or, l’experte explique qu’avec la crise énergétique, l’explosion de la demande en granulés de bois ou pellets pour le chauffage a "multiplié le prix des connexes de scierie par presque trois en 2022". Il faut dire que les appareils de bois-énergie utilisés par les ménages demeurent une variable importante dans l’équilibre de la filière, avec une consommation annuelle d’environ 3,5 millions de tonnes de bois (bûches, pellets).

Moins de sciure dans les panneaux

Egger s’est adapté, dans l’urgence. L’industriel qui achète 650 000 tonnes par an de bois est parvenu en trois mois à modifier ses process et réduire de moitié ses besoins en sciure, au profit de bois ronds issus des coupes d’éclaircie dans les forêts. Dans le même temps, il a étendu son rayon d’approvisionnement de 70 à 200 km, "ce qui pose un double problème, financier, au vu du coup des transports, et environnemental", admet Aude Barlier. La bulle du pellet s’est dégonflée depuis, sous l’effet d’hivers plus cléments, mais ses conséquences ont inquiété durablement les acteurs qui demandent à l’interprofession Fibois un état des lieux plus récent de la ressource.

Avec sa troisième ligne, Pavatex (Groupe Soprema) va consommer un total de 250 000 tonnes de bois par an — Photo : Pavatex

Le fabricant d’isolants en fibres de bois pour le bâtiment Pavatex (groupe Soprema) à Golbey (Vosges) a également besoin d’y voir clair. "Trouver 100 000 tonnes de sous-produits forestiers (plaquettes forestières et rondins d’éclaircie) pour alimenter les lignes, ce n’est pas un souci. Ça va être plus compliqué avec la mise en route d’une troisième unité de fabrication, en cours de construction. Les volumes vont passer à 250 000 tonnes par an", pointe Benoît Fritsch, directeur général de GV Bois. Cette entreprise a été créée en 2022 par le papetier vosgien Norske Skog afin de mettre son savoir-faire en matière d’achats de bois au profit d’autres industriels.

"Tout le monde doit rester libre d’entreprendre, il ne s’agit pas d’ouvrir les portes à tous les nouveaux projets bois énergie."

Les pouvoirs publics changent leur fusil d’épaule pour encourager la production de bois d’œuvre (charpentes, ossatures, huisseries, ameublement). Ce secteur capte 49 % de la ressource dans le Grand Est, devant le secteur du bois d’industrie qui regroupe papetiers et panneautiers (28 %) et le bois-énergie (23 %). Philippe Ruch, ingénieur forestier interrégional à l’Ademe, considère que "le bois d’œuvre est vertueux", car il joue un rôle de "puits de carbone" en stockant le CO2 dans le bâtiment sur une longue période, tandis que parallèlement, sa production "génère des bois plus petits issus des coupes d’éclaircie en forêt, mais aussi des connexes de scierie (écorces, plaquettes de scierie, sciures, etc.)". L’ingénieur forestier souligne que "certains de ces sous-produits peuvent être utilisés comme bois d’industrie, pour la fabrication de panneaux de bois ou de pâte à papier" et que tout au bout de la chaîne, "les résidus ultimes et les bois non valorisables ni en bois d’œuvre, ni en bois d’industrie sont utilisés en bois-énergie (pellets, plaquettes forestières, bûches, etc.)".

Pour stimuler la filière du bois d’œuvre, l’Ademe a lancé des aides à l’investissement dans le séchage des bois d’œuvre, ainsi qu’un appel à projets lié à l’industrialisation des systèmes constructif bois. Il y a du pain sur la planche, car selon Fibois, 40 % des bois utilisés dans le Grand Est pour la construction sont importés.

Bon sens paysan

À Champ-le-Duc (Vosges), la scierie Gaiffe a réussi le tour de force de relocaliser ses approvisionnements, à raison de 200 000 mètres cubes de bois jusqu’à présent importés de Finlande et de Suède. L’entreprise est positionnée sur un créneau particulier, celui de la fabrication de lames de terrasse, lames de parquet, bardages extérieurs, lambris, etc. La conversion du fabricant de papier journal Norske Skog en cartonnier lui a ouvert la voie. "Nous avons repris les flux de bois ronds de petits diamètres que le papetier utilisait en trituration, une ressource qui s’avérait tout à fait adaptée à nos besoins", pointe Jérôme Gaiffe, co-gérant de l’entreprise. La scierie familiale a investi 60 millions d’euros dans des lignes de sciage, des unités de séchage alimentées par une centrale de cogénération biomasse dont la mise en service est prévue en mai 2024. Ses nouvelles capacités de séchage lui ont ouvert de nouveaux marchés, celui des fabricants de poutres en lamellé-collé. Le chef d’entreprise regrette toutefois le manque de "bon sens paysan" dans la gestion de la ressource forestière et invite à rester vigilant "même si tout le monde doit rester libre d’entreprendre, il ne s’agit pas d’ouvrir les portes à tous les nouveaux projets bois énergie, au risque de déstabiliser une filière".

Dans les Vosges, la scierie Gaiffe a réussi le tour de force de relocaliser ses approvisionnements, à raison de 200 000 mètres cubes de bois jusqu’à présent importés de Finlande et de Suède — Photo : Yvon Meyer Photographies

Black-pellets

Ses propos résonnent comme en écho à ceux du président Emmanuel Macron qui a annoncé le 24 septembre 2023 la conversion de la centrale thermique au charbon de Saint-Avold (Moselle) à la biomasse à l’horizon 2027. Son propriétaire, Gazel Energie (groupe EPH) planifiait cet hiver de premiers tests avec des "black-pellets", des granules de bois à haut pouvoir calorifique fabriqués notamment par FICA HPCI sur la bioraffinerie de Pomacle-Bazancourt (Marne) à partir de résidus forestiers. Si Gazel Energie exploite déjà à Gardanne (Bouches-du-Rhône) une centrale thermique convertie à la biomasse, ses besoins colossaux en bois – 850 000 tonnes par an en vitesse de croisière – l’ont contraint à réaliser une nouvelle étude d’impact environnemental.

La ressource en déchets de bois (bois B) constitue-t-elle une alternative ? Vraisemblablement non. Selon l’Ademe, il n’existe plus de possibilité de nouveaux projets dans le Grand Est, alors que Norske Skog va mettre en service en avril une centrale biomasse consommant 250 000 tonnes par an de bois B, que les panetiers captent d’importantes quantités de cette ressource et que l’Allemagne, ex-exportateur, la valorise désormais à l’intérieur de ses frontières.

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