Nouvelle-Aquitaine
Le bâtiment en ordre de bataille pour recycler ses déchets
Enquête Nouvelle-Aquitaine # BTP

Le bâtiment en ordre de bataille pour recycler ses déchets

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Avec la mise en place début mai de la Responsabilité élargie du producteur (REP) au secteur du bâtiment, tous les acteurs sont contraints à modifier leurs habitudes. Les enjeux économiques et environnementaux sont majeurs, plus encore dans une région qui a vu sa quantité de déchets issus du bâtiment bondir de 15 % ces dernières années. La filière s'organise pour s'emparer du vaste chantier qui s'annonce.

En Nouvelle-Aquitaine, les déchets PMCB ont représenté 12 millions de tonnes en 2021, soit plus de la moitié de tous les déchets générés — Photo : Péna-Laugery

La nouvelle est plutôt bien accueillie, sur le principe, par les entreprises qui voient d'un bon oeil les progrès dans le recyclage de leurs déchets. "Si on nous propose davantage de points de collecte tout en payant moins cher, nous sommes favorables" résume Cyril Raffetin, président de la commission régionale environnement à la fédération française du bâtiment Nouvelle-Aquitaine (FFBNA) et gérant d'Aquitaine Maison Bois, en Gironde.

À l'instar des emballages, des piles, du papier ou des appareils électroniques qui furent les premiers produits concernés par le recyclage dès les années 1990, le bâtiment entre dans la grande famille des secteurs dotés d'une filière "Rep", pour "responsabilité élargie du producteur", ainsi que la loi Agec (anti-gaspillage et pour l'économie circulaire) le prévoit. Inspiré du principe pollueur-payeur, le dispositif rend tous les acteurs - fabricants, distributeurs, importateurs - responsables de l'ensemble du cycle de vie des produits et matériaux de construction du bâtiment (PMCB), qu'ils soient destinés aux ménages ou aux professionnels. Tout comme une machine à laver est reprise gratuitement, il en sera de même pour les PMCB, y compris des professionnels. La filière est financée par une éco-contribution répercutée sur les prix de vente en amont et orchestrée par quatre éco-organismes agrémentés par l'État.

Objectifs in fine : réduire l'impact carbone en recyclant davantage en quantité et en diversité, réduire les dépôts sauvages, prévenir la saturation des décharges.

Les moyens mis en œuvre : un maillage densifié des points de collecte (rendus par exemple obligatoires sur toutes les surfaces de vente de plus de 5 000 m2), la gratuité de la reprise des déchets PMCB, un tri affiné pour une qualité de matière optimisée pour le recyclage, des gestionnaires de déchets encouragés à élargir le panel de matériaux de 5 à 7 flux : papier/carton, plastique, bois, verre, métal, et désormais minéraux et plâtre.

La moitié des déchets de la région

L'enjeu est de taille : en Nouvelle-Aquitaine, les déchets issus du BTP représentent plus de 12 millions de tonnes par an, soit plus de la moitié des déchets générés selon les chiffres 2021 de la Cerc (Cellule économique régionale de la construction). Depuis 2015, ils ont bondi de plus de 15 % et sont trois fois plus importants que les déchets ménagers, en raison de l'accroissement de l'activité sur le territoire. Les tonnages les plus importants proviennent de matières inertes (béton, pierres…), mais aussi du bois, du métal, du plâtre, des isolants, du plastique… Les déchets du bâtiment (hors travaux publics), particulièrement ciblés par la nouvelle réglementation, représentent 3,35 millions de tonnes. Bonne nouvelle : des circuits de valorisation existent, sachant que la loi relative à la transition énergétique fixe le taux de valorisation à 70 % mais ils demeurent hétérogènes selon les flux. Les déchets inertes obtiennent un taux de valorisation élevés dans la région (74%), mais les autres catégories demeurent autour de 40%.

La Nouvelle-Aquitaine est déjà dotée d'un certain nombre d'acteurs, tant en termes de gestionnaires de déchets - qui récupèrent, trient et massifient (479 sites répertoriés en 2021, 437 déchetteries publiques ouvertes aux professionnels du BTP, plus de 90 déchetteries professionnelles) - ; qu'en termes d'entreprises capables de les valoriser. 80 % des déchets du bâtiment sont ainsi tracés et captés par les infrastructures en 2021, quand ils n'étaient que 49 % en 2015. Mais il reste une énorme marge de progression dans le réemploi et la valorisation, qui passe incontestablement par des progrès en matière de tri.

