Lorsqu’on demande à Céline Procop, gérante depuis 2005 de la société périgourdine Guyenne Papier (45 salariés, 11,5 M€ de CA), ce qu’est son entreprise aujourd’hui, elle la résume ainsi : "un pur produit de l’évolution de la société occidentale et de son déclin". Une histoire à la richesse insoupçonnée, qui s’étale sur plus de 300 ans et entremêle familles de notables, cartes à jouer, papier fluorescent et vicissitudes industrielles des différentes époques qu’elle a traversées, non sans heurts.
Des moulins aux usines
Elle suit deux destins industriels parallèles, qui finiront par se croiser au tournant des années 2000, lorsque la famille Procop, papetiers de père en filles, sauvera Guyenne, contrainte au dépôt de bilan, des mains des papetiers doubiens Zuber Rieder. L’histoire débute bien plus tôt, au XVIe siècle, au bord de l’Isle, près du moulin de La Brugère - qui, a-t-on pu lire, aurait notamment fourni le papier ayant servi à imprimer à Bordeaux l’édition originale des Essais de Montaigne - "où l’on a d’abord fabriqué du textile tissé avant le papier", résume Céline Procop.
Elle ne bascule en revanche que bien plus tard, au XIXe siècle, à travers la famille Gaillard, exploitants du moulin des Castilloux (adresse actuelle de Guyenne), qui rachète le vieux moulin de la Brugère et construit la papeterie éponyme. Industrie, vapeur et charbon créent des produits de plus en plus complexes. La papeterie fabrique notamment l’étresse (union de deux feuilles de papier collées) des cartes à jouer Grimaud, qui se retrouveront dans les casinos de Deauville ou Las Vegas. Une nouvelle usine est construite à Corgnac-sur-l’Isle en 1910, toujours pour fabriquer du papier et imprimer des cartes.
Les années brillantes
Le papier couché ne viendra qu’après la fin de la guerre, dans la papeterie de la Brugère. Le moulin des Castilloux devient "Papeteries de Guyenne" en 1943. Une autre famille, celle du comte de Rocquemaurel, entre dans le jeu dans les années cinquante en reprenant l’ensemble des sites : le papier est fabriqué à Corgnac et couché à Guyenne.
En 1965, un nouveau procédé industriel développe la technique du couché sur chrome, un papier sur lequel on vient apposer du kaolin (pigment minéral) pour obtenir une surface ultra-brillante. Guyenne fabrique alors des étiquettes de vin, des étuis de parfum ou des paquets de cigarette de luxe. "L’entreprise gagne son ampleur dans ces années-là. La période et assez faste en raison de la progression régulière de la consommation du papier et du carton dans le monde. L’entreprise surfe sur la vague et fait travailler 400 personnes sur ses différents sites", raconte Céline Procop. Guyenne exporte le couché sur chrome dans le monde entier.
Cédée une première fois au groupe Sibille en 1986, à une période où le marché devient mature et fait face à une concurrence accrue, Guyenne commence à "accuser le coup". "Jusque-là, le site de la Brugère fabriquait son papier, mais l’activité perd en compétitivité. Le produit est cher et se fait dépasser en qualité. Le plastique et ses vernis apparaissent et certains marchés commencent à échapper au couché sur chrome", résume la dirigeante. Si bien que la fabrication du papier s’arrête et que Guyenne se met à en acheter à l’extérieur. Une coucheuse construite artisanalement permet de mettre un pied dans le papier fluorescent, sans stratégie particulière. L’activité chrome "reste la grosse cavalerie. C’est pour ça que Sibille avait racheté Guyenne et que Zuber s’y est intéressé".
Mort et renaissance
"Au moment de l’avènement de l’Europe et de l’ouverture des frontières en 1993, le marché se casse la figure. Les Allemands, très bons fabricants de papier, exportent, et on devient très mauvais", poursuit-elle. Dans les années 90, Sibille est racheté par l’entreprise finlandaise Ahlstrom (devenue Ahlstrom-Munksjö en 2017), qui ne souhaite pas reprendre l’usine des Castilloux. C’est Zuber Rieder qui en hérite, une entreprise qui fabrique notamment du packaging pour le luxe. "Zuber est arrivé dans le couché sur chrome sur le tard. Or, quand on arrive derrière tout le monde, il faut le faire avec des prix au ras des pâquerettes. Il s’est attaqué à des géants (Zanders, Ingesund…) qui ne se sont pas laissés faire". Le bilan des deux sociétés est déposé en 1995.
L’histoire pourrait s’arrêter là. Ce serait sans compter sur la famille Procop et leur riche histoire industrielle, d’abord dans le feutre de papeterie au XIXe siècle, puis en tant que grossiste à la Libération, via une société éponyme fondée à Limoges par l’arrière grand-père de Céline Procop et aujourd’hui dirigée par sa sœur Florence. En 1995, Procop rachète Guyenne, l’un de ses clients.
"En 2003, à force de litiges, de prix bas et de décrochage technologique, le couché sur chrome s’arrête et le chiffre d’affaires est divisé par trois. On s’est rabattus sur le papier fluo. C’est comme ça que j’ai commencé", détaille Céline Procop. Le déclin successif de Guyenne entraîne plusieurs phases de licenciement : en 2003, l’entreprise passe de 120 à 60 salariés. "Entre 1995 et 2005, Guyenne a connu dix ans de déficit. Tous les ans, mon père remettait 300 000 euros pour finir l’année. Au moment où j’ai racheté l’entreprise, j’ai remboursé le prix de vente mais aussi les dettes accumulées".
Un nouveau cap
Son monopole perdu, Guyenne se recentre vers des marchés de niche à plus forte valeur ajoutée pour se démarquer. Sa patronne l’assure, l’entreprise est rentable et investit chaque année l’équivalent de son résultat net (475 000 euros en 2022) en R & D et réalise 70 % de ses ventes à l’export.
En 2022, elle a lancé une nouvelle gamme, Sunibarrier, imaginée comme une alternative à l’emballage plastique. Elle souhaite poursuivre dans cette voie et "investir pour répondre aux normes du secteur agroalimentaire", principal visé. "Nous n’avons d’autre choix que d’être flexibles. Quand la balle vous passe à deux doigts de la tempe, vous percutez. Nous souhaitons faire de l’agroalimentaire notre marché principal".
Preuve ultime que les traces du glorieux passé papetier de la région dont elle fait partie, restent fragiles : si Guyenne a actuellement une dizaine de postes ouverts, les papeteries de Condat, 45 kilomètres plus loin, en suppriment 174.