L’enjeu du tri

"Le tri sur les chantiers, surtout les petits, n’est pas encore entré dans les mœurs", constatent Victor Grizo-Martinez et Etienne Quifille, deux jeunes entrepreneurs à la tête de Clean, leur société basée à Estillac (Lot-et-Garonne) créée en 2022 et dédiée précisément à inverser la tendance. À 22 et 23 ans, ces petits-fils et fils d’artisans ont saisi l’opportunité de la Rep pour se lancer, accompagnés par le gestionnaire de déchets marmandais Tri Garonne Environnement (2 M€ de CA en 2019). " Nous intervenons comme intermédiaire en disposant sur les chantiers le matériel nécessaire - bennes ou big bags -, sélectionnons les filières de recyclage en privilégiant les circuits courts." Une solution qui, d’emblée, a trouvé preneur. "Nous sommes surtout contactés par la nouvelle génération, plus sensible à la question environnementale et consciente, aussi, que désormais dans les appels d’offres il faut montrer patte blanche en matière de recyclage. Mais cela représente beaucoup d’efforts demandés à toutes les professions. Or, tout le monde n’est pas multitâche." Clean., qui compte déjà le bailleur social bordelais Domofrance (249 M€ de CA en 2021, 710 salariés) parmi ses clients, intervient dans tout le Sud-Ouest et vise toutes les tailles d’entreprises ainsi que les particuliers.

Les départements ruraux sous dotés

Se pose ensuite l’épineuse question des points de reprise, avec une disparité des territoires qui laisse parfois perplexe. Jusqu’en 2022, la Creuse n’était ainsi dotée que d’un seul point de collecte professionnel, à Guéret, de Suez. Les acteurs locaux ont donc dû s'emparer du problème. Entrepreneurs, chambres consulaires, syndicats de branche (FDTD23, FFB23, Capeb23) et des collectivités gestionnaires de déchets ont ainsi créé en 2021 l’association EC3 - pour Économie circulaire de la construction en Creuse - dans le but d’anticiper la nouvelle réglementation. "Nous voulons, à terme, mailler le territoire de 11 plateformes accessibles de tous chantiers dans un rayon de 20 km maximum, et les faire financer par les EPCI sur lesquelles elles sont implantées parce que c’est aussi un argument d’attractivité du territoire", détaille Julie Etié, coordinatrice d’EC3.

Sur ce même territoire, deux plateformes ont ouvert en 2022, Reval 23 et Langladure recyclage, portées par les entreprises creusoises de travaux BTP Trullen (3,1 M€ HT de CA, 25 salariés) et Fracasso TP (1,5 M€ de CA, 13 salariés). Les neuf plateformes satellites sont espérées d’ici deux ans, la prochaine d’ici juillet 2023. "Jusqu’alors les déchetteries publiques toléraient les professionnels, mais c’est problématique à plus d’un titre : cela ne répond pas à l’obligation de traçabilité ni à celle des 7 flux, ni aux horaires des professionnels, sans parler de la cohabitation avec les particuliers et du fait que ce sont les collectivités qui paient", justifie Bruno Trullen, président de la FFB 23.

"Nous sommes un petit département avec peu d’aides et pourtant avec un gisement de 1 300 entreprises dans la construction." C’est son entreprise, BTP Trullen, qui a créé l’une des deux plateformes aujourd’hui ouverte. "Un investissement de plus de 50 % de notre chiffre d’affaires. Il faut des financements publics et privés pour mailler le territoire. Cela sert à toutes les entreprises de la Creuse, pas à enrichir Trullen et Fracasso", insiste le chef d’entreprise qui rappelle avoir mouillé le maillot. "Notre système est avant-gardiste."

Aujourd’hui, l’association EC3 compte 37 membres, elle en vise 250 auxquels elle promet, moyennant cotisation, la prise en charge des déchets y compris ceux qui ne sont pas éligibles au titre de la Rep PMCB, notamment les emballages.

Un centre dédié, unique dans la région

Autour des agglomérations, c’est le foncier qui préoccupe. Les chantiers sont nombreux, la circulation est dense. Un point de reprise doit se situer dans un rayon non pas de 20 km mais de 10 km, pour rester à portée d’une heure de trajet. "Au-delà, nous perdons l’intérêt environnemental", commente Laure Michelou, chef du service déchets et économie circulaire à la Région. "Nous avons lancé des appels à projets massifs pour financer les plateformes mais nous manquons de foncier. Ce sont des grosses structures qui coûtent cher et nécessitent de l’espace."

À Mérignac (Gironde), ce sont 2 hectares qu’occupe désormais l’écopôle Bellevue, première plateforme dite d’écologie industrielle de la métropole, entrée en fonctionnement en 2022. Ce centre de tri et de valorisation des déchets non dangereux du BTP est unique en Nouvelle-Aquitaine.

Reconnu projet d’intérêt général, soutenu par la Région et l’Ademe, il a été créé par trois poids lourds du BTP moyennant 9 millions d’euros : le groupe girondin de travaux publics Cassous (300 M€ de CA, 1 500 salariés), le groupe charentais de matériaux de construction Garandeau (160 M€ de CA, 680 salariés - qui parallèlement vient d’investir 1,7 M€ dans un atelier mobile de recyclage) et le spécialiste du transport logistique et de la gestion de déchets Brangeon (235 M€ de CA, 1 300 salariés), basé dans le Maine-et-Loire mais doté de sept antennes en Nouvelle-Aquitaine. L’écopôle est équipé d’outils capables de traiter 50 000 tonnes par an et d’en valoriser 80 %.

Nouveaux débouchés en développement

De la Rep est aussi attendu le développement de nouvelles filières. Le plâtre et la laine minérale par exemple, peinaient jusqu'à présent à pris en charge alors qu'ils se recyclent quasiment à l'infini. "La filière existe depuis 20 ans mais elle est aujourd'hui basée sur le volontariat", explique Romain Gil, chargé de la revalorisation des déchets Isover et Placo chez Saint-Gobain. Le groupe (51,2 Md€ de CA, 168 000 salariés dans le monde) dispose de trois usines de recyclage en France dont une à Cognac (Charente). "C'est la plus petite mais la plus performante en termes de volume par rapport à ses capacités." Elle traite 20 000 tonnes de plâtre par an. "Aujourd'hui, la rentabilité est extrêmement faible, c'est le volume qui changera la donne." Au rôle démultiplicateur de la Rep s'ajoute l'enjeu de l'alternative à la matière première : "Nous serons restreints pour prélever dans les milieux naturels ; les bâtiments d'hier et d'aujourd'hui sont nos carrières de demain".

Plus récemment et à plus petite échelle, la PME Homnia (8 M€ de CA, 70 collaborateurs) a pris les devants de la réglementation. En 2021, le fabricant de menuiseries a créé sa propre usine de démantèlement, Val'Homnia, avec l'objectif d'absorber la moitié des déchets de menuiseries en Charente et Charente-Maritime.

Inquiétudes et ajustements

Si tous les acteurs saluent le principe vertueux de la responsabilité élargie du producteur, la mise en œuvre nécessite du temps et des ajustements. En attendant, les dents grincent. "Le fabricant va s’inquiéter de son prix de vente, le distributeur de l’espace dévolu aux bennes, les collectivités ont besoin d’être rassurées quant aux soutiens financiers, les gestionnaires de déchets craignent de perdre des clients, les entreprises de travaux se demandent comment organiser les chantiers pour garantir le tri…", résume Vincent Desmoires, responsable sud-ouest pour l’éco-organisme Valobat. Depuis des mois, il sillonne le territoire pour prêcher la bonne parole et contractualiser. "Nous ne voulons pas changer radicalement les équilibres. Nous sommes des entreprises privées à but non lucratif ; nous ne sommes pas là pour réaliser des profits mais dépenser les recettes."

Premier hic, "nous payons l’éco-contribution dès le 1er mai 2023, mais la gratuité de la reprise des déchets ce n’est pas pour tout de suite, sachant que dans tous les cas le transport reste à notre charge et que les emballages ne sont pas concernés", dénonce Cyril Raffetin de la FFBNA, qui estime à 1 % l’augmentation des prix en moyenne en 2023, en espérant qu’elle ne dépassera pas 2 à 3 % ensuite. "Un point d’étape est prévu en 2024", confirme Vincent Desmoires. "Les taux seront effectivement revalorisés à mesure que la gratuité se mettra en place." Elle-même conditionnée au déploiement des points de reprise…

Casse-tête informatique

Les professionnels s’attendent au moins à deux ans de chantier ; le calendrier officiel table, à date, sur trois ans. "Comme pour la Rep meubles il y a quelques années", se rappelle Cédric Desforges directeur général délégué du groupe familial Péna, gestionnaire de déchets et acteur du recyclage depuis 1956 à Mérignac (127 M€ de CA, 212 salariés, 14 sites en Gironde et en Aveyron). Lui, c’est l’informatique qui le fait pester. "Les éco-organismes ont chacun des barèmes et des fonctionnements différents, certains ont des codes couleurs… À traduire sur nos ordinateurs, c’est l’enfer. Mais nous savons que, à terme, c’est une bonne chose. Pour le plastique, par exemple, nous avons encore un monde à inventer." Chaque année, le groupe familial traite 1 700 tonnes de déchets, valorisés à 93 %. Une des lignes de combustible solide de récupération (CSR) est la plus ancienne de France. "Nous sommes toujours dans l’innovation. Nous achevons juste un nouveau bâtiment dédié à la R & D."

Quelles quantités nouvelles la Rep engendrera-t-elle ? De quels matériaux ? Ni Cédric Desforges ni aucun autre acteur ne se hasarde à des prédictions, mais tous en attendent beaucoup. "Nous récupérons déjà des déchets PMCB, mais nous espérons que la Rep en apportera davantage et surtout mieux triés. La clé sera le tri en amont."

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